« J'ai beaucoup oublié » - L'Infirmière Magazine n° 248 du 01/04/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 248 du 01/04/2009

 

Snejana Dimitrova

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Emprisonnée en Libye pendant huit ans puis libérée avec ses collègues, l'« infirmière bulgare » reprend une vie ordinaire dans son pays. Elle oeuvre désormais en faveur des droits de l'homme, et continue à se former.

Sofia, le 24 juillet 2007, 9 h 45 : cinq femmes et un homme émergent d'un avion. Les infirmières bulgares et le médecin d'origine palestinienne détenus en Libye depuis presque neuf ans viennent d'être rapatriés dans la nuit en Bulgarie (1). Cette scène est devenue le symbole du dénouement heureux de l'« affaire des infirmières bulgares ». Trois fois condamnées à mort, puis à une peine de prison à vie, elles ont été accusées par l'État libyen d'avoir sciemment inoculé le virus du sida à 438 enfants traités à l'hôpital pédiatrique Al-Fateh de Benghazi.

Quand la porte de l'avion s'ouvre, Snejana Dimitrova est la deuxième à sortir. Tout de suite, elle cherche du regard son fils Ivaylo, encore enfant lors de son départ en Libye. En août 1998, l'infirmière quittait son pays pour une mission d'un an : « C'est bien payé et il y a le soleil », s'était-elle alors dit. Elle était loin d'imaginer l'enfer qu'elle s'apprêtait à vivre.

Snejana Dimitrova a obtenu son diplôme d'infirmière à 37 ans, en 1990. Huit ans plus tard, après six années passées dans un service pédiatrique, Snejana s'exile en Libye : « Là-bas, j'ai appris à être mon propre psy. Je m'obligeais à oublier chaque journée passée pour pouvoir supporter la prochaine. C'est pour cela que j'ai du mal à en parler, pas parce que ça fait mal, parce que j'ai beaucoup oublié depuis. » Un mois après sa libération, l'infirmière est venue en France pour rédiger un livre, aidée de deux journalistes bulgare et français : Cauchemar (2). Elle y détaille, entre autres, les conditions d'hygiène effrayantes régnant à l'hôpital Al-Fateh. « Personne n'impose de séparation ni de contingentement des visiteurs. L'insalubrité est affolante. Pas de blouses, pas de papier hygiénique dans les toilettes à la turque, communes aux patients et au personnel. L'endroit n'est jamais nettoyé, le carrelage est souillé. »

Virus au secret

Puisque « la critique n'est pas admise - et nos passeports sont confisqués », Snejana décide de faire avec les moyens du bord : chargée de l'accueil aux urgences pendant les premiers mois, elle profite de chaque temps mort pour nettoyer les locaux, se débrouille pour amener du savon et du papier hygiénique. En novembre 1998, l'infirmière bulgare est affectée au service « sida » d'Al-Fateh. Elle réalise rapidement que l'épidémie est considérable : au moins 200 enfants seraient contaminés. Mais en Libye, le virus reste tabou, l'éducation sanitaire et sexuelle étant inexistante. Snejana tente de s'occuper au mieux de ses petits patients, sans toutefois parler un mot d'arabe : « La communication verbale n'était pas très importante, je sentais leur état à leurs yeux, à leurs visages. » Tout est fait pour que le service soit le plus discret possible au sein de l'hôpital, « les petits malades sont cloîtrés, cloisonnés et ne doivent pas sortir ». Les journées sont dures, mais Snejana n'a qu'un leitmotiv, « arriver au bout du contrat ».

Le 9 février 1999, elle est emmenée à Tripoli et enfermée avec d'autres collègues dans la geôle sordide d'un commissariat, où elles sont entassées dans l'attente de leurs interrogatoires. En mars, Snejana subit des séances de torture qui lui font perdre l'usage de ses mains pendant un mois et demi. À la fin du mois, elles ne sont plus que cinq à être incarcérées. Entièrement coupées du monde, elles connaîtront le même sort - interrogatoires barbares et multiples transferts de prisons - jusqu'à leur premier contact avec la justice libyenne, en février 2000. En septembre 2001, leurs proches sont autorisés à leur rendre visite. L'affaire commence à avoir un retentissement international.

Que faire après ?

Un premier procès, qui commence le 8 juillet 2003, conclut à la culpabilité des accusés mais n'établit pas de peine. Le 6 mai 2004, à l'issue d'un second procès, la cour criminelle de Benghazi condamne les infirmières à la peine capitale. Ce jugement est confirmé par la Cour suprême de Tripoli le 11 juillet 2007, mais sous les pressions internationales, le président libyen Mouammar Kadhafi fait commuer la condamnation à mort en prison à vie. La Bulgarie demande officiellement le transfert des infirmières et du médecin à Sofia. Ils seront finalement extradés treize jours plus tard, et immédiatement graciés à leur retour par le président bulgare.

« En Libye, on parlait souvent de "si jamais on était libérées". J'ai toujours dit aux filles qu'à mon retour, je ne quitterais jamais la Bulgarie, confie Snejana. Mais un mois après ma libération, je suis venue en France travailler sur le livre. Si je n'avais pas fait ce premier pas, qui m'a convaincu que je pouvais continuer à vivre, à faire des efforts, je n'aurais certainement pas fait le deuxième, reprendre des études. »

Car la rescapée a décidé d'arrêter d'exercer. « Ce n'est pas parce que l'on a décidé de nous rendre nos droits professionnels que cela signifie que ce soit bien de continuer : je ne me sens plus prête. Le métier a évolué, je ne suis pas au courant de beaucoup de nouveautés. Ce serait irresponsable. » L'ancienne infirmière ne s'éloigne pas pour autant de la branche médicale : au printemps dernier, elle a passé les tests d'entrée de la faculté de santé sociale et de management médical de l'université de Sofia. Elle a été reçue septième au concours, loin devant Paulina, sa fille de 30 ans. À l'examen d'entrée, la plupart des candidates ont calé sur le test d'éthique, là où Snejana a obtenu sa meilleure note : « Je ne connaissais pas la théorie sur la question, mais je commence à avoir une certaine expérience dans ce domaine... », commente-t-elle, un sourire aux lèvres. Et c'est ce savoir qu'elle compte mettre à contribution en tant que membre du conseil d'administration de la fondation du 6-Mai (3).

Aura médiatique

Créé le 1er novembre 2007 autour des cinq infirmières bulgares, du médecin d'origine palestinienne, de psychologues et de journalistes, cet organisme vise la défense des droits de l'homme, en luttant contre la peine de mort, en soutenant les personnes injustement condamnées et en travaillant à la resocialisation des victimes. Pour le moment, la fondation se rode en menant des missions à l'échelle locale, et s'attaque au problème des enfants abandonnés, toujours préoccupant en Bulgarie. « Le destin a fait que je sois médiatisée dans la souffrance. Je veux en profiter pour la bonne cause », dit Snejana.

Même si le retour à une vie normale sera progressif : « Lors de ma première interview, à l'aéroport, quand on m'a demandé comment je me sentais, j'ai dit : "Comme à la sortie d'un coma de neuf ans." J'ai besoin de réapprendre à apprendre mais je dois être patiente, concède-t-elle, un brin perfectionniste. Je m'étais déjà servi d'un ordinateur pendant mes études, mais depuis mon retour, je passe beaucoup de temps sur Internet. C'est fascinant les informations que l'on peut obtenir... notamment pour les recettes de cuisine ! »

1- La Bulgarie a accordé la nationalité bulgare au médecin palestinien Ashraf Ahmad Joum'a, pour lui permettre d'être légalement défendu par les représentants bulgares et européens négociant en vue de la libération de tous les condamnés.

2- Éditions Michel Lafon, octobre 2007. L'ouvrage a été traduit et publié en Bulgarie quelques mois plus tard.

3- Double référence, d'une part, au 6 mai 2004, date de la première condamnation des infirmières et du médecin à la peine capitale, et d'autre part, au jour de la Saint-Georges, largement fêtée en Bulgarie - les aventures de saint Georges « le Victorieux » symbolisant le triomphe du juste.

moments clés

- 18 août 1952 : naissance à Bortevgrad.

- 1990 : diplôme d'infirmière.

- 1992 : premier emploi en pédiatrie.

- Août 1998 : poste à l'hôpital Al-Fateh de Benghazi (Libye).

- Novembre 1998 : affectation au service « sida » de l'hôpital Al-Fateh.

- 9 février 1999 : incarcération.

- 24 juillet 2007 : libération et retour en Bulgarie.

- 1er novembre 2007 : création de la fondation du 6-Mai.

- 15 septembre 2008 : reprise d'études à la faculté de santé sociale et de management médical de l'université de Sofia.