Les anciens et les modestes - L'Infirmière Magazine n° 246 du 01/02/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 246 du 01/02/2009

 

l'ehpad saint-camille

24 heures avec

Avec des moyens humains et financiers limités, l'équipe de Saint-Camille, à Lyon, s'occupe d'une centaine de personnes âgées dépendantes, tant physiquement que mentalement.

Dans le Ve arrondissement de Lyon, un grand parc ceinture une vénérable demeure, fondée en 1874. Pères et frères accueillaient autrefois les plus démunis dans cette maison de retraite médicalisée associative. À proximité, leurs consoeurs de Notre-Dame de La Salette s'occupaient des femmes... Saint-Camille, devenu mixte, s'est transformé en Ehpad en janvier 2007.

Directeur de l'établissement depuis quinze ans, André Lusset invoque un « humanisme pratique ». « Notre prix d'hébergement de journée, fixé à 48,69 euros, est l'un des plus bas du Rhône, indique-t-il. Cela permet d'accueillir des gens aux revenus modestes. Cinquante de nos 105 résidents bénéficient de l'aide sociale, versée par le conseil général. » De plus, l'Ehpad héberge une dizaine d'handicapés mentaux vieillissants ainsi qu'une vingtaine de personnes souffrant de troubles psychiatriques. Pour veiller sur eux, l'équipe médicale est constituée d'un médecin coordonnateur, d'un cadre de santé, d'une psychologue à temps partiel, de cinq infirmières (quatre à temps plein, une à temps partiel) et de seize aides-soignantes.

Mercredi, 10 h 45. Installées autour d'une table, plusieurs vieilles dames, venues avec leur canne ou leur déambulateur, attendent, dans un silence presque complet, la tenue d'un groupe de parole. Poussées par Martine Liautaud (la psychologue) et Stéphanie Berrard (l'animatrice), d'autres participantes arrivent doucement. À Saint-Camille, plus de la moitié des résidents vit ainsi, suspendue au lent rythme des manipulations de fauteuils roulants...

Tour des sentiments

Un soleil généreux pénètre par la baie vitrée. Doucement, la conversation s'éveille. « Je vous ai croisée avec le sécateur dans le parc, lance la psychologue.

- Oui, j'enlevais les fleurs fanées. On a planté tout ça lors de l'atelier jardinage. Il y a toujours des petites tomates...

- Il faudrait qu'on les donne à la cuisine », suggère Martine Liautaud.

- « Madame X, hier, elle a pas mangé sa soupe », reprend une participante.

Silence gêné, que rompt Simone : « Moi aussi, avant, entrer en maison de retraite m'épouvantait. Je pensais que c'était quelque chose d'affreux, avec des personnes âgées presque martyrisées. J'avais dit à mon fils que je préférais me jeter à l'eau... Du coup, quand j'étais chez lui, il n'était pas tranquille. Les premiers jours, ici, j'étais très triste.

- Au début, c'est dur de se séparer de ses affaires, constate Martine Liautaud. Il faut trouver ici son espace, chacun à sa manière.

- Ma fille m'a dit que j'avais maintenant l'air heureuse. Dans ma belle maison, j'étais bien seule, répond Simone.

- À la fin, vous déprimiez, dit la psychologue.

- Moi, je pense toujours à chez moi !, proteste une autre participante.

- C'est normal, approuve doucement la soignante. On n'oublie pas ce que l'on a vécu. Mais on peut aussi créer quelque chose à Saint-Camille. »

Une autre résidente prend la parole. « Aux repas, j'ai en face de moi une personne qui raconte toujours la même chose. Elle commence à me bassiner.

- Il faut parfois un peu supporter les autres, suggère Martine Liautaud.

- L'autre dame qui mange avec nous, il n'y a pas moyen de lui tirer un mot... Le premier jour, elle m'a raconté qu'elle avait eu six enfants. Mais depuis, plus rien... Est-elle dépaysée ?

- À leur arrivée, il y a des gens qui paniquent, observe la psychologue.

- Mon compagnon, lui, ne voulait plus manger, reprend une vieille dame.

- Il n'en pouvait plus, ça a été très difficile pour vous. C'est dur, ça ne fait pas longtemps qu'il est décédé », explique Martine Liautaud. Des sanglots lui répondent...

En trois quarts d'heure, le petit groupe a fait le tour d'un monde de sentiments, tout en partageant sourires et pleurs. De la vie d'hier à la mort de demain. Au rythme des grandes comme des petites misères. Il est bientôt midi, l'heure du déjeuner.

Ronde des piluliers

En bas, Myriam Isoard, infirmière, semble voltiger entre les tables, distribuant à chacun son traitement tiré de piluliers placés sur un imposant chariot. Des aides-soignantes aident certaines personnes âgées à manger. L'une d'elles demeure dans le refus. Myriam Isoard se penche vers elle : « Vous n'avez pas envie de manger ? Les choses sont mal faites, moi j'ai envie, et faut pas... » Puis elle verse un cachet dans un verre et s'assure de sa prise. La ronde des traitements repart de plus belle. Mais elle n'a rien d'une course folle : l'infirmière reste concentrée, vigilante. Parfois, elle vole quelques instants au temps, pour informer ou réconforter, complétant sa visite du matin : « Murielle vous apportera la savonnette demain » ; « Vous ne voulez pas prendre le traitement en gélules ? J'ai un effervescent... ça va ? ». Elle parle aux résidents en les fixant droit dans les yeux, « mais ça ne marche pas avec le monsieur d'en bas, qui ne regarde pas, ne parle pas... ».

« Soldats du feu »

Aides-soignantes, infirmières, cadre de santé, gouvernante, psychologue et animatrice se réunissent chaque début d'après-midi pour faire le point. Il en va de même lors de la grande relève du jeudi, phase de transition entre les équipes, en présence du médecin coordonnateur. Étage après étage, on récapitule les nouveaux arrivants, ceux qui n'ont pas mangé, ceux dont l'état de santé se dégrade. « Il fait des crises de panique. Il hurle, il se raidit, on ne peut plus le coucher. Il y a des moments où on le sent non accessible », entend-on. Ou encore : « Lors des soins infirmiers, on a l'impression de le torturer. » Déprime, envie de suicide, refus de l'hygiène, violences verbales ou même physiques entre personnes âgées, hurlements font partie des comportements auxquels sont confrontées aides-soignantes et infirmières. « Elles sont les soldats du feu, reconnaît volontiers Martine Liautaud. On doit régulièrement accepter des limites, voir comment accompagner les personnes. » Ce qui demande patience et sens de la négociation...

Les recherches de solutions sont d'ordres multiples. Empiriques et drôles souvent. « Il y a un patient que j'appelle "le beau gosse de Saint-Camille", raconte la psychologue. ça le détourne de ses obsessions. » D'autres solutions marient l'aspect matériel à la psychologie : changement de chambre, de voisins de table, participation en petits groupes à des dîners thérapeutiques, où l'on dresse une jolie table... « Dans certains cas, le seul travail sur la pensée ne suffit pas, remarque Martine Liautaud. On a par exemple aidé une dame à prendre sa place de grand-mère. J'en accompagne une autre en visite dans une communauté religieuse, à l'extérieur... Il faut mener des actions concrètes, surtout dans les cas de psychose. » S'occuper d'anciens clochards implique aussi de savoir respecter, autant que possible, leur besoin d'isolement.

Soins palliatifs

« En gériatrie, il n'y a pas que le côté dément, agité », soutient l'infirmière Khalifa Djelti. Si elle déplore « la lourdeur du soin physique, qui empêche parfois de nous occuper du reste... », elle a aussi des mots lumineux pour évoquer « ces résidents qui vous disent que vous leur avez manqué, vous faisant oublier la fatigue. » Et puis, il y a des personnages : « Les Alzheimer, ils se souviennent de ce qu'ils ont vraiment aimé ! Tenez, on a ici un ancien chef étoilé. Il me parle de ses recettes. Parfois même, me prenant pour sa femme, il m'apostrophe : les choucroutes, ça en est où ? Avec eux, le relationnel est différent. »

Elle souligne l'importance du protocole de soins palliatifs mis en place par le cadre de santé : « Ici, tout le monde se sent concerné par la mort. Personne ne se défile. Les patients sont placés au premier étage, là où il y a le plus de passage. Avec les aides-soignantes, on fait une ronde toutes les heures. Et on essaie de soutenir les familles. On fait aussi des soins préventifs, de la lutte contre la douleur, de l'hydratation... »

Parmi les résidents, huit sur dix meurent à Saint-Camille. « Chez eux », note sobrement Régis Chazot. « À l'approche de la mort, nous accentuons notre présence. Les kinésithérapeutes pratiquent des massages, de la mobilisation respiratoire... Nous faisons parfois prendre de la morphine par la bouche, une heure avant les soins. On a aussi des gens qui s'alimentent jusqu'à la fin, avec des aliments mixés, de l'eau gélifiée. Pour que le mourant puisse encore parler, embrasser sa famille, on utilise des produits qui graissent, qui parfument ou qui hydratent la bouche. Mais chaque situation est particulière. »

Liens en ville

Parce que Saint-Camille accepte depuis longtemps des résidents venant du secteur psychiatrique, une collaboration s'est établie avec l'hôpital du Vinatier et avec le centre médico-psychologique du IIe arrondissement. Le médecin Jean-Pierre Bertaud et l'infirmière psychiatrique Élisabeth Bonnard viennent échanger sur les personnes âgées, en présence du cadre de santé, du médecin coordonnateur et des médecins généralistes. Des cas de paranoïa, de schizophrénie autistique, de dépressions, de refus des soins du corps ou des changes, de violences, de replis sur soi sont évoqués. Le psychiatre confirme ou modifie les traitements (ou leur dosage), en prenant en compte leurs effets secondaires négatifs (obésité, constipation...).

Dans les cas les plus graves, des réhospitalisations sont décidées. Avec, parfois, de bons résultats : « Après dix jours à Pierre-Garraud, cet alcoolique dégradé s'est redressé. Il remarche à Saint-Camille en déambulatoire. On va essayer de conserver les bienfaits de l'hôpital. Il faudrait éviter qu'il se relâche, en sombrant de nouveau dans la dépression. »

« On a besoin de temps de discussion en interdisciplinarité pour individualiser les suivis », remarque Martine Liautaud. Ce que, malheureusement, les politiques ne prennent pas toujours en compte dans le calcul des budgets. « On est passé des hospices aux Ehpad, conclut André Lusset. Pour bien s'occuper des aînés, il faut des moyens humains. En gériatrie, on est en train de combler notre retard, mais il faudrait que la dépendance devienne la grande cause nationale des prochaines années. »