La maternité épaulée - L'Infirmière Magazine n° 245 du 01/01/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 245 du 01/01/2009

 

une unité mère-enfant

24 heures avec

À Bordeaux, une unité de l'hôpital Charles-Perrens accueille des femmes enceintes et de jeunes mères souffrant de pathologies psychiatriques, le temps d'apprendre, pas à pas, à tisser des liens avec leur bébé.

Elle déambule, souriante, presque fière, dans les couloirs aux murs pastel d'un petit bâtiment de pierre blanche. Son enfant dans les bras, une petite Léa (1) aux yeux mi-clos, trois mois tout juste. Aux murs, des photos de bébés, des cadres où, brodés au point de croix, ours bruns et lapins disent l'enfance. Plus loin, dans une grande pièce inondée de soleil, des tapis de sol jonchés de jouets et des lits de bébés où tournent des mobiles colorés.

En ce début de matinée, Nadine se promène. Promène sa fille. Comme pour dire sa maternité, qu'elle veut consciencieuse... jusqu'à ce qu'elle lâche prise. Au fil des pas, ses mains ont beau caresser Léa, son regard se perd. Et en un instant, la relation semble se vider : brusquement, Nadine lâche la tête de sa fille, qu'elle laisse pendre dangereusement... pour mettre les mains dans les poches. Aussitôt, Marie-Laure est là. La main experte de l'infirmière redresse avec douceur la tête de l'enfant... « Restez avec Léa, souffle-t-elle à la jeune mère. Elle est fragile encore. Là, elle est bien contre vous. » Nadine rouvre les yeux à sa fille... et reprend sa ronde. Accompagnée du regard par Marie-Laure.

Vigilance soignante de tous les instants. Qui dit la souffrance extrême. Celle de jeunes mamans et de femmes enceintes souffrant de troubles psychiatriques tels qu'ils nécessitent une hospitalisation. Pour les accueillir, une unité mère-enfant - dépendant du service de psychiatrie adulte du Pr Hélène Verdoux - a ouvert ses portes à Bordeaux en septembre 2000 au centre hospitalier Charles-Perrens. L'UME dispose, pour ces mères accompagnées d'enfants de moins d'un an et ces futures mères, de cinq lits d'hospitalisation temps plein et de cinq places en hospitalisation de jour. L'équipe, pluridisciplinaire, est constituée d'un psychiatre et pédopsychiatre - le Dr Anne-Laure Sutter -, d'un interne en psychiatrie, d'une psychologue, d'une assistante sociale à mi-temps, d'une secrétaire, ainsi que de 12 infirmières et d'un cadre de santé, de 3 auxiliaires de puériculture et de 4 agents de service hospitalier. Auxquels s'ajoutent, au fil des stages, des étudiants.

Désordre et souffrance

« Pour toute femme, la grossesse est un véritable cataclysme, hormonal, physique, mental... et l'arrivée d'un enfant est source de stress. La souffrance, et donc l'impératif de soin, surgit, parfois brutalement, lorsque ce cataclysme se transforme en désordre psychique », explique Anne-Laure Sutter. Schizophrénie, troubles psychotiques, troubles anxieux... qu'ils se déclenchent lors de la grossesse ou à la naissance de l'enfant, ou qu'il s'agisse de troubles préexistants évoluant en période puerpérale, ici les pathologies des mamans sont toutes très lourdes. Espace protégé et protecteur, l'UME leur apporte un espace unique de soin, et l'occasion d'apprendre, petit à petit, à « tricoter » un lien avec leur enfant.

« Juste distance »

Réveils abrupts ou groggy, premiers cris ou babils d'enfants, les heures de ce lundi matin défilent... à toute allure pour les soignantes, à petits pas souvent pour les patientes. Le petit déjeuner, pris en commun à 8 heures par les mamans présentes à temps plein, est loin. Celles qui viennent pour la journée sonnent déjà pour qu'on leur ouvre la porte des lieux, fermée à clé.

Bref défilé de poussettes. Deux ce matin. Julia, déjà fatiguée par les caprices de sa tonique petite Mary, dont les bras se tendent vers Virginie, infirmière, qui lui sourit. Il faut dire que ces deux-là se connaissent bien : Julia et sa fille ont passé trois mois à temps plein ici. Départ du Nigeria enceinte, abandon par le papa à l'aéroport, viol... douleur sans fond. Julia dit ses maux, pudique mais posée. Souffrant d'un syndrome de stress post-traumatique, hallucinant, parlant de jeter sa fillette par la fenêtre, elle a passé ses premiers jours dans l'UME à dormir. Avant de remonter la pente... de réapprivoiser le monde, de découvrir sa fille. Elle se dit aujourd'hui « confiante, même si l'angoisse est toujours là ». Aux côtés de Julia, Gaëlle, et son fils de 10 mois, Mathieu, « qu'elle n'arrive pas à lâcher ». Toujours au sein, explique-t-elle. La jeune femme, qui a un temps suivi des études d'infirmière, évoque à mots mi-fuyant mi-experts ses troubles bipolaires - dont beaucoup souffrent ici. Martine écoute. Enceinte, elle confie sa « crainte, oui, peut-être, d'être mère. C'est du travail ! »

Auprès de toutes ces mamans, jamais loin, les blouses blanches de l'équipe soignante. « Jongler, trouver la juste distance, voilà notre rôle, confie une infirmière. Être dans l'empathie sans être intrusive ; aider, soutenir, accompagner, suppléer s'il le faut, mais sans prendre la place de la maman auprès de son bébé. » Travail complexe, tout en finesse. « Hormis les prises de constantes, le matin au réveil, et les distributions des traitements médicamenteux, le rôle infirmier est un exercice d'équilibriste, une observation attentive, pour évaluer les besoins de la dyade mère-enfant », ajoute Dominique, cadre infirmière. Évaluation d'autant plus précieuse qu'elle guide, couplée aux regards de tous les membres de l'équipe, l'évolution du parcours de soins que traversera chaque mère.

Être à la hauteur

La fin de matinée approche, et avec elle, aujourd'hui, la visite d'Anne-Laure Sutter dans les chambres des mamans. Les bras ballants, Laure fait les cent pas dans le couloir. Anxieuse. Elle a refusé ce matin de se lever pour déjeuner... trop fatiguée. Mais l'heure tourne. Elle n'est toujours pas douchée. Camille, étudiante sage-femme, s'approche et lui explique à quel point « c'est essentiel quand on a accouché il y a trois jours à peine ». Affolement... Laure veut être prête pour l'arrivée du médecin. Être prête... montrer qu'elle est « une bonne mère », tenter de mettre au second plan la schizophrénie - « d'ailleurs en ce moment, je suis en forme ! » - reléguer loin, très loin, la peur qui la ronge : celle de ne pas être à la hauteur, et que sa petite Cécile soit placée... comme son grand frère, aujourd'hui adolescent, l'a été. Malika, auxiliaire puéricultrice, vient à sa rescousse. Et l'accompagne nourrir sa pitchoune qui a faim. Les gestes de Laure sont fébriles, mais son regard vers sa fille est émerveillé. Une cuillère, puis deux, un peu d'eau... et un regard quêtant l'approbation de Malika. Rassurante, celle-ci lui tend sa fille, l'aide à s'installer. « Un peu plus haut la tête. Oui, là, parfait. » Cécile tête goulûment. Sourire de Laure qui, le biberon fini, a le temps de changer sa fille - avec Malika -, de se laver et de s'habiller. Au médecin qui entre dans sa chambre, elle dit son état - sa joie d'être mère... ses incertitudes aussi. « Mais je vais apprendre », ajoute-t-elle. Laure demande à être autorisée à sortir ce week-end faire quelque courses, car elle n'a plus de vêtements à se mettre... et sourit aux anges quand Anne-Laure Sutter, penchée sur sa fille, dit combien celle-ci a l'air en forme.

Doutes tenaces

Dans chaque chambre, cette même angoisse : celle d'être une mauvaise mère. Immense culpabilité. Peur de faire souffrir son enfant... et, souvent, difficulté à accepter le regard soignant. « Oscillation perpétuelle, entre envie de bien faire et tentation de lâcher prise, car on n'y arrive plus, ou pas », analyse lucidement Gaëlle. Deux états qui ne s'excluent pas l'un l'autre, bien au contraire... d'où la complexité de la tâche des soignantes qui accompagnent ces mamans. Avant de se mettre à table - sans les enfants, c'est la règle - Jessica dit justement cette difficulté à Marie-Laure.

Rage de cette mère de près de 40 ans, qui a mal supporté les questions du médecin : prend-elle toujours de la drogue... ou est-ce la méthadone qui la rend ainsi groggy ? Jessica s'insurge : elle ne prend rien, juré. L'équipe doute... mais l'écoute. Aidée de Nathalie, assistante sociale, Jessica a rédigé une lettre pour entrer en cure de désintoxication. Mais ne l'a pas envoyée. Le juge risque de placer Cindy... mais sa mère, groggy, se lasse de râler, et se précipite sur la nourriture qui arrive. Les mailles du lien mère-enfant ne se tricotent pas toujours si aisément... « et si le placement est toujours suprêmement douloureux, il est aussi parfois, en même temps, un soulagement pour certaines », confie Virginie, infirmière qui anime dans l'UME des ateliers-médiations réunissant les enfants placés et leurs parents.

Le déjeuner a filé, en silence aujourd'hui, et l'après-midi s'égrène... au rythme des états maternels, des cris et premiers pas des enfants. Martine et Nadine sont dehors, tirant, les doigts crispés, sur une énième cigarette. Julia fait un somme tandis qu'Anne-Marie, auxiliaire de puériculture, joue avec sa fille sur le tapis de sol... Élisabeth, la psychologue, passe dans la chambre de Cécile tester les réflexes de l'enfant sous le regard attentif, et parfois effrayé, de sa maman. À Laure, elle propose une prochaine séance vidéo, film des interactions entre la mère et l'enfant, outil d'analyse précieux pour la soignante... « et pour la maman elle-même, ajoute Élisabeth. Accepter d'être filmée, puis de se regarder, c'est accepter de se voir, avec son enfant. Un point d'accroche avec la réalité », un pas du tissage du lien mère-enfant, vécu, vu. Tel qu'il est...

Plus loin dans le couloir, Camille trépigne. La jeune mère attend impatiemment 16 heures... le temps pour son mari et sa fille de venir lui rendre visite, alors que les mamans en hospitalisation de jour commencent à partir. Ses traits tirés et bouffis disent l'état de crise dont elle émerge tout juste : un épisode psychotique si violent qu'il a nécessité - cas rare - une procédure d'isolement pendant quinze jours tandis que sa fille était confiée à un père désemparé.

Stratégie de suivi

Sourire extatique de la mère à l'arrivée des siens. Sourire, prudent, du papa aussi... heureux de voir que sa femme va mieux, lui qui dit combien il a été « désemparé devant ces troubles, cette maladie » qu'il ne comprenait pas. L'équipe est confiante pour Camille. Elle ne devrait plus rester longtemps dans l'unité. Mais son suivi ne s'arrêtera pas pour autant, précise Virginie. Ici, la durée moyenne d'hospitalisation est de soixante jours, parfois bien plus.

À la sortie, une stratégie d'accompagnement est mise en place : consultations de suivi, visites à domicile, alliées à tout un travail en réseau, avec les centres de PMI notamment. Et en amont... un travail de liaison avec la maternité du CHU - consultations d'Anne-Laure Sutter et visites d'Élisabeth. Un travail au long cours... et d'une importance vitale. « Sans mon passage ici, Mary et moi nous ne serions certainement plus là aujourd'hui », souffle Julia, partant avant que la nuit ne tombe. À l'intérieur, les premiers cris enfantins appelant le biberon du soir résonnent. Laure se lève pour sa fille. Tisse le lien. Accompagnée par l'équipe de nuit.

1- Les prénoms des mères et de leurs enfants ont été modifiés.