« Chaque État a le devoir de rester humble ! » - L'Infirmière Magazine n° 241 du 01/09/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 241 du 01/09/2008

 

Regards croisés

Éthique

À l'occasion du 7e Sommet mondial des comités nationaux d'éthique (1), Pierre Le Coz, vice-président du CCNE, et le Pr Paul Devroey, président du Comité national belge d'éthique, confrontent leurs points de vue.

Les lois de bioéthique belges et françaises sont souvent comparées, notamment en matière d'accompagnement de la fin de vie. Pensez-vous que ces rapprochements soient pertinents ?

Pierre Le Coz : Le point de départ d'une réflexion éthique, ce sont nos émotions. Le problème avec les émotions, c'est que, selon leur intensité, elles peuvent parfois occulter d'autres valeurs et nous faire prendre des décisions qui ne sont pas forcément prudentes ou rationnelles.

La difficulté de la démarche éthique réside dans sa capacité à pondérer ces émotions les unes par les autres. Le discours qui dit : « Dans tels pays on fait ceci ou cela, alors pourquoi pas chez nous ? » est un raisonnement qui a ses limites - même si, s'agissant de l'« euthanasie », on ne peut pas être indifférent au fait que certains pays la pratiquent et donnent le sentiment de maîtriser la situation. Mais d'autres, plus nombreux au demeurant, l'interdisent ; on est donc quand même toujours renvoyé à la solitude de son choix.

À l'échelle mondiale, aucun pays de 60 millions d'habitants n'a légalisé l'euthanasie. Seuls des États aux dimensions plus restreintes (la Belgique, les Pays-Bas ou encore le Luxembourg) l'ont fait. Pour l'heure, en France, la crainte des conséquences et des dérives prédomine. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas déchirés par ce débat, mais il se trouve qu'actuellement, notre peur des effets à long terme pondère notre compassion immédiate, et qu'on tente de trouver une solution de compromis. Les Belges, déchirés eux aussi entre crainte et compassion, ont tranché entre ces deux émotions. Personnellement, je préfère la position française. Mais rien ne dit qu'elle ne changera pas sous l'influence de ce qui se passera peut-être ailleurs, dans des pays de grandes dimensions.

Paul Devroey : Bien qu'ayant globalement une connaissance scientifique et une pratique médicale identiques, nombre de pays adoptent des positions très différentes en matière de bioéthique - chaque Parlement estime sans doute que son avis est l'avis absolu... Ainsi, le don d'ovocytes est un délit en Allemagne, mais pas en Espagne. Nous ne pourrons pas éternellement faire l'économie d'un débat sur le sujet au niveau européen.

Ce constat montre que la discussion éthique se fonde sur l'émotion et qu'elle est marquée par l'histoire philosophique, religieuse et culturelle de chaque pays. Dans mon « jugement éthique », je dirais que chaque individu et chaque État a le devoir d'être très humble. Il serait d'ailleurs souhaitable d'analyser les lois des autres pour comprendre leur décision, au lieu d'être toujours convaincu que son opinion doit faire autorité...

Justement, depuis la Belgique, comment perçoit-on le débat éthique en France ?

P. D. : Ce que je ressens, c'est qu'en France on n'aborde pas les questions éthiques d'un point de vue scientifique. Les éléments philosophiques, psychologiques et émotifs sont toujours au premier plan. Concernant la recherche sur l'embryon, les discussions illustrent parfaitement cette approche. Si vous pensez que l'embryon est une personne à part entière qui possède une valeur spirituelle, vous ne pouvez pas conduire de recherche scientifique dans ce domaine. En revanche, si vous partez du fait que l'embryon est constitué de cellules, qui, une fois replacées dans l'utérus, pourront devenir une personne, le débat sera tout autre.

J'ai aussi constaté qu'ici, chacun doit convaincre l'autre que sa position est la meilleure. Bref, je n'ai pas toujours la sensation qu'il y ait un véritable dialogue ni une bonne écoute de l'autre.

Et depuis la France ?

P. L. C. : Pour ma part, j'ai plutôt la sensation que nous avons des modes de fonctionnement assez analogues. J'avais, en particulier, beaucoup apprécié l'avis belge portant sur le refus de soins chez les Témoins de Jéhovah. Le Comité belge avait alors parlé « d'alternative déséquilibrée », pour décrire le choix entre la vie, la mort ou le Salut - choix impossible s'il en est. Cette approche a beaucoup compté pour nous et nous a permis d'étayer notre réflexion sur le sujet, mais pas seulement sur celui-là. Bref, je crois que nos réflexions se nourrissent l'une l'autre et nous sommes attentifs à ce que disent nos homologues belges.

L'éthique peut-elle toujours répondre aux défis que lui lance le progrès scientifique et technique ?

P. L. C. : Le philosophe allemand Heidegger parlait « de mise en demeure de la technique qui nous libère et à la fois nous enchaîne ». D'autres, comme le philosophe belge Gilbert Hottois, ex-membre du Comité national belge d'éthique, voient dans la technique un facteur d'émancipation de l'homme, qui s'affranchit du joug de la nature.

J'ai une vision plus partagée, et j'ai le sentiment que la technique est porteuse de beaucoup de fantasmes de puissance. Or, on se rend compte que les choses ne sont pas si simples. Les progrès scientifiques et techniques nous placent devant des défis considérables. La vocation d'un comité d'éthique est de rester prudent par rapport à ces pouvoirs. Et ce n'est pas toujours aisé dans la mesure où, aujourd'hui, on valorise le « progrès » c'est-à-dire, en fait, le « mouvement » au détriment de la réflexion.

P.D. : En 1992, j'étais en France lorsque, pour la première fois, nous avons décrit la micro-injection de sperme. À l'époque, nombre de philosophes français étaient contre au motif que c'était l'être humain qui allait décider de prélever tel sperme et de l'injecter dans un ovule, et pas Mère Nature. Mais comment expliquer à une femme que ce que lui permet la science, l'éthique le lui refuse ? Alors qu'accepter que l'humain décide, c'est permettre à un couple d'avoir un enfant ! Aujourd'hui, je connais peu de gens réfractaires à la micro-injection. La science pousse l'éthique, l'éthique n'invente pas la science.

Comment rendre la réflexion éthique plus accessible aux soignants et aux citoyens qui s'en sentent parfois éloignés, voire exclus ?

P.D. : Les gens en butte à un problème médical sont, selon moi, globalement bien informés des enjeux éthiques et y réfléchissent. C'est particulièrement vrai pour ceux qui sont confrontés aux difficultés du début de la vie et de la fin de vie. Je suis toujours stupéfait de la justesse de réflexion des gens de la rue. Ils ne sont pas membres de sociétés savantes, ne sont pas élus ou ne font pas partie de l'intelligentsia mais cela ne les empêche pas de développer une vraie pensée sur des sujets très complexes.

P. L. C. : C'est une des grandes questions dont nous avons débattu lors de notre séminaire d'été en juin dernier - moment durant lequel le CCNE réfléchit sur la manière de s'améliorer. Nous nous sommes ainsi demandés si nos avis n'étaient pas parfois trop « intellectuels » et trop longs. Dans cet esprit, notre dernier et 104e avis, consacré au dossier médical personnel, avait déjà été rédigé de façon plus courte et plus « pédagogique ».

À l'avenir, nous souhaitons nous soucier davantage de poser des questions concrètes, comme la levée de l'anonymat dans le don de gamètes ou l'autorisation de la gestation pour autrui. Cependant, le chemin de la simplicité est difficile et il nous faut éviter de tomber dans la simplification. Notre travail doit d'abord clarifier les problèmes et permettre aux citoyens de comprendre ce qui se joue lorsqu'un débat surgit. À eux ensuite de se forger une opinion.

Quel est l'intérêt du Sommet mondial des comités d'éthique ?

P. L. C. : Aristote le disait en son temps, lorsqu'on a des décisions difficiles à prendre, on doit se méfier de ses propres lumières pour s'éclairer à celles des autres. L'éthique est un espace de réflexion propice à la confrontation et à l'échange d'arguments. Mais elle est aussi une porte d'entrée qui peut conduire à reconstruire et à conforter une solidarité humaine dont on a aujourd'hui éminemment besoin dans un contexte de désordre économique, écologique et d'inégalité d'accès aux soins. Au-delà même de la santé et de la médecine, cette rencontre internationale se veut un moment d'amitié entre les peuples.

P.D. : Le principal intérêt de ce sommet réside bien dans le dialogue et l'échange qu'il va susciter entre les pays. En revanche, si chacun campe sur ses positions philosophiques et religieuses, nous allons perdre notre temps ! La seule façon de bâtir des ponts de compréhension entre nous tous, et d'accepter l'autonomie de chacun, est d'avoir l'esprit ouvert. Et, pour une fois, tâchons de ne pas convaincre mais de nous laisser convaincre par des avis autres...

1- Ce sommet a lieu à Paris le 1er et le 2 septembre. Agrégé de philosophie et docteur en sciences de la vie et de la santé, Pierre Le Coz est maître de conférences à la faculté de médecine de Marseille.

Paul Devroey est professeur à l'Université libre de Bruxelles. Spécialiste de la médecine reproductive, il est également l'ancien président de la European Society of Human Reproduction and Embryology (ESHRE).

TÉMOIN

Micheline Lapp : « Mettre des mots sur les émotions »

« Je travaille dans un service de gériatrie. Le questionnement éthique est donc une démarche quotidienne, explique Micheline Lapp. Aujourd'hui, j'y suis également confrontée à titre personnel puisque ma mère, atteinte de la maladie d'Alzheimer, est désormais en fin de vie. Je m'interroge ainsi sur ce que recouvre cette ultime étape et ce qu'elle signifie aux yeux des soignants qui la prennent en charge. Il y a quelques mois, j'ai décidé de suivre une formation consacrée à l'éthique. Je souhaite qu'elle me permette de mettre des mots sur des émotions et de poser des mots au sens que je cherche. Je vois bien, en effet, que nombre de choses et d'attitudes ne sont pas justes mais comment exprimer ce sentiment, le verbaliser ?

Au quotidien, c'est très difficile à faire, car on a toujours le nez dans le guidon. En tant que soignant, on ne peut être que sensible à l'éthique du soin, pourtant je m'aperçois que l'on est souvent dans le contresens. On pense bien faire, mais en réalité on fait mal, même si c'est avec beaucoup de générosité et de compassion. »