La détresse au ventre - L'Infirmière Magazine n° 244 du 01/12/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 244 du 01/12/2008

 

alimentation

Dossier

Dans les troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie...), le rapport à la nourriture devient le révélateur d'un mal-être profond.

Troubles du comportement alimentaire : derrière ces mots, condensés dans le sigle TCA, se cachent des troubles parfois très graves, qui peuvent toucher tous les âges de l'enfance et de l'adolescence. Anorexie, boulimie, anorexie restrictive, anorexie-boulimie, anorexie du nourrisson, phobies alimentaires... les TCA entraînent avec eux de multiples dangers : attaques cardiaques, carences diverses, atrophie musculaire, cancers, anémie, insuffisance rénale, aménorrhée, ostéoporose, dépression, convulsions... et parfois la mort.

L'anorexie mentale est sans doute le plus médiatisé de ces troubles et, de fait, elle compte parmi les premières causes de décès des jeunes. Elle touche 30 000 à 40 000 personnes en France : des adolescents et des jeunes adultes, mais aussi des enfants, parfois dès 8, voire 6 ans. Selon les estimations européennes et américaines, entre 12 et 18 ans, une fille sur cent souffre d'anorexie. La boulimie est elle aussi en augmentation, ne serait-ce qu'en raison de la profusion alimentaire que connaissent les sociétés industrialisées.

Un « déni » à surmonter

Néanmoins, face à la douleur, à la difficulté de s'identifier et d'être, tel ou tel jeune ne réagira pas de la même façon. Il est essentiel de savoir repérer et accompagner les jeunes patients. Or, souvent, le diagnostic est posé bien tard, quand les symptômes sont déjà installés. « Non pas que les gens ne voient pas ce qui se passe, puisque cette pathologie est faite pour être vue, explique le Pr Maurice Corcos, chef du service de psychopathologie de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris (IMM, Paris). Mais on ne voit pas si l'on n'a pas un troisième oeil, car on peut être verrouillé inconsciemment. Il existe un déni, chez la patiente comme dans sa famille. Sans compter que dans les milieux socio-économiques défavorisés, le psy c'est le diable. » Pour Marie-France Le Heuzey, psychiatre au service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent de l'hôpital Robert-Debré, à Paris, « il est faux de dire que les causes des TCA sont connues ! C'est sans doute la conjonction de multiples facteurs. Nous avons quelques pistes dans le domaine de la génétique, de l'immunologie... »

Presque tous, en tout cas, s'accordent à dire que les TCA relèvent d'une pathologie du lien. Et qu'ils font fréquemment apparaître une relation troublée avec la mère. L'anorexie est souvent une façon d'arrêter le temps, dans ce moment charnière de la pré-adolescence puis de l'adolescence. Vers 11-12 ans, des transformations physiques, psychologiques, s'opèrent déjà. La jeune fille a des émois, acquiert un statut érotique et, surtout, la capacité de procréer : elle passe « de l'autre côté du miroir comme Alice au pays des merveilles », résume Maurice Corcos.

Les patients atteints de TCA tentent d'effacer les caractéristiques de la puberté. À signaler que 20 % des boulimiques vivent dans des atmosphères « incestuelles ». « Ça se joue souvent à peu de choses, précise le psychiatre. Par exemple, un père qui dit à sa fille "Comme tu es jolie ma chérie", c'est différent de "Tu deviens plus belle que ta mère", ou "Tu commences à avoir des formes, dis donc..." » Un trouble de l'identité féminine s'instaure : en contrôlant son corps, on reste en quelque sorte androgyne et on laisse une porte ouverte à tous les devenirs.

Échanges affectifs glacés

Le trouble se joue très souvent dans l'interaction mère-enfant : « La mère est indispensable au développement de l'enfant, martèle Maurice Corcos, c'est "mater certissima". Son existence lui est indiscutablement liée, alors qu'il existe toujours une part de hasard en ce qui concerne le père - même avec les tests ADN, qui ne sont fiables qu'à 99 %. » La plupart du temps, chez les patientes anorexiques, l'interaction mère-enfant a été défectueuse, les échanges affectifs froids ou glacés. Les choses se compliquent quand la mère a elle-même été anorexique, car elle ne perçoit pas la notion de satiété et projette sur son enfant sa problématique alimentaire.

« C'est touchant et terrible, cette interaction qui n'est pas naturelle. ça n'est jamais le bon rythme, explique Maurice Corcos. Une mère anorexique a tellement besoin d'aimer qu'elle va serrer un peu trop fort son bébé ou se tenir toujours un peu trop à distance. C'est un accord compliqué. » À l'IMM, un service spécifique accueille les jeunes mamans anorexiques. Mais le schéma reste souvent le même : « Jamais sans ma mère, mais jamais comme ma mère. » D'ailleurs, 20 % des anorexiques qui resteront chroniques toute leur vie reviennent souvent vivre chez leur mère.

Si les troubles du comportement alimentaire surviennent fréquemment après la puberté, ce n'est pas toujours le cas. De nombreux témoignages attestent de l'augmentation de ces affections chez des bébés et des enfants prépubères. Elles se déclenchent parfois après une maladie. Ainsi, sur le forum du site Passerelles EJE, un site de référence qui regroupe des éducateurs de jeunes enfants, peut-on lire cette histoire d'une petite fille de 3 ans : après avoir souffert d'une gastro-entérite, elle a manifesté des craintes à l'idée de s'alimenter. « On lui a diagnostiqué une anorexie réactionnelle, raconte une amie de la mère de la fillette. Les psychologues et pédopsychiatres conseillent à sa mère d'être moins fusionnelle. Mais les vomissements continuent... »

Petit à petit, les choses se sont verbalisées, et cette petite fille a commencé à exprimer sa souffrance : « Elle met en scène un bébé qui refuse de manger et une poupée Barbie qui est en colère parce que son bébé ne mange pas. Elle dit que si le bébé ne mange pas, il va retourner à l'hôpital et que sa maman ne l'aimera plus. » Depuis une dizaine d'années, l'âge des patients atteint de TCA baisse. « Des fillettes de 8 à 10 ans peuvent développer les mêmes symptômes que leurs aînés », indique Marie-France Le Heuzey. 30 % des cas concernent les garçons : une prévalence masculine bien plus élevée que chez les adolescents. « Un symptôme est particulier à l'enfant : le refus d'hydratation », ajoute-t-elle.

Le gros problème est un risque de retard de la croissance, qui peut être grave. « J'ai soigné une fillette de 13 ans qui avait la taille d'une enfant de 8 ans », explique la pédopsychiatre. Mais le diagnostic est difficile et long, pour une simple raison : « Les enfants anorexiques ne paraissent pas maigres, ils sont même harmonieux. Ces "petits modèles" ne sont pas cachectiques, ce qui est très trompeur. » Ainsi, le pédiatre doit être vigilant quant à tout ralentissement de la croissance, car cela peut être le signe d'un TCA. La boulimie des prépubères n'est, elle, pas décrite en tant que maladie. Mais il arrive que, à l'instar de leurs aînées, les très jeunes anorexiques se fassent vomir, puis compensent par une suralimentation. Ce n'est pas strictement de la boulimie mais des « crises de gavage » (binge eating disorder, en anglais), qui sont parfois à l'origine de certaines obésités.

Les parents, indispensables

De son côté, le Dr Couprie, pédiatre, détaille le cas d'un petit garçon de 9 ans dont l'environnement socio-familial est difficile : mère anorexique, dépressive et addictive, père très exigeant. « Son alimentation n'était que liquide. Il est aidé par une psychologue comportementaliste (qui l'aide à manger une pâte puis deux, un petit morceau de jambon...) et une infirmière pour passer à une alimentation solide, en diversifiant les aliments. » Les objectifs sont simples et pragmatiques : il faut repasser par les étapes normales de l'évolution de l'enfant. « Le travail auprès des parents est essentiel », ajoute Elisabeth Roy, son infirmière référente. La pédiatre et l'infirmière relatent aussi le cas d'un autre petit garçon qui faisait le geste de s'autostranguler : « Il disait qu'il allait se tuer devant toute sa classe. Dans son rapport à la nourriture, il voulait garder la maîtrise sur son corps, ne voulait pas grossir pour ressembler à ce que sa mère séparée du père attend de lui : qu'il reste petit et avec une identité pas très définie. »

Avec des patients aussi jeunes, comment emprunter la voie de la guérison ? « Dans le trouble du comportement alimentaire, explique Marie-France Le Heuzey, je ne crois qu'aux techniques cognitives et comportementalistes. » Pour elle, ces méthodes qui, pragmatiquement, refont manger l'enfant, sont les seules qui fonctionnent. Les comportementalistes s'adaptent à chaque patient, proposent des groupes multifamilles. Il y a des ateliers sur l'image du corps, des exercices de psychomotricité... En tout état de cause, un suivi médical strict, qu'il soit en milieu hospitalier, en soins ambulatoires ou en ville, est nécessaire.

Manque de structures selon les zones géographiques, disparité de moyens financiers et humains... actuellement, ce sont les services de psychiatrie et d'endocrinologie des hôpitaux et les cliniques psychiatriques qui assurent l'essentiel de la prise en charge des TCA présentant un risque vital. À l'hôpital Robert-Debré, des traitements sont proposés en hôpital de jour, avec diététicienne, consultation psychiatrique et thérapie familiale, doublée d'une prise en charge psychologique, à l'image de ce qui se fait pour les patientes adolescentes. Seule différence : le patient n'est pas séparé de sa famille. Certaines initiatives d'hospitalisation conjointe de la mère et du bébé ont aussi vu le jour dans des établissements.

Mélanger les patients

Quant à l'Institut mutualiste Montsouris, il compte un accueil de jour, huit lits dans le service des urgences - où travaillent six infirmiers - pour des séjours de quinze jours maximum, et trente lits en long séjour, où travaillent quatorze infirmiers. Dès la prise en charge s'instaure un suivi pluridisciplinaire. Un trio de soignants référents, composé d'un interne, d'un psychiatre et d'un infirmier, prend en charge le patient durant toute son hospitalisation. Une psychothérapie individuelle et familiale vient s'y ajouter, de même que le suivi du nutritionniste. Le patient signe avec l'établissement un « contrat de poids » qui sera suivi scrupuleusement. Le but est de remanger et de récupérer un indice de masse corporelle (IMC) normal. Les services hospitaliers tentent, dans la mesure du possible, de mélanger les patients, car le fait de recevoir en même temps autant de jeunes filles anorexiques peut s'avérer dangereux : un effet contagieux s'installe, de compétition parfois forcenée, « comme dans une ruche où chacune veut devenir la reine des abeilles », explique Maurice Corcos.

Compétences en psychologie

Les infirmières jouent un rôle essentiel en soutenant l'accompagnement institutionnel aux niveaux individuel, groupal et familial. Philippe Kania, cadre de proximité à l'IMM, souligne l'importance de leur formation, continue comme individuelle : « L'idéal serait que tous les infirmiers aient une bonne connaissance de leurs propres ressentis. Pour cela, à mon sens, une démarche analytique personnelle est une expérience intéressante. Pour donner les réponses les plus adaptées aux demandes du patient, il faut bien connaître la psychopathologie psychiatrique adolescente. » Ces compétences sont une condition sine qua non, car le soignant devient le support et le référent des patients. « Les infirmiers, explique le cadre de proximité, sont les objets d'investissement des patients. Ils doivent pouvoir gérer une agressivité éventuelle, être à l'écoute en gardant une bonne distance, contenir les mouvements d'un groupe, identifier les difficultés et manifestations individuelles, et réagir en étant les acteurs de la prise en charge institutionnelle. » D'autant que leurs missions sont sollicitantes personnellement : être le référent, participer aux réunions de synthèse pluridisciplinaires, mener des entretiens individuels et familiaux, animer des médiations thérapeutiques, pratiquer des approches corporelles (massages, enveloppements...).

Souvent, l'infirmière soutient la mise en place des projets de vie après l'hospitalisation. « Je materne et prends soin d'un jeune patient souffrant entre autres de TCA, raconte Elisabeth Roy, infirmière du service de pédopsychiatrie du Dr Contejean à l'hôpital de jour de l'hôpital Sainte-Anne (rue Picot, Paris-XVIe). On apprend à se connaître, à avoir confiance l'un en l'autre. Le moment des repas est très important : j'essaie d'amener l'enfant vers le plaisir, de le revaloriser. On mène également tout un travail autour de la bouche : soins et brossage des dents, souvent très tartrées, mais aussi l'aider à accepter d'ouvrir la bouche, ce lieu intime. »

Renouer avec le plaisir

Les infirmières peuvent également intervenir dans des centres en ville, comme l'Espace Santé Jeunes de Nanterre (92). En amont du soin, cette structure propose, de façon gratuite et anonyme, accueil, écoute et orientation aux 12-25 ans. « Un jour, raconte Aude de Calan, responsable de l'Espace et infirmière de formation, une jeune fille est venue car elle voulait parler à la diététicienne : elle était anorexique et venait chercher des informations sur les aliments pour enrichir ses connaissances et mieux contrôler son alimentation. » C'est dans ce genre de cas que l'équipe peut orienter un jeune vers un psychiatre, l'accompagner vers une prise de conscience et vers des professionnels exerçant en dehors de l'Espace Santé Jeunes. « À Nanterre, poursuit-elle, la problématique, c'est le surpoids lié aux problèmes sociaux. Notre message consiste à emmener le jeune vers une alimentation saine, diversifiée, et surtout un contexte de plaisir, de convivialité. De son côté, le service de la santé de la ville intervient à l'école primaire, avec une diététicienne, une psychologue, notamment pour effectuer le suivi des courbes de poids et de taille. »

Noëlle Chombard de Lauwe est médecin nutritionniste, spécialisée dans les TCA. Elle exerce en libéral à Paris et fait quelques vacations à l'hôpital Avicenne. Elle voit souvent ses patients avant une éventuelle hospitalisation. Ce fut le cas de cette patiente anorexique d'1 m 70 qui pesait 33 kilos : « Un psychologue me l'avait envoyée. Je lui ai donné quinze jours pour reprendre un kilo. Elle ne l'a pas repris et est descendue à 32 kilos. Il y avait un risque vital, je l'ai donc fait hospitaliser. » Pour réapprendre aux patientes à se nourrir, elle leur fait tenir un carnet alimentaire précis : « Elles y notent tout ce qu'elles mangent, s'il y a eu des épisodes de vomissements, leurs impressions associées à la nourriture... » Le travail entre le patient et les nutritionnistes s'apparente à une négociation permanente, sur un ton non culpabilisant. « Elles sont extrêmement calées en diététique », explique-t-elle. Difficile de leur faire prendre conscience de l'enjeu pour leur santé quand elles refusent de manger certains aliments. Il faut mettre en place des stratégies de dialogue basées sur des faits scientifiques, avec des bilans médicaux à l'appui : « Quand la patiente voit qu'elle a des problèmes d'os qu'aurait une femme de 70 ans, elle prend peur », explique la nutritionniste. Autre problème, quand l'anorexique se met à remanger : la peur de devenir boulimique, de ne plus savoir s'arrêter peut prendre le dessus. Parfois, les consultations se poursuivent sur plusieurs années. « Mon plus grand succès, conclut la nutritionniste, c'est quand mes patientes récupèrent leurs règles... qu'elles téléphonent deux ou trois ans plus tard pour m'annoncer qu'elles sont enceintes et qu'elles aimeraient que je suive leur grossesse. »

Les TCA, l'anorexie en particulier, sont une maladie du paradoxe : les patients ont l'air de tout contrôler, se présentent comme tout-puissants. Et pourtant, ils ont décidé de ne plus s'alimenter... alors qu'ils meurent de faim et veulent tout manger. Ils pensent tout le temps à la nourriture et cela touche toutes les données de la vie : les études, le sport, le comportement sexuel... Le travail psychothérapeutique se fait en aval ou en parallèle d'une hospitalisation. Il s'avère très long : « Tant que le patient ou la patiente n'a pas reconnu sa maladie et ses affects, on ne peut pas faire de travail thérapeutique », prévient Hélène Chambrade, psychologue et psychanalyste. Le travail doit donc porter tant sur la réalité externe (médicale, scolaire, familiale ou sociale) dont s'occupe le médecin psychiatre consultant, que de la réalité interne, dont s'occupe le psychologue. « Il faut que le corps soit réinvesti comme un corps de plaisir et pas seulement de douleur », explique Hélène Chambrade.

Relation de confiance

Les anorexiques n'ont souvent rien à dire, et il faut trouver la bonne distance avec elles. Ces jeunes filles sont tellement dans le contrôle de leur vie qu'il faut parvenir à ne pas prendre leur discours au premier degré, mais les rendre plus authentiques : « Une de mes patientes anorexiques gravissimes a mis beaucoup de temps à me dire qu'elle avait été abusée par son oncle. Une autre encore ne disait rien, mais avait pris un coussin qu'elle caressait, quelque chose de l'ordre d'une demande affective. J'ai commencé à lui parler des peluches, elle a rebondi, a parlé de souvenirs, du fait qu'elle suçait encore son pouce... Dans la thérapie, tout vise à créer un cadre où elles se sentent en sécurité, où peut s'infiltrer une souplesse ludique, créatrice, pour sortir de la rigidité. »

Les thérapies individuelles et familiales se complètent. Que ce soit à l'hôpital ou en ville, la thérapie familiale s'effectue en face à face, souvent avec deux thérapeutes, comme c'est le cas pour la psychiatre Irène Kaganski et la psychologue Zorica Joremic. Une mise en situation très particulière se joue entre le patient, sa famille et les cothérapeutes. « Le cas des troubles du comportement alimentaire est si grave que ça fige les familles », avertit la psychiatre. La thérapie familiale peut donc permettre une ouverture, l'expression d'un conflit.... « Les TCA font appel au corps, au symptôme, et pas à la parole, rappelle Irène Kaganski. L'anorexique a une attitude de pouvoir, de contrôle, elle devient le gardien de la famille car ses proches ne savent plus comment réagir. Il faut donc pouvoir réinjecter une circulation de la parole au sein de cette famille. » Ce type d'approche est fondamental. C'est même souvent la clé du traitement de l'anorexie, infantile comme adolescente. Elle permet aussi à la famille de se rendre compte du suivi de son enfant.

Peut-on guérir ?

Difficile de dire quand cela finit. « On a des indices, indique Irène Kaganski. Par exemple, quand les familles cessent de s'adresser au thérapeute pour s'adresser à un autre membre de la famille, quand la parole circule, qu'il y a des rires, que chaque membre de la famille est indépendant. » Et de citer le cas d'une patiente qui appelle sa mère tous les jours pour lui raconter en détail le menu de sa journée, sans rien garder pour elle...

Pour cette jeune fille, cette fameuse indépendance, cette différenciation d'avec la mère, tant recherchée, n'est pas encore acquise. « Nous, les psychiatres, dit Maurice Corcos, ne sommes pas réparateurs. On va opérer quelques métastases psychiques mais il reste la matrice : si on enlève la tumeur, on tue le patient. » 70 % des anorexiques guérissent. 7 à 10 % meurent, la moitié de dénutrition, l'autre de suicide. 20 % vivent avec cette pathologie chronique : ce sont ces joggeuses qui courent sans arrêt, qui demandent au restaurant un plat qui n'existe pas... Rigoureux et philosophe, le chef du service de psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte de l'IMM insiste : « On ne guérit de rien, même en médecine. On fait avec. »

témoignage

UNE HISTOIRE FAMILIALE

Julia (1) a aujourd'hui 25 ans. Anorexique depuis l'âge de 14 ans, elle a été élevée par sa mère et a rarement rencontré son père. Dans le passé, sa mère aussi a vécu un épisode anorexique. Cela fait peu de temps que Julia le sait. « Pour moi, raconte-t-elle, c'était important de tout contrôler. Petite fille, j'ai vu ma mère souffrir de sa situation et de la vie. J'ai toujours voulu tout contrôler pour qu'il ne lui arrive rien. Aujourd'hui elle vit en couple, cela me rassure de savoir qu'on s'occupe d'elle. »

Pour tenter de guérir, la jeune fille a décidé d'elle-même, il y a deux ans, d'être hospitalisée à Sainte-Anne. Pour Julia, ce sont les infirmières et les femmes de service qui ont été de la plus grande aide, proches, à l'écoute. Julia a obtenu cette année l'agrégation de géographie, et vit en couple. « Si je dois un jour avoir des enfants, confie-t-elle, je veux être sûre que je suis totalement guérie pour qu'ils ne vivent pas à leur tour cette pathologie. »

1- Son prénom a été modifié.

jeunes enfants

DÈS LES PREMIERS MOIS

Chez le nourrisson, les TCA sont très divers. Il existe un trouble de l'alimentation lié à un trouble de l'attachement maternel, qui peut débuter dès le premier mois de la vie. « Il concerne souvent des bébés dont les mères sont malades mentales, dépressives. Ces bébés affichent un refus de se nourrir qui peut être gravissime et avoir des retentissements physiques et psychologiques », explique Marie-France Le Heuzey, psychiatre de l'enfant et de l'adolescent. L'anorexie infantile, elle, prend corps vers 6-8 mois, l'âge de la diversification. Dans ce cas, il n'existe pas de tableau unique chez les mères de ces enfants. « La notion du tempérament de ces bébés doit absolument être prise en considération, poursuit-elle. Tout se joue pour eux dans la problématique de la relation avec leurs parents. » Il existe enfin le concept des « petits mangeurs » : certains chercheurs y voient une forme a minima de l'anorexie, d'autres une variable de la normalité alimentaire. « Il n'y a aucune certitude en ce qui les concerne, si ce n'est qu'il faut être vigilant. Dans mon expérience auprès d'enfants plus âgés, j'ai souvent retrouvé une histoire de bébé petit mangeur. »

À lire

> L'Anorexie mentale, déni et réalités, de Maurice Corcos et alii, Doin, 2008.

> L'Assiette et le miroir : l'anorexie mentale de l'enfant et de l'adolescent, de Bernard Brusset, Privat, 1993.

> Le Corps insoumis : psychopathologie des troubles des conduites alimentaires, de Maurice Corcos, Dunod, 2005.

> Thérapie familiale de l'adolescent anorexique, de Solange Cook-Darzens, Dunod, 2002.

> L'Enfant anorexique, de Marie-France Le Heuzey, Odile Jacob, 2003.

hommes

ET L'ANOREXIE MASCULINE ?

Selon les chiffres officiels, plus d'un malade sur dix est un homme. Mais l'anorexie au masculin reste taboue, moins facilement repérable, et probablement sous-estimée. En recrudescence depuis une quinzaine d'années, l'anorexie masculine est souvent plus grave au sens psychopathologique que chez les jeunes filles, car elle touche de près la psychose (perte de contact avec la réalité, délire, hallucinations...). Néanmoins, la compréhension psychopathologique du garçon anorexique reste floue et imprécise. Peu d'études y ont été consacrées, hormis chez les Anglo-Saxons. D'un point de vue comportemental, filles et garçons anorexiques présentent des similitudes. Chez les garçons, ce trouble touche aussi à la question de l'identité sexuée : qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce que devenir père ? Qu'est-ce qu'une femme ? La fréquence de l'homosexualité dans cette population est d'ailleurs comprise entre 25 et 58 % selon les études. Beaucoup plus que chez les filles, la sexualité du patient n'est évoquée qu'avec difficulté et révèle une grande pauvreté, tant au niveau de l'expérience que des représentations mentales. La baisse de la libido, comme l'aménorrhée chez les filles, est caractéristique.

Internet

> http://www.anorexieboulimie-afdas.fr (Association française pour le développement des approches spécialisées des TCA, annuaire)

> http://www.bouliana.com (site créé par une ancienne anorexique)

> http://fna-tca. objectis.net (Fédération nationale des associations liées aux TCA)

> http://www.enfine.com (Solidarité et information autour des TCA)

> filsantejeunes.com

> http://solidarite-anorexie.spaces.live.com (Association Solidarité Anorexie)

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