Le suicidaire extraordinaire - L'Infirmière Magazine n° 246 du 01/02/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 246 du 01/02/2009

 

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Vécu

Face à tout acte suicidaire, l'intérêt des équipes somatiques pour le patient nous semble indispensable pour que nous, l'équipe psychiatrique, puissions intervenir dans de bonnes conditions. Pour cela, tout acte suicidaire doit être considéré comme nécessitant un temps d'élaboration. J'ai choisi une vignette clinique qui emblématise un phénomène rarement observé à l'hôpital général : l'investissement de tous. En effet, les équipes somatiques et l'équipe psy souhaitaient toutes que ce patient reste à l'hôpital général. Un transfert de travail comme on en rêve ? Mais qui est donc ce patient ?

Physicien de haut niveau

Monsieur B. est un homme de 40 ans, célibataire, sans enfant, l'aîné d'une fratrie de trois. Issu d'un milieu modeste, physicien de haut niveau, il travaille depuis dix ans dans un centre de recherche. Il a présenté ses travaux dans de nombreux pays. Il semble plutôt insatisfait de ses recherches car il n'a pas réussi à se démarquer. Il aurait aimé faire une découverte qui marque son temps.

« Cette chute était écrite »

Nu, enroulé dans sa couette, Monsieur B. s'est jeté par la fenêtre de son appartement. Lorsque nous le rencontrons, après plusieurs semaines d'hospitalisation en réanimation, le contact est facile et il semble heureux de nous voir. Ses grands yeux cherchent à nous convaincre de croire à son histoire : « Tout le monde dit que j'ai sauté. Je n'ai pas sauté, j'ai chuté. Cette chute était nécessaire, écrite. Maintenant, je vais revivre. Et puis, ce n'est pas la chute qui est importante, mais la réception. »

Monsieur B. dit qu'il n'est pas déprimé. Il se trouve dans un déni notable des faits puisqu'il a sauté de très haut en enjambant une balustrade. Il refuse de se remémorer les circonstances exactes.

« Excellent malade »

Lors de notre premier entretien, l'équipe de réanimation est déjà très impliquée dans la prise en charge de ce patient, très curieuse, demandeuse d'explications pour la conduite à tenir. Les soignants de ce service, très technique, sont à chaque fois très attentifs aux éléments de compréhension que peut apporter l'équipe psychiatrique envers leurs malades. Cette attitude facilite toujours la prise en charge et l'orientation de nos patients. Cette fois, encore, nous avons pu travailler vraiment ensemble. Je pense que cet investissement est dû au profil du patient.

Ils ont pu apprendre par ses proches qu'il s'agit d'un homme d'un haut niveau socioculturel. Il est chercheur, intelligent. Avant même qu'il se réveille, les soignants l'appréciaient déjà.

Nous avons l'impression que ce patient suscite chez tous les soignants une sorte de fascination, due en partie à l'écart entre la brutalité, la folie de l'acte et la personnalité supposée du malade qui paraît très accessible, au premier abord. Tout le monde cherche à comprendre l'incompréhensible. Lorsque Monsieur B. se réveille, il s'avère un « excellent malade »... c'est-à-dire un patient compliant, sympathique, coopérant aux soins. Ce qui renforce l'investissement de l'équipe.

Dialogue étroit

La mise en commun des compétences de chacun a permis que s'installe un climat de confiance qui a bénéficié au patient à sa sortie de « réa ». Malgré les problèmes mineurs rencontrés dans notre équipe, nous avons pu mettre en place un suivi thérapeutique. L'intérêt du chef de service a permis de maintenir le projet d'hospitalisation hors de la psychiatrie avec la collaboration étroite des autres chefs de service et de leurs équipes.

Son transfert en orthopédie, compte tenu des soins somatiques, a été retenu et s'est déroulé sans problème. Monsieur B. y est resté environ une semaine. Nous l'avons vu trois fois. Les entretiens nous ont permis de mieux le connaître et de renforcer notre désir de continuer à le voir à l'hôpital général. Il a été transféré au service de rééducation fonctionnelle. Le chef de service lui-même a tenu à ce que ce patient y reste jusqu'à la fin de sa rééducation, alors même qu'il présentait une pathologie psychiatrique à risque. Cet engagement a été possible par un dialogue étroit au plus haut niveau. Nous avons continué à le suivre, chaque jour, pendant toute la durée de son séjour.

Méditation

Peu à peu, la confiance s'est installée. Il m'a parlé de sa quête spirituelle. Il a fait plusieurs formations sur la méditation et pratique le zen. Fasciné par le Japon, entre l'Orient et l'Occident, il se sent en harmonie avec ces cultures où le corps et l'esprit ne font qu'un. Il évoque également ses difficultés relationnelles au sein de sa famille. L'emprise de ses parents est devenue insupportable lors de son hospitalisation. Ils venaient le voir, tous les jours, à la même heure mais la communication était impossible. Il vivait également très mal la culpabilité de ses proches qui n'ont pas pu l'aider lorsqu'il était très malade, avant son passage à l'acte. Il parle aussi beaucoup de sa sexualité, de sa relation avec les femmes. Cette impossibilité de construire une relation stable sans ambivalence.

« Hors norme »

De plus, à chaque entretien, il se livre à une grande interprétation de tous les signes. Il a un sentiment paradoxal qu'il décrit très bien. Il a des capacités, selon lui, à voir l'avenir mais en même temps ne voit pas ce qu'il devrait voir. D'où un désir de maîtriser l'environnement et tous ses signaux. Ce qui entraîne une interprétation constante de tout ce qui lui arrive : le prénom Clara était écrit sur la chasse d'eau des toilettes de sa chambre, or c'était le prénom de son premier amour. C'était le signe qu'il devait me parler de sa sexualité. Il a des douleurs dorsales. Il me dit : « J'ai commencé à avoir mal à la cinquième vertèbre lorsque j'étais en cinquième, au collège. » L'heure à laquelle débutait l'entretien était un signe, etc.

Monsieur B. évoque sa passion pour les grands hommes politiques : le général de Gaulle ou François Mitterrand, auquel il s'identifie massivement. Il peut, dit-il, se faire passer pour « un ballot », une bonne pâte, alors qu'il sait depuis toujours qu'il y a un grand fossé entre lui et les autres. Il est conscient d'avoir une personnalité « hors norme ».

Envie de comprendre

Quelque temps avant son départ, grâce aux équipes pluridisciplinaires (kiné, radio, soins somatiques), Monsieur B. va prendre conscience de la gravité de son geste. La peur de ne pas retrouver son autonomie va le gagner (peur de ne plus pouvoir conduire sa voiture, etc.). À notre grande surprise, le patient quitte l'hôpital général pour un autre centre de rééducation, conséquence d'une recherche obstinée menée par ses parents. Ils voulaient que leur fils soit près de chez eux. À son retour, Monsieur B. a été reçu en consultation dans un centre médico-psychologique.

Ce patient n'a laissé personne indifférent. Parfois même on me demande de ses nouvelles. De part et d'autre, chacun a manifesté une grande curiosité, l'envie de comprendre puis d'aider. Il me semble que ce patient a fait ce geste dans un moment de grande folie, et cette folie a été très bien acceptée à l'hôpital général. Pourquoi ? Parce que l'implication était de qualité, que l'hospitalisation a permis un précieux étayage. Bien cadrées, les équipes, dans ces conditions, se sentent rassurées et peuvent accomplir un vrai travail de soutien et d'accompagnement.

Temps partagé

Souvent, les tentatives de suicide sont banalisées, parce qu'elles sont nombreuses. Le passage à l'hôpital général est tellement rapide qu'il n'y a pas d'investissement possible. Le temps, un élément important, est capital pour éviter les récidives. Malheureusement, à l'hôpital général, il faut aller vite, le plus vite possible pour être « rentable ». À peine la valise est-elle ouverte qu'il faut la refermer. Ce qui est à entendre n'est pas entendu. Souvent, nous ne pouvons échanger que dans des situations extrêmes : tentative de pendaison, tentative de suicide par arme à feu, placement d'ados en urgence ou même tentative de suicide au sein même de l'hôpital.

Alchimie inexplicable

Il me semble que ce manque d'échange, cette difficulté de transmission due au manque de temps, provoque beaucoup de malentendus qui nuisent à l'implication collective.

Le passage à l'acte est souvent l'aboutissement d'une longue souffrance, consciente ou inconsciente, que l'on va nous demander de résoudre en quelques heures. Chaque histoire est singulière. Il est difficile d'établir un protocole. Cela prend du temps et ce temps, c'est le nôtre.

J'ai tenté d'analyser la position de chaque équipe, mais certains éléments m'ont sûrement échappé. L'alchimie ne s'explique pas. Mais n'attendons pas qu'arrive le prochain chercheur pour bien travailler ensemble.