L'Infirmière Magazine n° 247 du 01/03/2009

 

inceste

Reportage

À Agen, la Maison Jean-Bru accueille les jeunes filles victimes d'inceste. Structure unique en France, elle aide ses pensionnaires à cicatriser leurs blessures et à préparer leur avenir.

Il est 17 heures. Karine, Jade et Julie rentrent bruyamment du collège. Les adolescentes se racontent leur journée dans le bureau des éducatrices, le temps du goûter, puis montent faire leurs devoirs dans la salle d'étude. « La Maison Jean-Bru, c'est un peu comme une deuxième famille, explique Michel Louvet, le directeur de l'établissement, situé dans le centre d'Agen (Lot-et-Garonne). Seulement, ici, chacun est à sa place. Les enfants ont une place d'enfant, les adultes une place d'adulte. » Les règles sont claires. « Nous les aidons à grandir, à "cicatriser", à mener une vie aussi normale que possible. »

Jade, 15 ans, robe noire et barrettes rouges, a sorti ses cahiers et se plonge dans un exercice de physique. Sur la table voisine, Karine, 11 ans, peine devant ses soustractions et demande de l'aide à Martine, l'enseignante qui assure la permanence de soutien scolaire. Julie, 15 ans, en classe de troisième, jure qu'elle n'a pas de devoirs pour demain et en profite pour aller « faire de l'ordinateur » dans la salle informatique.

Cet hiver, elles sont huit à vivre sous ce toit. Toutes ont été victimes d'abus sexuels dans leur famille. S'il reste encore tabou, l'inceste n'en est pas moins un monstrueux problème de société. Moins médiatisé que la pédophilie, il est pourtant beaucoup plus fréquent. « En France, une fille sur dix est victime d'agressions sexuelles avant l'âge de 18 ans. Dans neuf cas sur dix, c'est dans la famille que ça se passe », insiste Michel Louvet. Or, la plupart de ces crimes ne sont jamais révélés à la justice. Les victimes se murent dans leur silence et ne bénéficient pas de soins adaptés. Elles se déscolarisent peu à peu, se désocialisent, rongées par les souvenirs indicibles.

Symptômes lourds

Avant de trouver une place ici, beaucoup de pensionnaires ont alterné foyers de « jeunes à problèmes », hôpitaux psychiatriques et familles d'accueil. Chacune a son histoire. Chacune en conserve des séquelles, avec des symptômes parfois lourds : automutilation, anorexie, boulimie, fugues, manque de confiance en soi, difficulté à supporter une hiérarchie, troubles de la relation aux autres. « Elles ont du mal à accepter leur image, elles peuvent être dégoûtées de leur corps, poursuit le directeur. Certaines s'en servent comme d'une monnaie d'échange. Je me souviens d'une pensionnaire prête à faire une fellation pour obtenir une cigarette ! »

« Déclic »

Ouverte en 1996, dans une des demeures de la famille de Camille Bru (l'inventeur de l'aspirine effervescente), la Maison Jean-Bru essaie de pallier les lacunes thérapeutiques. L'établissement, agréé par l'Aide sociale à l'enfance, reçoit une centaine de demandes d'inscription par an et dispose de vingt chambres individuelles. Le placement, qui implique un éloignement temporaire de leur famille, est arrêté par décision de justice. « Mais nous n'acceptons que les filles volontaires, précise Michel Louvet. Aucune ne vient ici contre son gré. On exige d'elles qu'elles aillent à l'école, qu'elles acceptent de se soigner, qu'elles s'impliquent dans la collectivité et les relations sociales. En échange, on fait tout pour les aider à ne pas se sentir victimes toute leur vie. »

Il n'existe pas de recette miracle. D'autant que le tabou de l'inceste n'encourage ni la recherche, ni la médiatisation des thérapies. Mais « le déclic de guérison se produit à partir du moment où les victimes formulent ce qui leur est arrivé, observe Patrick Ayoun, pédopsychiatre et psychanalyste, qui intervient régulièrement à la maison Bru. C'est une étape majeure. Elles commencent alors à ne plus se sentir coupables, elles ne sont plus dans le reproche permanent. » Les soins psychologiques sont dispensés hors de la maison, comme ce serait le cas si elles vivaient dans leur famille : « L'équipe encadrante est là pour les écouter, mais il est important qu'elles puissent aller parler à un professionnel, en privé, en dehors du cadre de la maison. »

« Un cadre sûr »

19 h 30. Les devoirs terminés, les jeunes filles préparent le repas dans la cuisine, de l'autre côté du petit jardin. Chacune a son tour de nettoyage ou de balayage. « Les pensionnaires ont grandi dans un système familial où les règles étaient peu claires, voire malsaines, rappelle Christelle d'Ambroso, l'une des éducatrices. À nous de leur donner un cadre sûr. » Dans ce contexte, nouveau pour elles, les pensionnaires apprennent à faire confiance aux adultes. Certaines en profitent pour retrouver une part de leur enfance volée : « Quand Jade est arrivée, au printemps dernier, elle avait souvent sa peluche à la main, se souvient l'éducatrice. La plupart des filles passent par une période "bébé" dans les premiers mois. On leur apprend à se responsabiliser. »

Vers la vie d'adulte

Et ce sont de vraies questions d'adolescentes qui se posent autour de la table du dîner. Jade parle d'Éric, son amoureux, la conversation dévie sur l'importance des rapports protégés et de la pilule. Karine, la plus jeune, dit dans le même souffle qu'elle voudrait faire de l'équitation et accomplir sa première communion. Quand elle se tient mal à table, elle se fait sermonner par Déborah, pensionnaire de longue date - « elle avait 9 ans quand elle est arrivée », glisse Christelle. Àgée de « 17 ans dans deux mois », Déborah pourra bientôt occuper un studio construit dans une aile de la maison. Ses premiers pas vers la vie d'adulte.

Les démons du soir

21 heures, les jeunes filles débarrassent les couverts, et une bataille d'eau s'engage. Quand la confrontation dégénère, les deux éducatrices de permanence élèvent la voix. L'heure d'aller se coucher approche, et l'on sent la tension monter. C'est le moment le plus difficile de la journée. Celui des angoisses et des cauchemars : c'est souvent à la nuit tombée qu'elles ont été abusées, et les souvenirs refluent. « Nous devons être plus vigilants dans ces moments-là, estime Laetitia Garimbay, l'autre éducatrice de permanence. Nous essayons de leur apporter une présence rassurante. Mais nous savons que nous ne remplacerons jamais complètement leurs mères. » n