La taquetique se détraque - L'Infirmière Magazine n° 243 du 01/11/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 243 du 01/11/2008

 

Vous

Vécu

À travers la fenêtre du service, nous contemplons les nuages, avec le détachement de ceux qui ne se trouvent pas en dessous. Le ciel est menaçant, l'orage gronde. Personnellement, ça ne m'impressionne guère. Après vingt-cinq ans de mariage, je ne crains plus rien... Bientôt, de grosses gouttes viennent se crasher sur le sol. Le temps se gâte et comblerait de joie le capitaine du Titanic .

ça n'arrête pas de flotter.

Bien à l'aise dans nos canots de sauvetage, nous vaquons à nos occupations. Jean-Marc, l'ambulancier de garde, a tué le cochon ce week-end et l'équipe des urgences se suicide allégrement au cholestérol... En ce qui me concerne, je participe à la fête de manière prudente. J'ai beau avoir beaucoup d'estime pour mon collègue, celui-ci est un grand amateur de saucisson à l'ail et je respecte un périmètre de sécurité.

Plein comme un boudin

Après avoir fait un sort aux grattons, j'interromps les agapes et vais justifier mon salaire en remplissant mes dossiers de soins en retard. Mon dialogue avec l'ordi est cependant bien moins excitant que la séance précédente. Bill Gates, je te hais !

Brusquement, les pompiers débarquent et interrompent ma grande histoire d'amour avec l'informatique. Leur intervention nous a été annoncée par le centre 15, mais ils arrivent plus vite que prévu. Et aujourd'hui, ce n'est pas pour vendre leurs calendriers. Le gars qu'ils nous livrent s'est planté en voiture et l'origine de l'accident est d'une limpidité absolue ; il a forcé sur le liquide de refroidissement et il est plein comme un boudin... Estimation à la louche : trois grammes.

Boosté par ses hormones, le brave garçon a dilué sa testostérone dans la bière et a explosé sa Golf GTI contre un 4 x 4 en stationnement... Heureusement, d'après les secours, c'était un modèle sans chenilles ni blindage de 20 millimètres, ce qui a limité la dureté de l'impact.

Il y a un bon Dieu pour les ivrognes. En tout cas, c'est ce que disait ma grand-mère quand mon grand-père revenait de la chasse après avoir tué le chien. Notre jeune ami ne semble pas abîmé, et ne se plaint que d'une migraine persistante. Avant de lui proposer une tisane digestive, nous préférons quand même l'installer en salle de soins.

Ca va être terrible !

L'arrivée des soldats du feu est suivie de celle d'autres représentants du service public. La police se pointe à son tour, le carnet à souches en bandoulière. Ça va être terrible... dans le binôme, j'en reconnais en effet un, totalement dépourvu d'humour, dont la raison de vivre est l'éradication de l'alcool au volant.

Après les salutations d'usage et quelques paroles de courtoisie, le fond de l'air est frais mais le fond de l'eau encore plus. Les forces de l'ordre préparent la distribution des prix ; le Père Fouettard dégaine son attirail « Bienvenue au tribunal » et me passe le kit de prélèvement sanguin.

En principe, il est d'usage de commencer par un alcootest avant de sortir les tubes labo, mais je ne trouve rien à redire devant l'évidence de la situation. Nous entrons donc dans la salle, tous les trois, pendant que notre invité (un peu las) goûte un repos bien mérité...

Le fils du robert

Il faut toujours s'attendre à l'imprévu. Convaincu à l'avance du côté implacable de la répression policière, j'aperçois en effet, avec surprise, une lézarde dans la détermination d'Ivan le Terrible. Celui-ci, soudain déstabilisé, donne un coup de coude à son camarade. « Mais c'est le fils du Robert... ça alors ! »

Je n'ai pas fait Saint-Cyr, mais il me semble comprendre que ledit Robert doit être un de leurs collègues. La solidarité n'est pas un vain mot dans la police ; le Père Fouettard, brusquement attendri en pensant à l'amitié virile qui règne au sein de la brigade, semble hésiter quant à la suite des événements. Au moment de sévir, on sent un peu de mou dans le passage à l'acte. « Euh, en fait, on va peut-être le faire souffler avant la prise de sang... »

T'as raison, Gédéon, ça c'est une bonne idée ! D'ailleurs, l'intéressé (qui ronfle comme un sonneur) a la délicatesse de ne pas contredire l'ami de son papa.

« Fabrice, tu m'entends ? Il faudrait que tu souffles dans l'alcootest... »

En assistant à la scène, je ne peux m'empêcher de penser à mes grands- parents, avec émotion. Je réalise à quel point la tolérance zéro a du plomb dans l'aile et ressemble ainsi au chien de mon grand-père. Le copain du Robert est tout aussi ému. Tiraillé malgré tout par son sens du devoir, il fait des efforts désespérés pour sauver les apparences ; ça chauffe sous le képi. Si ça continue, il va tout droit au claquage...

Gros dodo

Se découvrant une vocation de nourrice, le Père Fouettard décide alors de tendre un éthylotest à notre jeune ami... Ce dernier, trop fatigué après avoir joué aux petites voitures, refuse le hochet et continue son gros dodo. Le brigadier ne s'annonce pas vaincu ; il écarte le pouce que le nourrisson tétait furieusement et fait une deuxième tentative.

« Fabrice, réveille-toi garçon... »

En fait, le Fabrice en question a vraiment du mal à ouvrir ses chakras. Hélas, au moment où l'ombre d'un sourire éclaire timidement mon visage, Hélène (ma collègue aide-soignante) ouvre la porte : « Didier, tu peux venir en salle 4 ? On installe un cavalier qui s'est ramassé un coup de sabot dans le genou ! »

Négatif

Trop dommage, je ne verrai pas comment on arrive à faire souffler dans le ballon un gars en vrac, sur un brancard. Cela dit, mon départ ne semble pas déplaire à l'assistance.

Cinq minutes plus tard, je traverse le hall afin de ramener une attelle à l'homme qui murmurait (comme un naze) à l'oreille des chevaux ; je vois Ivan le Terrible en train d'avaler une douzaine de couleuvres tout en parlant, très doucement, à l'interne de garde : « Bon, a priori c'est négatif... en tout cas, s'il y a de l'alcool, il n'y en a pas beaucoup. Et puis je le connais, c'est la première fois que le vois dans un état pareil. »

Ben voyons, y'a plus qu'à mettre un mot d'excuse sur le dossier médical, pendant qu'on y est ! M'est avis qu'il doit confondre les urgences avec le bureau de vie scolaire.

Revenu en salle 4, j'aperçois par la fenêtre Super Nanny grimper dans le fourgon, accompagné de son collègue. Ils font péter les portières et démarrent sur les chapeaux de roue. La tolérance zéro a repris du poil de la bête.

Allez, circulez, y'a rien à voir...

Les flashs crépitent

Quelques heures plus tard, de retour dans ma maison à moi, je retrouve mes valeurs refuge. La satisfaction du devoir accompli et la douceur de mes charentaises fourrées acrylique. Je découvre ma chérie en pleine séance de trampoline. Scotchée à la télé, elle fait des bonds sur le canapé.

« Eh bien voilà, ça continue, ils vont encore installer des nouveaux radars ; des centaines, l'année prochaine... c'est pas possible ! »

Simone, grande séductrice, a en effet l'habitude que l'on flashe sur elle lorsqu'elle est au volant. Ce qui l'irrite profondément. « Et toi, tu dis rien... réagis un peu, quoi ! qu'est ce que tu en penses ? » Moi ? J'en pense que les radars n'ont pas de gamins ; ils ont au moins ce mérite...