« À chaque pays sa stratégie » - L'Infirmière Magazine n° 242 du 01/10/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 242 du 01/10/2008

 

Épidémiologie

Questions à

S'appuyant sur l'enquête européenne Esemed, Viviane Kovess souligne que la France et ses voisins n'ont pas les mêmes recettes en matière de prise en charge des troubles psychiatriques.

Quelles sont les particularités de l'enquête Esemed (1) ?

Elle permet de situer notre pays parmi ses voisins pour mieux comprendre les différences dans la survenue des troubles et dans les pratiques des professionnels. Esemed s'inscrit aussi dans un projet mondial mené par l'OMS (2). Dans tous les pays, les mêmes questions ont été posées aux personnes. On a donc interrogé des aspects que l'on n'aurait peut-être pas pensé formuler dans une enquête « hexagonale ». Les équipes de recherche peuvent puiser dans cette banque de données mondiale pour exploiter les résultats. Ils peuvent mettre en lumière des éléments : influence de la religion dans la prise en charge, application des recommandations de bonnes pratiques, différences hommes-femmes...

Quelles différences apparaissent?

On vérifie que d'un pays à l'autre, les stratégies diffèrent. Ainsi, la France mise sur les ressources médicales : nous avons le taux le plus important de médecins généralistes (160 pour 100 000 habitants) et de psychiatres (22 pour 100 000 habitants). À l'inverse, un pays comme les Pays-Bas possède moitié moins de psychiatres et quatre fois moins de généralistes. Ce sont les professionnels non médicaux qui gèrent les problèmes de santé mentale, à savoir les psychologues cliniciens et les travailleurs sociaux formés aux psychothérapies.

Le remboursement des psychothérapies change lui aussi la donne...

Elles sont partiellement - voire totalement - prises en charge par le système de santé aux Pays-Bas et en Allemagne et ne le sont pas en France. De fait, les professionnels non médecins occupent une place très réduite dans le système français et le généraliste rechigne à orienter vers une consultation non remboursée.

Nous sommes le pays où le généraliste oriente le moins fréquemment ses patients vers un intervenant en santé mentale. La démarche habituelle, ici, est d'aller voir un généraliste, lequel va consacrer en moyenne dix minutes à sa consultation. Face à quelqu'un qui évoque un problème psychologique, le généraliste va prescrire assez facilement. Les médicaments sont bien remboursés et la tradition française est de recevoir une ordonnance lors d'une visite chez le médecin. Aux Pays-Bas, dans 75 à 80 % des cas, le généraliste oriente vers un thérapeute non médecin et dans 50 % des cas ne prescrit pas. Les personnes sortent de son cabinet sans ordonnance, mais avec une adresse, voire une lettre dispensant quelques conseils.

D'autres facteurs expliquent-ils le goût français pour la prescription ?

Notre industrie pharmaceutique est importante et nos médecins sont davantage sollicités par des visiteurs médicaux que leurs collègues de pays comme l'Allemagne ou les Pays-Bas. Les dernières générations de psychotropes (notamment d'antidépresseurs) sont plus coûteuses, mais ont moins d'effets secondaires, et leur prescription est devenue plus aisée. Les généralistes français sont les premiers prescripteurs d'antidépresseurs en Europe (sur 100 boîtes prescrites, 60 environ le sont par des généralistes).

Cela tient aussi à la répartition du nombre de psychiatres et de généralistes, ainsi qu'à la formation psychanalytique des psychiatres, qui les incite moins facilement à prescrire. Ces tendances sont à nuancer selon les lieux. Les psychiatres mènent plus souvent des psychothérapies dans les grandes villes. Ailleurs, faute de temps, ils vont suivre les cas les plus sévères.

Quelles en sont les conséquences sur la prise en charge ?

Les taux de consultations en cas de problème de santé mentale sont les plus fréquents dans les pays où les professionnels non-médecins sont les plus présents aux côtés des généralistes. On mesure dans cette enquête la graduation entre les troubles anxiodépressifs (bipolarité, risque suicidaire important...).

Plus les troubles sont sévères, plus les risques de comorbidité (association de plusieurs troubles) sont élevés et plus les dosages de médicaments sont complexes. Un généraliste ne pourra faire un diagnostic et la bonne prescription au bout des dix à douze minutes que dure un rendez-vous. Il orientera alors vers un psychiatre : en France, où la tradition de consultation dans le secteur médical est importante, une personne atteinte d'une dépression sévère a un pourcentage élevé de chances d'être reçue par un spécialiste compétent.

1- Cette étude rassemble 21 425 entretiens (dont 2 894 en France) recueillis en face-à-face, dans la population générale de plus de 18 ans.

2- Le MHEDEA (Mental Health Disability : European Assessment), enquête portant sur quarante pays du monde.

Viviane Kovess Épidémiologiste

Le Pr Viviane Kovess dirige la Fondation MGEN pour la santé publique. Elle a enseigné en France et au Québec, et coordonné l'enquête européenne Esemed. Réalisée entre 2001 et 2003, cette étude a permis de mesurer la prévalence des troubles anxieux et dépressifs dans six pays (Belgique, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Espagne) et d'analyser le fonctionnement des systèmes de soins.