Des plantes toujours vivaces - L'Infirmière Magazine n° 242 du 01/10/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 242 du 01/10/2008

 

nouvelle-calédonie

Enquête

S'appuyant sur une flore aux étonnantes propriétés, la médecine traditionnelle reste solidement implantée en Nouvelle-Calédonie. Au point que les soignants doivent souvent concilier les remèdes des anciens et ceux des modernes.

La scène a lieu à l'hôpital central de Nouméa. Un patient admis en soins intensifs pour un accident vasculaire cérébral porte sur les tempes, le front et le torse une substance végétale. « Souvent, les membres de la famille nous demandent s'ils peuvent utiliser leurs remèdes en même temps que nous soignons le malade », explique Karine Lanteri, infirmière dans le service depuis deux ans. Ce sont parfois des préparations à appliquer sur le corps, des décoctions à boire, des massages avec des onguents à base de plantes. Des gestes discrets et des mixtures mystérieuses. Une sorte de phytothérapie familiale issue du monde kanak.

Pharmacopée dense

En Nouvelle-Calédonie, la médecine traditionnelle reste très vivante, et s'appuie sur une pharmacopée à base de plantes particulièrement dense. Pour Karine, cette médecine est présente au quotidien. Elle entend souvent les proches de tel ou tel patient dire : « Mettons toutes les chances de son côté... faites votre médecine, et nous faisons la nôtre. »

Pour Dolores Baou, trentenaire mélanésienne originaire du nord de l'archipel, la médecine traditionnelle est même longtemps restée le seul recours. « Je viens de Tié, un îlot au large de la Grande Terre. Le plus proche dispensaire était vraiment loin. Mais ma grand-mère m'a montré les plantes qui soignent. » Depuis son enfance, elle lit dans la nature à livre ouvert. Aujourd'hui guide d'un sentier botanique, la jeune femme indique que l'écorce de tafanu, un arbre local, peut soigner la gale ou soulager les démangeaisons de la varicelle, que les feuilles de scævola macérées dans l'eau apaisent une conjonctivite, ou que les feuilles de noni permettent de désinfecter un furoncle.

« Chaque famille a ses plantes », constate Yann Barguil, directeur du laboratoire de biochimie d'un centre hospitalier de la capitale. Mais les habitudes n'empêchent pas des accidents toxicologiques de survenir, « environ une fois tous les deux ans ». Quand un patient est intoxiqué, difficile d'identifier la cause exacte, car « lui-même ne sait pas toujours ce qu'il a pris ». Par ailleurs, certaines personnes qui se réclament de la médecine traditionnelle sont des imposteurs. Il y a quelques années, un guérisseur originaire du Vanuatu a confondu une plante avec une autre dans un remède contre la surcharge pondérale. Une femme de 45 ans originaire de la côte s'est trouvée plongée dans le coma avec une hépatite fulminante.

Pas prescriptible

Reste que, malgré quelques rares dérives, la pharmacopée calédonienne, riche de plus de 300 plantes autochtones, est largement usitée. Contre la ciguatera, aussi appelée la « gratte » (une intoxication alimentaire qui survient après l'ingestion de certains poissons du lagon) le remède océanien surpasserait même en efficacité les médicaments « occidentaux ». « Les phytothérapeutes océaniens utilisent une préparation à base de faux tabac : les chercheurs de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) à Nouméa travaillent sur les propriétés de cette plante, souligne Claude Maillaud, urgentiste dans la capitale de l'archipel. Nous ne pouvons pas l'utiliser en prescription, mais une chose est sûre, si j'attrape la gratte, je demande une décoction de faux tabac. » « Avec certains remèdes locaux, vous pouvez remanger du poisson au bout de vingt-quatre heures », renchérit Pierre Cabalion, ethnopharmacologiste à l'IRD.

Son travail consiste essentiellement à répertorier, évaluer et étudier les différentes utilisations des plantes de l'archipel, en collaboration avec le CNRS. « À la base, tous les médicaments viennent de principes actifs de plantes », rappelle-t-il. Et de citer l'essence de niaouli pour calmer une sinusite, le Melochia odorata réputé pour régulariser la digestion, ou la Waltheria indica, connue pour soigner l'hypertension.

William Tevesou, trentenaire de la tribu de Nessakoéa, à Houailou, utilise lui une plante appelé memoru en langue ajië pour soigner les maux de tête. En cas de petits bobos ou de grosse grippe, ses enfants seront d'abord soignés par les « médicaments de la maison ». Son père était guérisseur, et William représente le clan Tevesou au conseil coutumier. Soucieux de préserver les savoir-faire ancestraux, il fait aussi partie des enquêteurs culturels, ces agents mandatés par l'Agence de développement de la culture kanak pour répertorier le patrimoine oral. La médecine traditionnelle est un champ de connaissances immense, mais « beaucoup de vieux sont partis sans avoir transmis leurs savoirs », commente William.

Offense aux ancêtres

Malgré l'importance de ces individus dépositaires de toute une tradition médicale, aucun statut n'a été donné aux guérisseurs. La transmission est essentiellement orale. Sur l'archipel, pas non plus d'association ou de diplôme d'études supérieures spécialisés en médecine traditionnelle, comme sur les îles Fidji. La pharmacopée kanak bénéficie néanmoins d'une certaine reconnaissance, comme le montrent les ateliers sur les savoirs thérapeutiques kanak lors du dernier Festival des arts du Pacifique, en juillet dernier à Pago-Pago, ou le colloque international sur les plantes médicinales et aromatiques prévu en novembre prochain à Nouméa.

Mais au-delà de l'aspect curatif de certaines plantes locales - « plus de 650 réputées médicinales dans le Pacifique » selon Pierre Cabalion - d'autres aspects, humains, sociaux et même mystiques entrent en jeu. La maladie est aussi une construction culturelle. Or, il existe pour les kanak plusieurs types de pathologies, dont certaines que la médecine allopathique ne peut prétendre combattre. Les « petites » maladies, qui peuvent être soignées grâce aux médicaments de la famille ou du dispensaire, n'ont rien à voir avec celles qui surviennent après qu'un ancêtre a été offensé, qu'un tabou a été brisé ou qu'un sort a été jeté.

« Si quelqu'un entre sur une terre taboue ou offense un clan, le totem de ce clan va lui causer du tort », déclare William Tevesou. Un totem est un animal ou un objet qui symbolise l'ancêtre qui protège le lignage. Une offense au clan du Lézard peut causer des infections cutanées ou pulmonaires, un manque de respect envers un membre du clan du Tonnerre occasionnera maux de tête ou saignements de nez, selon William. « Et un boucan (élément de magie noire, NDLR) peut facilement être envoyé par des jaloux », soutient une guérisseuse originaire de l'île de Lifou. Elle est sollicitée plusieurs fois par mois pour venir à bout de maladies que l'on pourrait qualifier de « magico-sociales », selon le terme d'Edouard Hnawia, pharmacochimiste et proche collaborateur de Pierre Cabalion. Récemment, elle a soigné une femme d'origine tahitienne qui souffrait de douleurs abdominales mystérieuses, à force de paroles et de massages. « Je pense qu'un homme qu'elle a eu dans sa vie lui voulait du mal », analyse la quadragénaire.

« Médecine du sens »

« Alors que l'étiologie occidentale repose sur des relations entre un agent pathogène et une maladie, dans la société kanak, la maladie résulte d'interactions entre l'homme, son environnement naturel et social et le monde mystique représenté par les ancêtres », résume Paul Qaeze, médecin mélanésien qui exerce à Nouméa. « Quand une maladie dure, se répète, ne guérit pas ou s'aggrave, on va chercher ailleurs que dans des causes naturelles », explique Patrice Godin, anthropologue installé en Nouvelle-Calédonie depuis 25 ans. Il décrit la médecine kanak comme « une médecine du sens », indissociable de l'ensemble de l'organisation sociale et du culte des ancêtres.

En cas de longue maladie, un « devin » ou un « voyant » sera consulté pour savoir si une « faute » a été commise. Dans ce cas, une cérémonie coutumière et une série de rites orchestrés par un guérisseur ou un sorcier sont destinés à aider l'individu à recouvrer la santé. Une pathologie tenace peut aussi être le résultat d'une « agression », « ce qui relève de ce qu'en Occident nous appelons la sorcellerie ». Pour trouver l'origine du mal, une grande place est faite aux rêves : ils sont la manière dont les ancêtres communiquent avec les vivants. Grand nombre d'éléments à caractère mystique comme des cailloux magiques, des reliques et des incantations interviennent dans les rituels de guérison des « grandes » maladies.

« Le panier du guérisseur contient, en plus des plantes, une monnaie et des pierres pour entrer en contact avec les ancêtres, des reliques des précédents détenteurs du panier - cheveux, dents, ongles, petits os... » Et le traitement est « un ensemble complexe de paroles, d'appositions de pierres, ou de mise en contact avec une plante qui se charge de la présence de l'ancêtre ».

Autant de considérations mystico-religieuses exclues des thérapies occidentales, sans pour autant que médecine moderne et médecine kanak soient forcément antithétiques. Selon Patrice Godin, « il s'agit de concilier les deux ». Comme le font déjà beaucoup de Mélanésiens. Benoît Boulay, sexagénaire de la tribu de Wérap, à Hienghène, boit toujours une décoction à base de plantes avant de se rendre au dispensaire. Judi Boawé, originaire de Houailou, s'adressera à son oncle utérin (cf. encadré) en cas de maladie avant de consulter.

Et nombreux sont ceux qui portent encore des gris-gris, les « protèges », pierre magique ou petits paquets d'herbes pour prévenir des maladies. Il faut ajouter que pour certains kanak, la complexité du système de couverture sociale et le coût de la médecine allopathique en interdisent l'accès. « Allez expliquer à un malade qu'il est couvert intégralement pour une maladie chronique, mais que s'il se casse une jambe c'est à sa charge », lance Christelle Salert, infirmière libérale dans le sud de la Grande Terre depuis un an. « Ceux qui sont remboursés à 100 % doivent quand même avancer l'argent, poursuit-elle. Cela pose parfois problème. » Vu que les plantes de la « petite médecine » kanak sont largement connues, et que les guérisseurs ne se font pas rémunérer au sens strict (les malades viennent avec des vivres, des cadeaux mais pas d'argent) la médecine traditionnelle est parfois plus abordable.

Conciliation difficile

La cohabitation des deux approches est inévitable. Médecins et personnel soignant s'en accommodent. Dans son quotidien d'infirmière libérale, Christelle côtoie les deux formules. Elle demande si elle peut ôter les préparations au moment de la toilette des patients, s'enquiert des remèdes utilisés. « Mais on ne nous dit pas tout », glisse-t-elle avec un sourire. Le savoir thérapeutique appartient au clan. Parfois, concilier les deux démarches est difficile : « Un patient peut interrompre le traitement pour se tourner vers la médecine traditionnelle, note l'infirmière. Mais en regrettant cet état de fait, je prends déjà parti pour la médecine occidentale, admet-elle. Je n'y peux rien, c'est ma culture. » Rappelons que la formation sur l'approche culturelle de la maladie dans la société kanak reste optionnelle pour les infirmières qui arrivent de métropole à l'hôpital central de Nouméa. Comme le remarque Patrice Godin, « il reste beaucoup à faire pour le pluralisme médical dans ce pays ».

témoignage

« UNE RELATION DE CONFIANCE »

« Quand je suis malade, je vais voir le frère de ma mère, déclare Judi Boawé, 17 ans, lycéenne à Nouméa. La relation avec l'oncle utérin est très importante dans la tradition kanak : il est celui que l'on va voir à la naissance d'un enfant pour avoir sa bénédiction, où à qui l'on fait des excuses si plus tard l'enfant a été blessé. Lycéenne à Nouméa, je rentre voir la famille à Houailou environ un week-end sur deux. La dernière fois, il y a quelques semaines, alors que j'étais à la tribu, j'ai eu mal au ventre. Je suis montée voir mon oncle. Il a une maison un peu excentrée, de l'autre côté de la rivière. Il m'a examinée, puis est allé ramasser une liane qu'il a pressée dans de l'eau. J'ai bu la préparation. Il y a toujours un geste et des paroles avant de prendre le médicament. Je ne comprends pas tout, mais je sais que certaines plantes sont connues de tous, et que tout le monde a le droit de les utiliser. D'autres sont taboues, et seules certaines personnes du clan ont le droit de les toucher. Je crois que la guérison dépend aussi de la relation de confiance qui existe avec celui qui te soigne. Si tu y crois, ça marche. »