Sur les traces des « bébés Thalys » - L'Infirmière Magazine n° 246 du 01/02/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 246 du 01/02/2009

 

belgique

Enquête

Face à l'impossibilité de recourir à la procréation médicalement assistée en France, de plus en plus de couples de femmes et de célibataires lesbiennes se rendent à l'étranger pour réaliser leur désir d'enfant. Enquête dans les hôpitaux de Bruxelles.

En France, les techniques de procréation médicalement assistée (PMA), comme l'insémination artificielle et la fécondation in vitro, sont exclusivement réservées aux couples hétérosexuels, mariés ou pacsés. Ni les célibataires ni les homosexuelles n'y ont droit. Mais voilà : comme le dit Franck Tanguy, porte-parole de l'Association des parents gays et lesbiens (APGL), « le désir d'enfant est comme l'eau : d'une manière ou d'une autre, il trouve toujours son chemin ! » Et ce chemin mène souvent en Belgique. La législation y est beaucoup moins restrictive qu'en France ; elle ne pose qu'une seule condition pour celle qui souhaite bénéficier de la PMA : la demandeuse doit avoir entre 18 et 45 ans. Point. Aucune référence à son statut marital ou son orientation sexuelle... Une aubaine que les homosexuelles ont rapidement saisi.

« Quand j'avais vingt ans, être lesbienne et maman était a priori incompatible, se souvient Emmanuelle, 41 ans, en couple depuis treize ans. J'ai longtemps refoulé mon désir de maternité, pourtant très fort. Il m'a fallu une longue psychanalyse pour comprendre et assumer ce désir. Après avoir discuté avec une amie, ma compagne et moi avons pris notre décision. En 2003, j'ai bénéficié d'une insémination artificielle avec donneur anonyme (IAD) dans une clinique de Bruxelles. Nous avons eu de la chance : ça a marché du premier coup ! » Aujourd'hui, Aurélien a 4 ans et deux petits frères, Bastien et Nico, conçus avec le même sperme deux ans et demi plus tard. Dans le milieu gay et lesbien français, ces enfants sont surnommés, avec plus ou moins d'ironie, les « bébés Thalys ».

Préjugés surmontés

Le Dr Paul Devroey, président du comité belge de bioéthique, dirige le centre de médecine reproductive de la VUB, la clinique universitaire flamande de Bruxelles. Il a été le premier, en 1981, à pratiquer des IAD avec des lesbiennes. « À l'époque, j'ai été très critiqué car les homosexuels étaient encore mal acceptés par la société. Cependant, j'étais interpellé par le fait que les lesbiennes et les célibataires étaient obligées de recourir à un homme, souvent dans des conditions scabreuses, pour concevoir un enfant. J'ai voulu médicaliser cette démarche, la rendre plus "propre", plus hygiénique. » Une ouverture d'esprit qui a fait des émules et engendré un véritable tourisme médical de la procréation.

Afflux de Françaises

Au début, le phénomène était marginal, quelques cas par mois tout au plus. Mais au début des années 2000, grâce à Internet, aux associations et au bouche-à-oreille, la demande explose. Malgré l'absence de chiffres officiels, on estime aujourd'hui à plus d'un millier par an le nombre de lesbiennes françaises, célibataires ou en couple, qui viennent bénéficier d'une IAD en Belgique. Les centres de PMA d'Érasme, de la VUB et de Cavell, trois des quatre cliniques bruxelloises qui les acceptent, en traitent près de 650 par an, soit 20 à 60 % du total de leurs patientes. Au point que ces centres ont été obligés de poser des limites. À Érasme, par exemple, la psychologue ne reçoit plus que deux couples de Françaises par semaine, contre sept ou huit quelques années plus tôt. À Cavell et à la VUB, une liste d'attente a été instaurée : il faut compter environ trois mois pour avoir un premier rendez-vous, et cinq à douze mois avant le début du traitement.

Le sperme manque !

Le but des cliniques n'est pas de freiner les candidates françaises ; au contraire, elles veulent bien les aider, mais pas au détriment des patientes belges. Ce n'est pas tant l'infrastructure ou le personnel soignant qui tendent à manquer ; le problème se situe au niveau de la quantité de sperme disponible. Bien que la législation belge soit, là aussi, moins restrictive que la nôtre - en France, le don de sperme n'est ouvert qu'aux seuls pères de famille, alors qu'en Belgique, tout homme majeur et en bonne santé peut faire don de son sperme - la plupart des centres de PMA manquent de donneurs. Certes, ils disposent presque tous de leur propre banque de sperme, mais cela ne suffit guère pour répondre à la demande ; malgré de fréquentes campagnes de recrutement, ils doivent souvent acheter les précieux gamètes à des banques étrangères. Ce qui explique les délais d'attente, de plus en plus longs, afin de satisfaire tout le monde.

Tout n'est pas possible

Cependant, toutes les candidates ne sont pas prises en charge : 5 à 10 % des demandes sont refusées. La décision est toujours prise en concertation, mais chaque clinique a ses propres critères et procédures de sélection. À Érasme, les demandeuses doivent rencontrer une psychologue ; à Cavell, les médecins sont seuls juges ; à la VUB, une fois sur deux, ce sont les infirmières qui interrogent les candidates. Les questions sont à peu près les mêmes partout : depuis combien de temps le couple est-il ensemble ? Qui va porter l'enfant ? L'entourage est-il au courant du projet parental ? Le soutient-il ?« Difficile de parler de "critères", explique Chantal Laruelle, psychologue en charge des demandes à la clinique de la fertilité d'Érasme. Ce n'est pas un élément qui entraîne le rejet d'une demande, mais plutôt l'accumulation de plusieurs problèmes et la façon dont le couple les gère... ou pas. » « Moi, du moment qu'elles sont entourées, équilibrées et intelligentes, ça me va ! assure le Dr Bernard Lejeune, chef du service de PMA de l'hôpital Edith-Cavell. Si je refuse une IAD à une femme, c'est en général à cause de son âge. »

Si elle ne rejette d'emblée aucun dossier, chaque clinique a ses tabous. « Je ne fais plus les mères porteuses, poursuit le médecin. Et bien sûr, j'exclus les cas psychologiquement et socialement anormaux. » « Nous refusons les transsexuels, dit Chantal Laruelle. Nous avons eu cinq demandes de ce type en vingt ans et nous n'avons jamais donné suite. » Quant aux projets de coparentalité (2), ils embarrassent les soignants. Ils étaient autrefois rarissimes, mais depuis 2005, les centres en examinent dix à quinze par an. « Personnellement, je trouve la coparentalité aberrante, estime le Dr Lejeune. Je ne la refuse pas toujours, mais je la décourage fortement. Élever un enfant à deux n'est déjà pas évident, mais à trois ou quatre, vous imaginez ? »

Un autre obstacle, et non des moindres, est le coût de la procédure. En tant que patientes étrangères, les Françaises doivent assumer seules la totalité des frais médicaux. Faisons le calcul. Le prix d'une consultation en Belgique oscille entre 75 et 80 euros. Dans les cliniques contactées, chaque IAD coûte entre 400 et 700 euros, acte médical, préparation du sperme et cathéter compris. Érasme les facture à 300, mais demande 750 euros pour l'accès à sa banque de sperme. Trop cher ? Tout est relatif : en Espagne, le prix d'une IAD est de 600 euros au minimum. À cette somme, il faut ajouter les examens à réaliser en France, ainsi que les transports.

« Ma compagne et moi venons de Toulon, explique Céline, 36 ans, le jour de sa première insémination artificielle à la VUB. Nous aurions pu aller en Espagne, mais nous avons préféré la Belgique pour des raisons linguistiques. Cependant, comme l'IAD se décide en fonction de mon cycle, nous n'avons pas pu acheter les tickets à l'avance. Nous avons payé le prix plein, soit 600 euros de TGV... » Pour peu qu'il faille à la patiente plus d'une tentative avant d'être enceinte, la facture finale peut s'avérer très salée. « Le recours à la PMA à l'étranger est un discriminant social, commente Franck Tanguy. Tout le monde n'a pas les moyens de débourser plusieurs milliers d'euros ! Et puis il faut pouvoir prendre congé du jour au lendemain, avoir un employeur compréhensif... »

Méfiance en France

L'IAD elle-même n'est pas une sinécure. Après une kyrielle d'examens préliminaires (bilans sanguins et endocriniens, sérologies, échographies, etc.), la patiente doit se soumettre à une surveillance médicale rigoureuse pour déterminer le moment le plus propice à la fécondation. Il est donc indispensable de trouver un médecin français qui accepte de la suivre. C'est là, parfois, que le bât blesse. Marjolaine, 38 ans et maman de Brindille, témoigne : « Au début, ma gynécologue m'a dit oui avant de changer d'avis. Elle avait peur de se faire prendre ! »

Le Dr Lejeune se souvient d'une patiente qui a dû solliciter cinq pharmacies avant d'en trouver une qui accepte de lui vendre les médicaments de stimulation hormonale dont elle avait besoin. Non que cela soit illégal, mais d'aucuns craignent qu'on leur reproche d'aider des lesbiennes à concevoir, en leur délivrant des traitements et en leur prescrivant des examens dont on sait pertinemment à quoi ils servent. « Ces cas existent, mais ils sont de plus en plus rares, tempère le Dr Devroey. La plupart des praticiens français ne sont pas opposés à l'homoparentalité. » Céline confirme : « Ma gynécologue a tout de suite accepté de me suivre dans cette aventure. Elle a même proposé de me déclarer en infertilité afin que je sois remboursée à 100 % par l'assurance-maladie ! »

Soutenues... à distance

Quant au personnel soignant belge, les infirmières en particulier, elles ont de l'empathie pour ces patientes venues d'ailleurs. « Comme ces femmes ne peuvent obtenir en France ce qu'elles désirent, elles ont raison de venir ici, estime Maryse Gysen, sage-femme à Érasme. Mais c'est difficile, pour elles : les cycles IAD sont lourds, physiquement et émotionnellement, et elles sont plus stressées que les autres car elles sont suivies à distance. Nous essayons de les soutenir au maximum, mais comme nous n'avons de contact avec elles que par téléphone, ce n'est pas évident. »

Une des originalités de la VUB est que le rôle des infirmières y est particulièrement important. Au centre de médecine reproductive, comme elles sont aussi nombreuses que les médecins, ce sont souvent elles qui reçoivent les patientes. Elles sont chargées de leur expliquer le protocole, de faire les bilans administratifs, de réceptionner et de transmettre les résultats d'examens au médecin. « Le jour de l'IAD, nous allons chercher le sperme au laboratoire, nous vérifions que tout est en ordre et nous réalisons l'insémination, explique Marie-Josée Janssens, infirmière dans le service du Dr Devroey. L'intervention est assez simple : on pose un spéculum, on introduit le cathéter jusque dans l'utérus et on injecte la semence à l'aide d'une seringue. L'acte en lui-même dure moins de cinq minutes. »

Bel avenir en vue

Cinq minutes, et avec un peu de chance, un bébé à la clé. Pour celles qui rêvent de devenir mères, en dépit des délais, des obstacles et des difficultés, le jeu en vaut la chandelle. Et vu le nombre de femmes qui s'engagent dans l'aventure, les « bébés Thalys » continueront encore longtemps à babiller dans les maternités françaises...

1- Les prénoms des enfants ont été modifiés.

2- La coparentalité est un phénomène en vogue dans les milieux homosexuels : une femme ou un couple accepte de partager l'autorité parentale avec un donneur connu, souvent un membre de la famille, un ami ou un homosexuel, célibataire ou en couple.

vrai-faux

AVANCÉES ET INÉGALITÉS

> En Europe, seule la Belgique autorise les homosexuelles à recourir à la PMA.

FAUX - C'est également le cas en Espagne, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Suède. La loi espagnole est globalement la même qu'en Belgique. Le pays connaît d'ailleurs le même phénomène de tourisme médical puisque plusieurs centaines de Françaises s'y rendent chaque année pour bénéficier d'une IAD. Dans les autres pays, c'est strictement interdit.

> Les médecins belges refusent l'IAD aux femmes de plus de 40 ans.

VRAI - Jusqu'à 40 ans, le taux de réussite d'une IAD est en moyenne de 10 à 15 %. Passé cet âge, il baisse drastiquement. Les médecins recommandent alors la fécondation in vitro.

> En France, la conjointe n'est pas reconnue comme parent par la loi.

VRAI - C'est un paradoxe dans la législation française, et cela suscite la première revendication des parents gays et lesbiens : si le deuxième parent peut déclarer fiscalement l'enfant de son conjoint, il n'a par contre aucun droit parental sur celui-ci. Concrètement, en cas de décès du parent biologique, il peut en perdre la garde.