Une bien mince palette de soins - L'Infirmière Magazine n° 243 du 01/11/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 243 du 01/11/2008

 

inceste

Enquête

L'Association internationale des victimes de l'inceste (Aivi) a tenu son premier congrès le 4 octobre dernier. Si elle pointe des manques persistants dans la prise en charge en France, elle souligne les innovations dont ont su faire preuve des pays comme le Canada.

Salle d'accouchement, une nuit de garde. Allongée sur la table, une longue chemise de nuit baissée jusqu'aux genoux, une femme est prête à accoucher. En bonne professionnelle, vous vous apprêtez à l'aider du mieux possible. Doucement. Expliquant tous vos gestes. Mais la parturiente vous rejette, et refuse que vous la touchiez. Déstabilisant ? Pourtant, cette situation n'est pas isolée.

« Le cas de maternité est typique chez les survivants de l'inceste, mais je connais une soignante qui a reçu des confessions en pneumologie ! », souligne Isabelle Aubry. La présidente de l'Association internationale des victimes de l'inceste (Aivi) se révolte : « On soigne les symptômes, pas la cause. Il n'existe pas de protocole de prise en charge. Selon une enquête de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) de 2001, 29 % des garçons et 36 % des filles ont été victimes d'abus sexuels, au sens large, avant 18 ans. Et 80 % de ces abus étaient intrafamiliaux. C'est un fléau de santé publique qui coûte une fortune à notre société et qui reste totalement ignoré ! »

Pourtant, l'inceste provoque très souvent de multiples formes de souffrance psychologique : stress post-traumatique, problèmes de comportement sexuel et alimentaire, addictions, phobies, dépressions... mais également physique, comme l'explique Louis Jehel, psychiatre à l'hôpital Tenon (Paris) : « La répétition du traumatisme sexuel va bouleverser l'axe corticotrope et entraîner des perturbations des défenses biologiques... Quand on réfléchit, on n'est pas surpris de voir que les enfants victimes d'agression sexuelle ont plus d'infections que les autres. »

Art-thérapie

Le premier congrès de l'Aivi, le 4 octobre dernier, a permis de dresser un bilan de la palette de soins existant en France ou à l'étranger. Constat unanime : « On trouve très peu de spécialistes formés en France, l'offre de soin est très limitée », résume le Dr Gilbert Vila. Ce psychiatre coordonne le Centre de victimologie pour mineurs de l'hôpital Trousseau (Paris), le seul centre public français spécialisé dans le psycho-traumatisme des enfants. Conséquence de ce manque : « À l'heure actuelle, entre les faits et le moment où la victime peut en parler, le délai est énorme. » Or, plus on attend et plus l'enfant met en place des mécanismes d'évitement et de dissociation. À Trousseau, le centre regroupe trois unités qui permettent une prise en charge globale, sans toutefois pouvoir assurer l'hospitalisation ni l'accueil de nuit.

Parmi les soins existant en France, l'art-thérapie reste peu accessible aux victimes. « Pour avoir un accès gratuit, il faut aller à Sainte-Anne, mais tout le monde n'habite pas à côté ! », s'insurge Isabelle Aubry. L'art-thérapie consiste à choisir une activité artistique pour dépasser l'impossibilité d'exprimer par des mots des souffrances, et les transformer en création. Peinture, musique, théâtre, sculpture, écriture, chaque support offre une médiation différente. « L'art est une clé pour l'explication du symbolique », analyse Richard, venu témoigner au congrès de ses errances thérapeutiques.

Ce Francilien de 38 ans a rencontré dix-sept psychiatres, parmi lesquels un seul a su comprendre sa souffrance et gagner sa confiance. En complément de sa thérapie, il s'est investi dans la musique, la peinture et le théâtre. Sans art-thérapie formelle, mais bien conscient de se soigner par l'art. « La musique permet par exemple de comprendre pourquoi tel accord mineur de Chopin me bouleverse. Jouer le plus naturellement possible au théâtre permet de comprendre comment se manifestent les émotions, etc. J'ai toujours été sensibilisé à l'art. Même pendant la période où j'ai subi les viols et les tortures, la musique me permettait de faire une dissociation. »

Stimulations

Méthode arrivée plus récemment dans l'Hexagone, l'EMDR (eye movement desensitization and reprocessing) affiche une efficacité spectaculaire, malgré une controverse persistante (laquelle porte davantage sur l'emprunt aux thérapies cognitivo- comportementales que sur les résultats eux-mêmes). La thérapie repose sur l'idée que le patient doit être aidé par des stimulations sensorielles pour pouvoir aborder le coeur de la scène traumatique. L'inconvénient est que les séances restent très chères. Sylvie témoigne : « J'ai pu financer la thérapie avec des économies que j'avais réalisées sur deux ans. » La jeune femme ne regrette rien. « J'étais allongée, avec une stimulation auditive et tactile. Ça m'a permis de lâcher prise. La petite fille qui était en moi a exprimé ses peurs, et la solitude que j'avais intériorisée. En quelques semaines, je me suis détachée de mon identité d'enfant victime. »

Avec les familles

Si la thérapie EMDR est importée des États-Unis, les seules véritables innovations françaises sont l'oeuvre de pionniers isolés. Lieu emblématique, la Maison Jean-Bru, l'unique centre d'accueil spécialisé pour victimes d'inceste en France. La structure a été créée en 1996 par l'ancienne dirigeante et héritière d'Upsa, Nicole Bru, en mémoire de son mari. Le but était de venir en aide à des jeunes filles touchées par l'inceste sans les séparer totalement de leur famille.

Aujourd'hui, seize jeunes filles de 10 à 16 ans sont pensionnaires de l'institution d'Agen. La Maison a décidé d'externaliser la scolarisation et les soins médicaux pour se concentrer sur l'hygiène, l'alimentation, l'habillement. « Nous avons une formation continue car, même avec un diplôme, les travailleurs sociaux doivent avoir un "savoir-être" particulier. Il faut être clair dans le regard, dans le geste... » assure le directeur de la Maison Bru, Michel Louvet. L'institut travaille également avec la famille : les jeunes filles ne sont jamais seules lorsqu'elles retrouvent leur entourage, elles sont accompagnées d'une assistante sociale qui les suit également dans les procédures judiciaires. La Maison a de surcroît prévu un suivi psychologique de l'adulte non abuseur, étudie les relations de la victime avec sa fratrie et, quand cela est possible, avec l'abuseur. « On ne peut pas se dispenser de travailler avec les familles », résume Luc Massadier, psychiatre et consultant pour l'institution.

Après dix ans de fonctionnement, la Maison Bru a réalisé une étude auprès des anciennes, notamment sur l'éventuelle stigmatisation des pensionnaires. Le docteur Massadier témoigne « Les anciennes nous ont dit qu'elles n'avaient pas vécu d'effet de stigmatisation à l'extérieur. L'intérêt du regroupement, c'était que les filles savaient qu'elles avaient vécu une histoire analogue. Ça a créé une sorte d'intimité rassurante. »

Massage thérapeutique

Même recherche d'apaisement pour la seconde grande innovation française présentée au congrès de l'Aivi, le massage thérapeutique conçu pour les victimes d'inceste. Sa créatrice, Constance Herbley, est partie de son expérience : « Je me suis aperçue que je soignais la tête et pas le corps », se rappelle-t-elle. Formée au massage chinois Tui Na, la jeune femme lance en 2006 sa propre technique : habillée, assise ou debout, et surtout à l'écoute du patient, « pour que le corps ne soit plus l'ennemi numéro un ».

Son intervention devra être appuyée par un soutien psychologique. Longtemps hésitante, Élodie s'est finalement laissée convaincre par son entourage de tenter l'expérience. Le fait que la masseuse soit également une « survivante » la rassure. Sans quitter sa longue jupe en jean et son chemisier, la jeune femme accepte de s'allonger sur la table. Pendant toute la séance, Constance Herbley lui demandera son sentiment, ses envies...

« - Si je me mets derrière vous, pour

toucher votre crâne, ça va ?

- Oui.

- Le visage ?

- ... Je sais pas...

- La nuque ?

- ... Je sais pas...

- Les épaules ?

- Oui, ça va. »

Ce sera donc les épaules, puis le crâne. Le reste, Constance Herbley y viendra lors de la prochaine séance, ou celle d'après. Qu'importe ! Élodie est restée maître, et c'est déjà un grand pas : « C'est la première fois que l'on me laisse décider, confie-t-elle. J'avais peur de dire une bêtise ! »

Pour l'instant, l'initiative de Constance Herbley reste unique et limitée à Paris. Pour trouver une palette de thérapies plus large, il faut se tourner vers l'étranger et particulièrement le Canada. Peu coûteux, facilement reproductible et efficace, si l'on en croit les études canadiennes, le modèle de traitement de groupe de Brenda Saxe est une initiative que l'Aivi voudrait reproduire rapidement dans l'Hexagone. Le programme que la Canadienne a créé en 1993 se déroule sur vingt semaines. Le groupe est formé de huit à dix personnes et aucun nouveau ne peut arriver en cours de programme.

Après l'instauration d'un climat de confiance, les participants sont amenés à raconter leur propre histoire. « C'est souvent la première fois qu'ils l'évoquent devant quelqu'un d'autre que leur thérapeute », indique Brenda Saxe. Puis vient le travail thérapeutique en lui-même, et enfin le bilan et la célébration de l'étape franchie. Tout au long du programme, les patients continuent leur thérapie individuelle. Brenda Saxe insiste : « La thérapie de groupe réduit l'isolement. C'est surtout un "booster" pour la thérapie individuelle. »

« Ne pas diaboliser »

De l'autre côté de la palette de soins disponibles à l'étranger, l'association Kaleidos propose une prise en charge globale non seulement de la victime, mais de sa famille également, y compris l'agresseur. Outre le travail avec l'enfant, l'équipe de Liège (Belgique) réalise des entretiens avec l'adulte non agresseur (souvent la mère) seul puis en présence de l'enfant. La directrice, Samira Bourhaba explique : « Ça nous permet de comprendre les relations de la victime avec sa mère. Il est important de ne pas la diaboliser car elle risque de retourner sa culpabilité contre l'enfant. » L'abuseur est également reçu en consultation afin de décoder la stratégie mise en place pour piéger l'enfant. Il est amené à prendre ses responsabilités, et à construire un plan de prévention de la récidive. Si l'équipe estime que toutes les conditions de protection sont réunies, elle organise un entretien entre l'abuseur et la victime. « Mais c'est dans une minorité des cas », précise Samira Bourhaba.

Et la recherche ?

Enfin, l'Aivi avait invité une autre directrice de centre spécialisé dans la prise en charge globale des enfants : Lucie Joyal, directrice du Centre d'expertise en agression sexuelle Marie-Vincent, créé en 2005. Situé à Montréal, il regroupe sous le même toit des services médicaux, policiers et judicaires. Les victimes, âgées de moins de 13 ans, sont accompagnées dans leurs démarches : dévoilement, procédure judiciaire, enquête sociale et thérapie. « Tout ce qu'ils font est filmé et documenté, nous réalisons des recherches en permanence » explique la directrice. Un travail de recherche qui reste insuffisamment stimulé dans l'Hexagone, estime l'Aivi.

prévention

UN RISQUE DE SUICIDE ACCRU

« Selon une récente étude de l'OMS, le risque de suicide est 15 fois plus élevé chez une victime souffrant de stress post-traumatique, signale Louis Jehel, responsable de l'unité de psychiatrie et de psychotraumatologie de l'hôpital Tenon, à Paris. Le comportement suicidaire est parfois la seule manière de s'exprimer. » Il recommande donc aux urgentistes confrontés à un patient suicidaire « d'évoquer une possibilité d'agression sexuelle, notamment dans l'enfance ». Le psychiatre insiste sur la nécessité de prendre toute menace au sérieux. Certaines scènes de la vie professionnelle peuvent notamment entraîner des comportements suicidaires. Il s'agit « de situations de soumission analogues à l'agression », indique Louis Jehel. Plus surprenant : la consultation thérapeutique peut également tout faire basculer. « Ma thérapie insiste sur le fait que je suis une victime, témoigne Philippe, 44 ans. Mais se reconnaître en tant que victime, ce n'est pas facile. C'est comme une seconde humiliation après avoir été choisi par l'agresseur. » Louis Jehel confirme : « On voit des gens qui rechutent à ce moment-là. »