Le cyclone dans les yeux - L'Infirmière Magazine n° 244 du 01/12/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 244 du 01/12/2008

 

birmanie

Reportage

Six mois après le passage dévastateur de Nargis, la vie a repris dans le sud de la Birmanie, mais dans des conditions encore plus difficiles qu'avant la catastrophe.

Elle s'est placardé le visage d'une couche de fond de teint, barbouillé les yeux d'un rimmel bon marché. Qu'attend donc, ainsi fardée, Khin San Win ? À quoi pense cette paysanne de 28 ans lorsqu'elle se balance sur le hamac tendu dans son minuscule palais, une hutte de bambou recouverte d'une bâche, construite par son frère à l'écart du village ? « Elle ne vous comprend pas », dit doucement sa mère venue lui tenir compagnie. La nuit du 2 au 3 mai 2008, le cyclone Nargis a emporté les deux fils de Khin San Win. Ils avaient trois et huit ans. Depuis, la jeune femme s'est retranchée dans son monde. Tellement inaccessible que son époux l'a quittée. Ici, à Sein Yati, on ne parle pas de folie, mais d'un « cas grave de dépression ».

Ce village, l'un des principaux du delta de l'Irrawaddy, a perdu 201 de ses 528 habitants dans la catastrophe. Dans la région, le raz-de-marée et des vents de plus de 150 kilomètres-heure ont tué, selon les estimations, 140 000 à 200 000 personnes. Pourtant, l'urgence médicale proprement dite a été brève. Les premières équipes humanitaires étrangères autorisées par la junte à se rendre sur place ont surtout eu à traiter des pathologies « classiques » : dysenteries, diarrhées, difficultés respiratoires...

Riz avarié

En quelques mois, la vie a repris. Tant bien que mal. Mais pire qu'avant. Les rescapés ont reconstruit leurs maisons avec des matériaux de récupération, des bâches et des feuilles de palmier. Jamais ils n'ont compté sur une quelconque assistance, d'autant que la dictature militaire a toujours délaissé cette région. « Il n'y avait que les étrangers pour penser que le gouvernement ou quelqu'un d'autre viendrait nous aider », glisse un villageois dans un sourire.

L'ampleur du mouvement de solidarité engagé d'abord par la société civile et religieuse birmane, puis par les organisations internationales a stupéfié les survivants. Mais aujourd'hui, ils constatent que ce soutien se fait de plus en plus rare. « La dernière distribution de riz remonte à plus d'un mois. Nous sommes obligés d'entamer nos stocks de riz avarié, qui nous donne des maux d'estomac », se désole U Kyin Htwe, un habitant du village d'Uto.

En cette fin d'année, les regards des villageois sont fixés sur les rizières. « À cause du sel qui a fait pourrir une bonne partie des champs, la récolte devrait se limiter à la moitié de celle de l'an dernier, soupire U Tu Chit Pu, le chef de Sein Yati. Ce sera peut-être suffisant pour nourrir la population, mais pas assez pour rembourser les emprunts que nous avons contractés auprès de riches commerçants de Bogale. »

Un futur angoissant

Partout, les villageois tiennent un semblable discours sur les contraintes liées à l'endettement, les angoisses de la production rizicole, l'attente d'un nouveau bateau. « Il nous faudra plus de dix ans pour retrouver une vie normale », estime U Kyin Htwe.

Si les rescapés de Nargis finiront par s'en sortir matériellement, comment ceux, innombrables, qui ont perdu tant de proches pourront-ils surmonter leur traumatisme ?

Insomnie, palpitations...

Médecins sans frontières, une des rares ONG étrangères présentes en Birmanie avant le cyclone, a rapidement envoyé des missions d'évaluation psychologique dans les zones dévastées. Elles y ont relevé de nombreux cas d'insomnie, de palpitation, d'hypertension, de dépression ou d'anxiété.

Dans certaines régions, 30 % de leurs patients sont atteints de troubles psychologiques. Mais « nous y avons constaté une énorme résilience, raconte Maud Bossis, coordinatrice médicale de MSF Suisse, sans doute due à un fort tissu social, au bouddhisme et au fait que personne n'a été épargné. » Habitant du village de Kon Thee Chaung, Maung Oo, cultivateur de 42 ans, a perdu son épouse et trois de ses quatre enfants. « Ils me manquent beaucoup, soupire-t-il. Mais ici je ne suis pas une exception. Tout le monde a perdu quelqu'un, c'est notre destin. » Ce partage du malheur pourrait s'avérer un des meilleurs remèdes contre la dépression. Mais il ne suffira pas. Aung Min, un jeune homme d'affaires birman qui joue les intermédiaires entre populations sinistrées et organisations humanitaires, confirme que malgré les mois écoulés « les gens sont toujours traumatisés. Certains se mettent à pleurer à l'arrivée d'un étranger au village. Beaucoup restent muets, hagards. L'alcoolisme commence à faire des dégâts ».

Soins psychologiques

Plusieurs organisations locales et internationales ont envoyé des équipes formées aux soins psychologiques. « La priorité est de remettre les gens au travail, les enfants à l'école, explique Frank Smithuis, directeur de MSF Hollande à Rangoon. Nous avons formé du personnel local afin de faire du conseil individuel et de groupe. » Partout, de longues tentes de toile bleue émergent de la ligne d'horizon. Ce sont des écoles temporaires et des salles de récréation installées par l'Unicef. « Nous tentons d'occuper les enfants avec des jeux, des ateliers artistiques », précise Aung Min, qui a participé à ce programme de l'Unicef.

Peuple méprisé

Aujourd'hui, faute de moyens et de volonté politique, le delta fonctionne au système D. « Il faudrait un vaste plan de développement de plusieurs milliards de dollars financé par l'aide internationale », estime un responsable des Nations unies à Rangoon.

La junte, obsédée par son maintien au pouvoir, avec comme prochaine étape des élections prévues en 2010, n'a que faire de ce peuple depuis toujours méprisé. La communauté internationale, méfiante, se montre pingre. La moitié à peine d'une enveloppe promise de 480 millions de dollars a été débloquée. Les survivants du cyclone sont retombés dans l'oubli. Jusqu'à la prochaine catastrophe ?