Ils ont des chapeaux ronds... - L'Infirmière Magazine n° 241 du 01/09/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 241 du 01/09/2008

 

Vous

Vécu

Dix heures, la sueur me coule le long de l'échine ; la météo du service n'a pas grand-chose à envier à ce qui se passe dehors... Après avoir accroché ma chemise à fleurs et mes emmerdes personnelles au vestiaire, je pénètre dans l'étuve. La clim' de l'hôpital a en effet décidé de nous dire merde pour une durée indéterminée ; ça tombe bien, car cette année le mois d'août fait du zèle...

Le bronx !

Nous sommes quand même quelques degrés en dessous de la température extérieure et le bon peuple s'est donné le mot pour se rafraîchir aux urgences ; le hall d'accueil ressemble un peu à la Cour des Miracles... Fermez le pont-levis, les gars, ça déborde ! Ne sachant par où commencer, je procède par priorité et me dirige vers l'office afin de boire un café, vite fait sur le gaz. Je retrouve les ambulanciers, en plein chômage technique, qui prennent leur petit déj' au seuil d'une journée radieuse ; ils me font l'état des lieux : « C'est le Bronx, vieux ; y'a pas de lits et ça bouchonne en radio... »

Putois dans les jambes

Ça faisait longtemps qu'une telle situation ne s'était pas présentée ; au moins deux jours, si je ne m'abuse. L'effet de surprise est donc très relatif... Une fois ma tasse rincée, je me jette dans la mêlée ; en fait, je ne sais toujours pas par où commencer et je suis tenté d'aller boire un deuxième café... Mais le goût de l'aventure l'emporte ; je rejoins ma collègue qui me passe des consignes plus affinées que celles transmises par la famille Ricoré.

Bientôt, je prends en charge plusieurs personnes attendant d'être vues par le médecin. Parmi elles, un jeune SDF (deux grammes dans chaque bras, un putois dans chaque poche...), un cycliste descendu de vélo tête la première et un vieil homme pris d'un coup de chaleur... Il faut dire que, dehors, le thermomètre flirte langoureusement avec les records historiques. Les histoires d'amour m'ont toujours ému ; celle-ci me fait plutôt transpirer...

Brancards pourris

Tout ce petit monde cohabite dans une ambiance de hall de gare au bord de la crise de nerfs ; l'homme aux putois, d'ailleurs, ne tarde pas à exprimer ses doléances : « C'est quoi ce bordel... trois heures que j'attends, j'ai le cul talé à force de rester allongé... » Tu l'as dit, Jérémy ; on a beau avoir refait le service il y a peu, nous avons gardé les mêmes brancards pourris, datant du Second Empire...

Le jour de l'inauguration, le bloc nous a bien prêté du matériel un peu neuf (histoire d'impressionner le préfet et ses copains) mais depuis, on a vite récupéré nos tape-culs à roulettes... Je vous raconte pas l'épaisseur des matelas ; à faire pâlir de jalousie une limande anorexique... Bref, y'a de la rébellion dans l'air. Mais pas chez tout le monde ; le papy déshydraté a la langue trop râpeuse pour revendiquer. Quant au cycliste, sa rencontre avec le trottoir a eu le même effet qu'une matraque de CRS sur le crâne d'un sans- papier, son esprit critique est fortement en veilleuse...

Pas physionomiste

À ce stade de l'histoire, je dois vous dire qu'il y a deux drames dans ma vie : je n'ai jamais su parler aux femmes et je ne suis absolument pas physionomiste ! Ce défaut de fabrication fait que, outre une collection de râteaux digne de la meilleure jardinerie, je ne reconnais personne. Aussi, je ne réalise pas que le cycliste et le préfet (venu inaugurer le service récemment) sont un seul et même individu... Une pudeur naturelle (renforcée par un trauma crânien) retient d'ailleurs ce dernier de mettre son statut en avant et, avec une raideur maladroite, il participe à l'émission « Vis ma vie de citoyen ordinaire ».

Cependant, la nature ne tarde pas à se manifester ; confronté à une envie pressante, il me fait partager son désarroi. Tout naturellement, je lui donne un urinal, mais sa formation universitaire ne l'a en rien préparé à une telle épreuve ; en l'absence de son directeur de cabinet, il peine à tirer tout le potentiel de l'ustensile en question. Mettant cela sur le compte du traumatisme, je m'arrange pour l'envoyer en radio rapidement, après l'avoir aidé dans cette délicate manipulation. J'appelle Manu, qui vient de finir ses tartines de rillettes...

Mon camarade ambulancier, d'humeur joyeuse, chante le répertoire de sa province natale ; réfugié politique du Finistère-Nord, il pousse le brancard en fredonnant « Ils ont des chapeaux ronds, vive la Bretagne... » Habitué au Chant des partisans ou à La Marseillaise joués par la fanfare municipale, le préfet subit un choc culturel profond. L'épreuve est trop cruelle et, tout comme l'ourse Melba, il sort de sa réserve. « S'il vous plaît, jeune homme, il faudrait que je téléphone... je suis le préfet du département... »

La reine d'angleterre

Hélas, le drame personnel de Manu n'est pas moins grave que le mien ; il ne sait pas parler aux mecs et son humour est aussi subtil que son répertoire musical. Il envoie paître le malheureux cycliste : « C'est ça ; vous êtes préfet, et moi je suis la reine d'Angleterre... » Ce contact un peu rugueux avec la monarchie britannique désoriente le pauvre homme qui participe à un nouvel épisode de « Vis ma vie... » Cette fois, il s'agit de partager le quotidien d'un service de radiologie bondé ; l'expérience lui en rappelle une autre, assez ancienne. La dernière fois qu'il s'est retrouvé dans la même situation, allongé avec des inconnus grognons et râleurs, c'était il y a 53 ans. À la pouponnière de la maternité. Nostalgie, nostalgie...

« Appelez-moi le médecin ! »

De retour aux urgences, le patient (qui ne l'est plus beaucoup) a repris du poil de la bête et il est au bord de la mutinerie ; malgré un stoïcisme atavique, l'épaisseur (symbolique) du matelas finit par l'insupporter. Entre nous, ce genre de problème existerait moins si le matériel hospitalier était choisi par les utilisateurs, et non par des administratifs...

N'attendant pas le feu vert du médecin, il se redresse donc sur le brancard et, raide comme la justice, m'interpelle de façon un peu sèche. Chassez le naturel, il revient au trot attelé : « S'il vous plaît... appelez-moi le médecin responsable, tout de suite... » Ça tombe bien, j'aperçois Denis, l'assistant, qui remplace son collègue parti en Smur précipitamment. Il rentre avec les radios sous le coude. J'en profite pour jeter un oeil dessus (je parle des radios, pas du coude). Voyant mon cycliste aussi guindé, je me demande en effet s'il n'a pas avalé un parapluie. Mais non, ce n'était qu'une impression, les clichés sont normaux...

Pedigree

Ceci dit, le trot attelé se transforme en galop ; le préfet sort pour de bon de sa réserve, arrache son collier émetteur et décline son pedigree à Denis. Celui-ci a toutes les qualités que nous n'avons pas ; il sait parler aux femmes, aux hommes, à l'oreille des chevaux... et il est plutôt physionomiste. Comme il était aux premières loges pour l'inauguration du service, il n'est pas tenté un seul instant de se faire passer pour Elizabeth II.

Les événements s'enchaînent alors. Notre chef de service sort de sa tanière et vient faire le beau, accompagné du directeur de l'hôpital. De mon côté, je me trouve une foule de choses à faire, très loin de cette réunion de famille. Quant à mon camarade ambulancier, bizarrement, il reste introuvable une bonne partie de la journée...

Si sarko débarque...

Une fois le sportif retourné dans sa préfecture, Denis me chope au détour d'un couloir, mort de rire. « Alors, tu t'es lavé les yeux avec de la merde ? Si Sarko fait son jogging dans le coin et se crashe sur une peau de banane, tu bosseras encore avec une canne blanche... ? » Rigole, Anatole, on m'aura pas deux fois, j'en profiterai même pour nous faire livrer des brancards neufs en urgence. Et puis, surtout, je dirai à Manu de fermer sa gueule. Parce que s'il emmène le président à la radio en chantant « Ma grand-mère est pulmonaire », je te raconte pas les retombées...