L'amour avec un grand H - L'Infirmière Magazine n° 243 du 01/11/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 243 du 01/11/2008

 

rencontres amoureuses

Dossier

Entre professionnels du soin comme entre soignants et soignés, les couples se font et se défont. Ces idylles, durables ou éphémères, ont des conséquences discrètes mais bien réelles sur la vie des services.

«Trois couples sur cinq se rencontrent sur le terrain du travail. Pourquoi les hôpitaux échapperaient-ils à cette règle ? » Ancienne directrice d'Ifsi et sociologue, Micheline Wenner insiste sur l'humanité des rencontres amoureuses professionnelles. Impossible de déterminer si ces rencontres sont plus fréquentes à l'hôpital qu'ailleurs. Le sujet n'a pour ainsi dire pas été étudié et on n'en parle pas officiellement dans les couloirs. Séparation entre vie privée et vie professionnelle oblige, ce n'est généralement qu'au détour d'un entretien sur un autre sujet que les chercheurs, historiens, ethnologues, sociologues ou psychologues recueillent des informations sur les relations de séduction qui existent entre différents membres d'une équipe soignante.

Mais lorsqu'ils en parlent, les agents « se rendent compte que ces relations jouent un rôle dans l'ambiance de travail et les circuits de décision, mais aussi dans la souffrance de certains collègues », souligne Pascale Molinier, maître de conférence en psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers. Pour communes qu'elles soient dans le monde professionnel (c'est en général au travail que l'on passe la plus grande part de son temps), ces relations évoluent dans un contexte particulier quand elles se tissent à l'hôpital. Tout d'abord, l'établissement hospitalier est souvent le premier employeur d'une commune ou d'un secteur. Toutes les générations s'y côtoient, y compris celles qui sont à l'âge où l'on « s'installe ». Rien d'étonnant donc à ce que des rencontres s'y produisent.

« Un fait massif, peu étudié »

« Les réseaux familiaux, surtout dans les cliniques ou les hôpitaux des petites villes, mais pas seulement, ont des rapports étroits avec les réseaux professionnels, observe Pascale Molinier. Ce fait, qui est massif, est pourtant peu étudié. Alors qu'il est au centre de certaines formes de solidarité, tout comme il peut être la cause de conflits parfois très anciens et indéchiffrables sans ce genre de clé. » Parfois, s'amuse Claudia (1), infirmière, « dans un même hôpital, on peut assister au mariage de deux personnes, à leur divorce et à leur remariage ! ».

D'autres facteurs interviennent certainement. « L'hôpital n'est pas un lieu de travail comme les autres, pointe Claudia. Face à la souffrance, on aime se sentir bien vivants. » Une situation qu'on ne retrouve pas n'importe où... « Travailler dans l'intimité de l'autre, ça nous touche dans notre intimité à nous », renchérit François-Xavier Schweyer, sociologue à l'École des hautes études en santé publique (EHESP). Sur le plan purement physique, les soins amènent à travailler dans une grande proximité des corps, remarque Claudia. Et dans certains services, comme la réa, les urgences, le Smur, « la charge émotionnelle est importante et il existe parfois une complicité. Dans les situations difficiles, voire violentes, il faut se serrer les coudes ».

Se sentir vivants

Tutoyer la mort, la souffrance, la dégradation des corps, les décisions difficiles, l'évolution imprévisible de l'état d'un patient sont autant d'expériences très fortes. Pour Pascale Molinier, « les relations sexuelles intra-hospitalières peuvent aussi avoir une dimension défensive : il s'agit de conjurer la mort, la perception de la déchéance des corps, de la sexualité parfois très particulière des patients (en psychiatrie ou en gériatrie, notamment) en ayant soi-même, avec quelqu'un qui le comprend sans qu'on y mette des mots, une relation sexuelle souvent intense, qui peut même avoir lieu de façon risquée. C'est une manière de se sentir vivant, de conjurer la souffrance générée par le contact avec les malades et leur drame vécu. Une manière de chercher à préserver son équilibre psychique » et de se rassurer sur son intégrité érotique.

La tension émotionnelle s'exerce en outre dans un milieu clos, l'établissement hospitalier, sur des professionnels qui la ressentent tous et la partagent : les affinités se tissent naturellement autour de cette trame commune, surtout quand les valeurs du soin, une certaine éthique, voire une morale, sont partagées. Il n'y a parfois qu'un pas, d'ailleurs, entre la complicité et l'admiration face à un savoir, un savoir-faire, un « savoir être ». Pascale Molinier souligne que, bien souvent, « les relations amoureuses sont intriquées avec les enjeux du travail, les enjeux de la sublimation, les enjeux des défenses pour tenir dans des situations hautement anxiogènes ».

Dans le milieu chirurgical, le seul où cette question ait été un tant soit peu étudiée, la situation semble être encore plus marquée, note Nicolas Le Verge, Ibode et auteur d'un ouvrage sociologique sur le sujet (lire la bibliographie p. 36). L'admiration des collaborateurs et collaboratrices d'un chirurgien peut d'abord porter sur ses connaissances, sa maîtrise des gestes, sa précision, ses prouesses techniques, mais aussi son pouvoir, ne serait-ce qu'en matière de prescription, voire sur l'image d'un métier extraordinaire... De plus, « en chirurgie, on peut passer des heures juste à côté l'un de l'autre, tête contre tête. On travaille de façon indissociable, à fleur de peau », souligne l'infirmier. Une sorte de « chorégraphie » très au point doit se dérouler, dans laquelle chacun doit connaître son rôle, s'articuler parfaitement avec les autres et partage ensuite la satisfaction d'une intervention bien menée.

Flirts post-opératoires

Claudia confirme : au bloc, « on est vraiment confrontés à des choses très difficiles, à la mort, au risque vital. Il y a de longs moments de tension, le temps est suspendu. Et quand la tension lâche, elle lâche vraiment ». En se défoulant, certains ont des paroles blessantes, d'autres racontent de grosses blagues, d'autres se font dragueurs... Pour Pascale Molinier, les relations de séduction qui se jouent dans ce cadre (jeux, plaisanteries, flirts plus ou moins poussés) « tendent à humaniser la relation entre chirurgiens et infirmières, à la rendre supportable ». Dans ces moments-là, « jouer à la séduction peut être une façon de détendre l'atmosphère, ajoute la psychologue. Avec parfois des risques de dérapages, c'est certain, mais aussi un réel contrôle, dans bien des cas, et finalement du plaisir à être ensemble (ce qui n'est franchement pas donné dans une salle de bloc). J'aurais envie de dire que c'est humain ! ». Autre constat de Nicolas Le Verge : on tiendra moins rigueur à une jolie étudiante de déranger une intervention par ses questions qu'à une moins mignonne, qui devra davantage faire la preuve de ses compétences...

Stéréotypes

Démographiquement parlant, infirmiers et infirmières, qui constituent le principal bataillon hospitalier en nombre, sont tout naturellement concernés par ces enjeux de séduction. Mais le taux de féminisation de cette profession conduit tout aussi logiquement les rencontres à se produire avec des représentants d'autres catégories professionnelles généralement plus masculines, notamment médicales.

Si la hiérarchie n'intervient pas entre ces deux professions, il n'existe pas moins entre elles un lien de subordination, mais aussi des représentations symboliques tenaces comme celle de l'infirmière « dévouée ». Les stéréotypes ont la vie dure en ce domaine : l'imaginaire populaire, la littérature de gare, la télévision ou le cinéma s'y alimentent régulièrement (lire l'encadré p. 36). Les clichés qui ont cours à l'intérieur de l'hôpital sont aujourd'hui de nature différente : beaucoup craignent plutôt de passer pour l'infirmière qui « met le grappin » sur le médecin, comme si elle ne pouvait pas, moralement, être à l'origine d'une relation... Alors que tous les cas de figure sont évidemment possibles.

Affinités

Sandrine, infirmière dans une clinique, a rencontré l'homme avec lequel elle vit peu après son arrivée dans une nouvelle clinique, il y a quelques années. Elle sortait d'une longue et douloureuse histoire avec... un autre médecin dans l'établissement où elle travaillait auparavant. « Je voyais que c'était quelqu'un de bien, de consciencieux, et tout le monde me disait qu'il aimait travailler avec moi. Mais je ne m'en rendais pas compte », raconte-t-elle. Au bout de quelques semaines, un dîner chez un ami commun est suivi d'une rencontre à deux... puis, rapidement, d'un déménagement de l'un chez l'autre !

Corinne, diplômée en 2005, a eu le coup de foudre lors de son stage préprofessionnel pour un médecin du service. « Quand je savais que c'était lui qui faisait la visite, je me dépêchais de finir les soins pour la faire avec lui, je m'organisais. Les autres ont dû s'en rendre compte, mais ils ne me l'ont pas dit, raconte-t-elle. C'était réciproque mais je ne le savais pas. » Rien ne se passe. Corinne quitte le service mais rencontre à nouveau ce médecin quelques mois plus tard. Leur histoire commence : trois ans après, ils vivent toujours ensemble !

Valérie, elle, a épousé un infirmier rencontré pendant ses études et travaillé avec lui pendant dix-neuf ans. Claudia, de son côté, n'a pas donné suite : « Un soir, un médecin m'a dit qu'il était amoureux de moi. C'est vrai qu'il y avait une complicité intellectuelle entre nous dans le champ du travail, la curiosité d'une infirmière qui posait des questions. Cela a peut-être conduit à un glissement... J'ai d'abord été flattée mais je n'ai pas souhaité donner suite : j'étais mariée, lui aussi. C'était mieux comme ça. Et heureusement, cela n'a pas compliqué nos relations de travail. »

Secrets de Polichinelle

Certaines de ces relations restent secrètes. De la première histoire de Sandrine, personne - sauf une collègue qui se trouvait dans la même situation - n'a rien su pendant cinq ans, assure-t-elle. Elle était cependant la seule infirmière à participer à toutes les interventions de ce médecin... Son nouveau compagnon, seul depuis plusieurs années, a au contraire tout de suite voulu officialiser leur relation : « Il ne voulait pas qu'il y ait de messes basses dans notre dos, qu'on fasse semblant. » De l'avis de toutes, les membres de l'équipe n'ont pas besoin qu'on leur explique la situation par A + B (ni de voir deux personnes sortir ensemble d'une chambre vide lors d'un moment calme...) pour comprendre se qui se trame, notamment quand un médecin est concerné, car les praticiens sont particulièrement observés. « L'attirance d'un professionnel pour un autre est aussi palpable que l'hostilité », confirme Claudia.

Parfois, cependant, les collègues tirent des conclusions hâtives, ce qui a porté préjudice à Valérie. Étudiante motivée, son intérêt professionnel pour les travaux de recherche d'un médecin, « en tout bien tout honneur », est passé pour une ambition sentimentale aux yeux des infirmières en poste. Les ragots, que les soignants craignent tant, sont allés bon train... « Je suis tombée des nues, je n'avais pas du tout cela en tête ! » Du coup, elle a préféré s'orienter vers le libéral (où de telles histoires existent aussi mais où la pression s'exerce différemment).

Favoritisme ?

« Les gens qui ne sont pas du milieu médical trouvent que notre histoire est très belle, il sont plus ouverts, constate Corinne. Ils ne se disent pas : "Tiens, il est médecin et elle infirmière !" Alors que les gens de notre environnement professionnel réagissent moins bien. Ce n'est pas cohérent : on doit prendre en charge les gens sans arrière-pensée et on est moins tolérant envers ses pairs ! » Dans tout les cas, officialiser, c'est s'exposer. Sandrine reçoit des compliments de ces collègues (« C'est agréable de travailler avec vous ») mais ce n'est pas toujours le cas. Les réactions de l'entourage professionnel peuvent se teinter de jalousie sentimentale, professionnelle ou encore sociale lorsque l'un des deux mène un train de vie plus enviable ou jouit d'un certain prestige professionnel.

Impact collectif

Une jalousie parfois fondée lorsque la relation sentimentale influe sur l'établissement des plannings, la distribution des heures supplémentaires, des gardes, des congés ou encore des postes... Les soupçons d'ambition ne sont pas non plus absents, à tort ou à raison, envers tel(le) soignant(e) qui a une aventure avec le directeur ou la directrice de l'établissement, les responsable de l'unité, etc. Pour Pascale Molinier, « il existe un risque de népotisme, de favoritisme et d'arrivisme, comme sur tout autre lieu de travail. Mais surtout, on ne peut pas dissocier ce type de relation des rapports sociaux de hiérarchie, de génération et de genre (homme-femme). Elles s'inscrivent dans des rapports asymétriques où certains ont plus de pouvoir que d'autres et vont donc tirer plus de bénéfices de la relation ». Des dérapages allant jusqu'au harcèlement sexuel peuvent également survenir, signes, pour la psychologue, d'une accentuation des tensions dans l'environnement de travail.

Les difficultés qui découlent de ces relations de séduction se doublent d'un problème supplémentaire : bien souvent, les collègues sont implicitement amenés à prendre parti pour l'une ou l'autre des personnes concernées, ce qui complique considérablement les relations professionnelles et mine l'ambiance de travail. Au détriment sans doute de la qualité des soins.

Claudia se souvient d'une histoire survenue dans le service de soins lourds où elle travaillait : « Une jeune infirmière dynamique, pétillante, a été remarquée par un des médecins du service. Il lui a fait une cour assidue à laquelle elle a répondu. Cela a créé un grand désordre dans le service car elle a vécu les choses à sa façon, pleine de vie. Elle racontait leurs sorties, les soirées où ils allaient. Il y avait un phénomène de valorisation sociale très fort. Mais un jour, la femme du médecin est venue dans le service et a fait un scandale. »

L'ambiance du service en a été, bien sûr, profondément affectée. Les réactions des collègues ont été très vives. Le divorce du médecin et son mariage avec l'infirmière n'y ont rien fait et elle a changé de poste... « Des gens qui ont dû quitter un service [à cause d'histoires de coeur, ndlr], j'en ai vu beaucoup », remarque Nicolas Le Verge.

Travailler ensemble ?

Le chemin de l'amour n'est pas non plus forcément couvert de roses pour les amoureux. Pour Corinne, entamer une relation avec un médecin, « c'était comme si j'avais bravé un interdit, raconte-t-elle. Ça gênait aussi certaines personnes alors qu'en fait, on est comme tout le monde ! » Certains choisissent de ne pas (ou ne plus) travailler dans le même service que leur « moitié ». C'est ce que Corinne et son compagnon ont décidé. « On saurait très bien faire la part des choses entre le fait qu'on est collègues mais aussi mari et femme. Mais je sais trop bien comment certaines femmes sont avec lui dans son service. Et puis comme on a plus de dix ans d'écart, ça choque les gens... » Sandrine, à l'inverse, continue de travailler avec son compagnon chirurgien. « Ça se passe très bien car il est très gentil, il ne prend pas les gens de haut, commente-t-elle. Les gens nous disent que c'est agréable de travailler avec nous, qu'ils n'ont pas l'impression d'être en trop. Certains ne savent même pas que je suis avec lui. » Elle a aussi beaucoup veillé à rester la même, simple et surtout indépendante financièrement, de manière à couper court aux jalousies sociales.

Qu'ils travaillent ensemble au quotidien ou pas, les professionnels de santé qui vivent avec un de leurs pairs partagent un vécu différent de celui des couples qui évoluent dans deux milieux distincts.

Préoccupations communes

La pression émotionnelle inhérente au métier de soignant amène les professionnels à rechercher la compagnie de personnes qui les comprennent et qui vivent la même chose, estime Valérie. « On s'est choisis lui et moi, peut-être, parce qu'on pouvait parler à la maison de ce qui est difficile émotionnellement au travail. Quand on est confronté à la mort, à la souffrance, on peut entrer dans les détails avec une personne du métier. Mes collègues qui vivent avec quelqu'un d'un autre milieu s'interdisent de le faire car l'autre ne peut pas les comprendre. Il y a des choses qu'on voit, qu'on vit, qu'on fait et qu'on ne peut pas raconter. » Outre le soutien, ces deux infirmiers se donnent parfois un conseil ou commentent une décision à prendre.

Chez Corinne, en revanche, il est rare que l'on « parle travail ». « Sauf si j'ai une question pratique ou s'il a vécu quelque chose de difficile », précise-t-elle. Les infirmières que Pascale Molinier a rencontrées déclarent majoritairement ne pas parler chez elles de leur travail (parce qu'elles ne veulent pas inquiéter leurs proches avec leur connaissance du drame humain qui se joue à l'hôpital). Pour ne pas se laisser envahir, celles qui vivent avec un autre professionnel de santé disent « se fixer des règles, parler un peu mais pas trop, pour "en sortir", penser à autre chose, explique la psychologue. Elles essaient de mettre en place un clivage entre la vie privée et la vie au travail. Avoir deux espaces psychiques bien distincts est justement considéré par les psychologues comme salutaire pour la santé mentale ! ». Un objectif d'autant plus atteignable que chacun trouvera dans son milieu de travail d'autres interlocuteurs pour évoquer ses difficultés.

1- Les prénoms des infirmières ont été modifiés.

À retenir

> Pour un flirt comme pour toujours, toute la gamme des relations amoureuses, sentimentales ou sexuelles peut se jouer sur les lieux de soin.

> Ces rencontres ne surviennent pas forcément plus souvent parmi les soignants que dans d'autres professions, mais leur dimension émotionnelle est certainement plus forte. > Les couples peuvent surmonter les barrières hiérarchiques, mais cela crée souvent des remous au sein des équipes.

soignants-patients

LIAISONS DANGEREUSES ?

Dans l'esprit de la plupart des soignants, il est une frontière qui ne doit pas être franchie : celle qui les sépare des patients. Tomber amoureux(se) d'un malade, c'est « la relation la plus critiquée par les soignants. Elle est souvent perçue comme malsaine, souligne la sociologue Pascale Molinier. Je pense que dans ce cas, la frontière étroite entre le sain et le malsain, frontière toujours très fragile, est déstabilisée. Mais c'est sûrement plus complexe, car cela touche aussi à l'idée qu'on se fait de l'amour, qui est très codifié dans ses choix d'objet. »

Claudia se souvient d'une infirmière qui a vécu une grande histoire d'amour avec un patient lourdement atteint. Après leur mariage, elle avait été obligée de changer de service. Ses collègues étaient partagés : pour certains, une limite éthique avait été dépassée, pour les autres, le patient avait aussi le droit de vivre une histoire d'amour... Ces tiraillements, les difficultés rencontrées avec la famille de cet homme puis son décès, témoigne Claudia, ont plongé cette infirmière dans un grand isolement.

histoire

L'INFIRMIÈRE... ET SON MARI

Dans ses travaux sur les infirmières parisiennes des années 1900 à 1950, Christian Chevandier, maître de conférence au Centre d'histoire sociale du XXe siècle (université de Paris 1), a constaté qu'elles n'étaient pas les célibataires de l'après-sécularisation que l'on pourrait imaginer à cette période.

Dès leur arrivée à l'hôpital, la majorité d'entre elles sont mariées avec des employés issus des milieux populaires urbains. Les deux tiers ont épousé un homme qui travaille dans un service public et 30 % de ces époux travaillent à l'hôpital. Ces derniers sont surtout des ouvriers, des garçons de service, tout au plus des employés. Les infirmières mariées accordent déjà beaucoup d'importance à leur vie privée puisqu'elles s'absentent facilement pour soigner leur mari ou un parent. Cela n'a pas empêché Anna Hamilton (1864-1935), femme médecin et auteur d'une thèse sur le personnel soignant des hôpitaux, de déclarer : « Il est certain que toute [directrice d'école d'infirmières] qui se marie démissionne de par ce fait même, et on considère comme une absurdité et comme une faute de conserver, à la tête d'une école, une femme qui est sous l'autorité de son mari et peut avoir des enfants. »

Avec les années, le métier d'infirmière a tellement évolué qu'elles sont devenues plus qualifiées que les ouvriers qualifiés de l'entre-deux-guerres, et l'origine de leurs époux a suivi la même évolution.

fiction

LES SERVICES ET LA VERTU

Les idylles qui se nouent à l'hôpital fournissent aux écrivains et scénaristes une matière exploitée depuis plus d'un siècle. Après les romans à deux sous de la fin du XIXe siècle, où les infirmières découvrent l'amour en même temps que le travail et la vie en ville, Le Roman d'une infirmière, paru en 1907 en épisodes sous la plume de Paul Bru (qui fut directeur de l'hôpital Saint-Antoine) connut un immense succès populaire. Plus tard, les éditions Harlequin ont allégrement surfé sur cette vague, ce dont l'image des infirmières a plutôt pâti. Ces romans proposent des histoires très « morales », mettant la plupart du temps en scène une infirmière sensible séduite par un médecin...

Le cinéma a encore moins fait de cadeau aux infirmières et à leur représentation sociale, les plaçant souvent sur le plan de l'érotisme ou du machiavélisme (1). La série Urgences, cependant, les a ramenées sur un territoire plus professionnel. Le Patient anglais ou La Chambre des officiers ont également donné une image plus noble et positive des idylles infirmières.

1- À ce sujet, lire « L'infirmière à l'écran, entre bimbo et Méphisto », L'Infirmière magazine n° 162, pp. 36-39.

À lire

> Les yeux dans les yeux, le charme a opéré, de Nicolas Le Verge (Alexine, 2007). Cet ouvrage est le seul qui traite, d'un point de vue sociologique, de la séduction entre soignants (ici les chirurgiens et les Ibode).

> Sociologie et culture infirmière, de Micheline Wenner (éd. Seli Arslan, 2001).

> Les Enjeux psychiques du travail : introduction à la psychodynamique du travail, de Pascale Molinier (Payot, 2008).

Articles de la même rubrique d'un même numéro