« La drogue, ce n'est qu'un cache-misère » - L'Infirmière Magazine n° 242 du 01/10/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 242 du 01/10/2008

 

le Casat

24 heures avec

À Paris, le Centre d'accueil et de soins aux personnes toxicomanes allie suivi psychiatrique, aide sociale et accompagnement humain.

Farid pousse lentement la porte. Il entre. Son blouson de cuir noir cache un dos voûté. Angélique Duchemin, l'infirmière, passe dans l'entrée : « Je vous laisse passer en salle d'attente », lui dit-elle d'une voix douce. L'homme ne dit rien. Il va s'asseoir dans la petite pièce. Ambiance lino et néons. Murs couverts d'affiches : « Sauvez vos dents ! », « Hépatite C, ça craint »... Farid a rendez-vous avec Angélique et le docteur Moulin, psychiatre, pour son injection quotidienne d'antipsychotique et son traitement de substitution. Son visage n'a plus d'âge, marqué par la fatigue, la drogue, la maladie... Un patient ordinaire du Casat.

Soin gratuit

Le Centre d'accueil et de soins aux personnes toxicomanes est l'une des six unités du service La Terrasse, spécialisé en addictions et en psychiatrie. Il dépend de l'Établissement public de santé Maison-Blanche. Depuis vingt ans, environ 600 patients passent chaque année par ce centre d'accueil et de soins. Sous l'emprise de drogues comme le crack, l'héroïne ou encore la cocaïne, beaucoup sont également dépendants à l'alcool ou aux anxiolytiques. Quelques-uns travaillent. La plupart sont complètement désociabilisés. Beaucoup sont sans-papiers, sans couverture maladie universelle (CMU). Ici, le soin est gratuit et anonyme.

Le tableau est complexe : toxicomanie, psychiatrie, précarité se mêlent. « Ici le soin, c'est l'accueil », explique Peggie Arnould, la deuxième infirmière à temps plein. Les deux soignantes ont choisi ce centre pour leur premier travail après l'Ifsi. Elles ont appris sur le terrain.

Le centre n'a rien d'une unité hospitalière classique. Il occupe le rez-de-chaussée d'un immeuble haussmannien. De l'extérieur, tout est rassurant. « Au coeur de la cité, le Casat est accessible pour ces personnes marginalisées. » Le docteur Jacques Jungman, psychiatre, est le chef du service de La Terrasse. C'est lui qui l'a créé.

Entretien d'accueil

Un autre toxicomane arrive en salle d'attente. C'est Frédéric. Il ne tient pas en place. C'est un vieil habitué. « Enfant, il a été maltraité. Quand il est arrivé, il vivait dans la rue », se souvient Angélique. Aujourd'hui, il vit dans un hôtel et vient deux fois par semaine au Casat. Il suit aussi des ateliers thérapeutiques. « Il est même parti avec nous en Bretagne, en séjour thérapeutique. » Mais Frédéric se « défonce » toujours : un peu d'héroïne, beaucoup d'alcool. « Il a un projet d'hospitalisation pour sevrage suivie d'une post-cure dans les semaines qui viennent. Il a besoin de donner du sens à quelque chose : l'idée de construire un projet le motive. Nous l'accompagnons. »

Accompagner, c'est le rôle des infirmières du Casat. Ici, elles font beaucoup de soin relationnel. Elles reçoivent les malades pour l'entretien d'accueil, seule, ensemble ou avec une autre personne de l'équipe. Au cours de cette première rencontre, elles font le point sur la santé du malade, sa consommation de produits, ou encore sa situation sociale et familiale.

Le traitement de substitution et l'aide sociale sont presque toujours les premières demandes que formulent les patients. « Le rôle de l'infirmière, c'est d'écouter ces demandes mais de les différer en créant du lien pour que les patients reviennent, explique Christian Douaud, le cadre du service. Elle met la personne en confiance et lui propose un accompagnement, sous la forme d'un cadre de soin personnalisé. »

« Temps de la parole »

« Notre rôle, précise Angélique, c'est de faire émerger la vraie demande de fond, celle du soin : de les amener à vouloir s'en sortir et non pas de vouloir qu'ils s'en sortent. » La relation s'installe au fil des entretiens. Chaque rencontre (pour une délivrance de Subutex, une injection de psychotrope, un pansement) est prétexte à parler, écouter la souffrance et aider à comprendre ce qu'elle traduit. « Quand ils se droguent, ils sont seuls. Au contraire, lorsqu'on leur délivre le Subutex, on est avec eux, on leur parle. On est dans le soin. Le temps du traitement, c'est le temps de la parole », observe Peggie. Cependant, la relation avec ces patients est compliquée : ils sont marqués par un passé traumatique qui les pousse à reproduire continuellement leur situation de précarité, de toxicomanie, d'exclusion. « Il faut s'adapter à chacun et donner ce qu'ils peuvent recevoir, pas plus. Il ne faut pas coller à leur souffrance en voulant répondre à leurs demandes : ça ne les aide pas, au contraire », avertit Christian Douaud.

Le Casat est une consultation psychiatrique pluridisciplinaire : quatre psychiatres, quatre psychologues, deux infirmières, une assistante sociale et un éducateur travaillent ensemble. Toute l'équipe cherche avec le malade comment organiser sa vie pour trouver du plaisir autrement que dans la défonce. Il est reçu par chacun en entretien. C'est l'occasion de le faire revenir régulièrement. « Le travail d'équipe est fondamental. Tout se joue dans la communication entre nous. Chacun apporte des éléments sur ce qui se passe avec les patients. Nous prenons toutes les décisions ensemble », indique Angélique. Les infirmières font le lien entre les membres de l'équipe.

Sevrage ambulatoire

Parallèlement aux rencontres quotidiennes informelles, les soignants se retrouvent tous les quinze jours pour une réunion clinique : « On parle des cas qui posent question., raconte Peggie. On peut dire si c'est dur, si on est touché. Ici, on n'a pas besoin de porter un masque. On peut exprimer librement notre ressenti et prendre de la distance avec nos émotions. »

Prostré sur sa chaise, Farid attend Angélique. Quand elle le reçoit en entretien, quelques minutes plus tard, la jeune femme prend le temps de l'écouter. « Il a de grosses crises d'angoisse de mort. C'est sa maladie, surtout, qui lui fait peur », confie-t-elle. Farid est atteint de sida. Face à de telles souffrances, le coeur du travail, au Casat, c'est la psychiatrie.

Depuis vingt ans qu'il est à leurs côtés, le docteur Jungman connaît bien la problématique de ces patients pas comme les autres : « Nous soignons la personne dans sa globalité. Le traitement de substitution est juste là pour leur permettre de sortir de l'isolement de la drogue. Mais nous ne sommes pas pour l'abstinence à tout prix. Nous préconisons le sevrage ambulatoire, pour permettre à la personne de s'adapter aux différentes modifications qu'occasionne ce sevrage. Il faut comprendre sur le plan psychanalytique pourquoi ils veulent se détruire. La drogue, ce n'est qu'un accélérateur de destruction, un cache-misère. Si on s'attache juste au sevrage, la personne se tuera avec d'autres conduites à risque. »

Psychoses

Le traitement de substitution et l'aide sociale permettent également de faire revenir la personne et de créer du soin psychiatrique autour d'elle. « Ces personnes ont toutes souffert dans leur jeunesse : parents alcooliques, beau-père violent, enfant mis en foyer... Ce sont des histoires tragiques, constate le spécialiste. Face à cela, la toxicomanie leur apporte un soulagement immédiat et corporel, comme si les mots n'avaient plus de valeur. Ces gens ne peuvent pas supporter de se projeter dans l'avenir... »

En outre, un tiers d'entre eux sont psychotiques, tel Farid : ils souffrent de dissociation et de syndromes délirants qui les empêchent de vivre. « Ils utilisent la drogue comme un médicament pour calmer leurs angoisses : ils font de l'automédication ! Les produits qu'ils prennent cachent les psychoses. Nous essayons de traiter le fond du problème. »

Un jeune homme arrive, une mallette métallique à la main. Angélique l'entraîne dans le bureau du personnel. Elle referme la porte avec précaution. C'est la pharmacie de Maison-Blanche qui vient faire sa livraison hebdomadaire : l'homme ouvre la petite valise remplie de boîtes de Subutex et de psychotropes. Elle compte toutes les boîtes de médicaments. « C'est pour les patients qui n'ont pas la CMU. »

Long suivi

Pas de CMU, pas de logement, pas de quoi se nourrir... Parallèlement aux problèmes psychiatriques, l'aide aux problèmes matériels fait partie du travail des infirmières. « C'est compliqué de mettre en place un cadre de soin pour des personnes qui dorment dehors, qui n'ont pas de papiers. » Le suivi des malades peut durer très longtemps. Certains viennent depuis l'ouverture du centre. « On ne pense pas en termes de guérison, observe Peggie. C'est l'accompagnement de la personne qui compte. D'ailleurs, le désir de guérir n'est jamais très clair. »

Débriefing

À la fin de la journée, médecins et infirmières sont tous réunis autour du bureau de l'accueil. Un moment pour débriefer et décompresser. Le Dr Jungman fait le point avec le planning pour savoir quels malades sont bien venus aux rendez-vous. Angélique est assise à côté de Peggie sur un coin du bureau. Entre éclats de rires, hochements de tête graves et silences, elles parlent avec beaucoup de douceur de chaque patient.

Sur le bureau s'entassent en piles des pochettes jaunes et orange. Chacune porte un prénom : Bastien, Éliane, Julie, Abdel... Et chaque prénom cache une histoire.