Ces patients pris au jeu - L'Infirmière Magazine n° 249 du 01/05/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 249 du 01/05/2009

 

addictions

Enquête

Qu'il s'agisse de défier le hasard, l'argent ou la réalité virtuelle, lorsque le jeu cède le pas à la dépendance, une prise en charge adaptée devient nécessaire. Peu à peu, des structures spécialisées apparaissent dans l'Hexagone.

Son mari jouait. Et elle n'en savait rien. En épluchant les comptes épars, en soutirant un à un quelques mots d'explication à son mari, Delphine a reconstitué le parcours qui les a menés « au désastre. Social bien sûr. Mais aussi moral, psychologique... » Les arrêts matinaux au PMU qui se sont faits de plus en plus fréquents, les tickets à gratter pris bientôt par poignées. Et, « pour financer ses paris fous », un, deux, trois puis huit crédits à la consommation, contractés sur un simple coup de fil, à l'insu de sa femme. Jusqu'à ce qu'un matin, l'huissier vienne saisir voiture, meubles, télévision...

« C'était comme un mal qui me rongeait, commente d'une voix basse Daniel. L'excitation, être persuadé que "cette fois c'est la bonne, qu'on ne peut que gagner". Le besoin impérieux de remiser sitôt la course finie. Qui fait disparaître tout le reste. Vrai, plus rien d'autre n'existait pour moi. » Daniel et ses courses de chevaux. Mais aussi Maryvonne, « traînant [s]es 65 ans des heures durant devant les machines à sous d'un casino breton », Louis, 40 ans, devenu incapable de passer une journée sans son Rapido (1), ou Thomas, 27 ans, qui, sitôt levé, « se précipite, tel un zombie, vers son ordinateur, pour faire une partie de poker en ligne » commente, effarée, son amie Marie. « Drogué [...] accro [...] dépendant », consciemment ou non, nombre d'entre eux usent, pour qualifier leur état, du vocabulaire clinique relatif aux addictions.

Manque d'études

Les adeptes des jeux de hasard et d'argent, sujets de soins cliniques à l'instar des consommateurs de substances psycho- actives ? Peut-on, s'interrogent certains, comme le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, mettre sur le même plan la consommation de substances psychoactives par nature toxiques et la dépendance envers des pratiques telles que le jeu ou l'achat compulsif ? Et lorsque l'on parle de jeu pathologique, évoque-t-on uniquement la dépendance extrême ou inclut-on l'usage à risque, l'abus ?

Les interprétations divergent. Mais la préoccupation est partagée. En 1980, l'Organisation mondiale de la santé a d'ailleurs inscrit les jeux d'argent sur la liste des addictions. Et depuis la même année, le jeu pathologique est répertorié au sein du DSM, le manuel diagnostique et statistique de l'Association américaine de psychiatrie déterminant la classification des maladies mentales. Communément, le jeu est ainsi considéré comme appartenant au groupe des « addictions comportementales » - au même titre que les troubles alimentaires, l'addiction aux sports extrêmes, ou encore aux rencontres sexuelles - quand le tabac, les drogues, l'alcool... sont rassemblés dans le groupe des « addictions aux substances psychoactives ».

Pour autant, le phénomène reste complexe à appréhender. Ne serait-ce que parce que les recherches sont encore peu nombreuses en France sur le sujet. « Une première expertise collective "contextes et addictions" en matière de jeux de hasard et d'argent a été publiée en 2008 par l'Inserm, et une étude de prévalence sera bientôt lancée. Mais aujourd'hui, nous n'avons pas de chiffres précis. À partir d'études étrangères - canadiennes et américaines surtout - on estime cependant que le jeu pathologique toucherait 1 à 2 % des Français, soit entre 600 000 et 1,2 millions de personnes », explique le professeur Jean-Luc Venisse, directeur du pôle d'addictologie et de psychiatrie du CHU de Nantes, qui a ouvert début 2008 son Centre de référence sur le jeu excessif (CRJE).

Conduite à deux faces

Surtout, en matière de pratique addictive, le passage de la conduite à risque à la dépendance pathologique reste difficilement mesurable, repérable, variant selon les limites de chacun. Dans sa forme extrême, l'addiction est là quand une personne voit sa vie quotidienne réglée par une dépendance qu'elle n'est plus capable d'abandonner, même si elle le veut.

Au départ, comme tout le monde, on joue pour taquiner le hasard, en espérant décrocher le gros lot. Puis, peu à peu, la pratique devient incontrôlable. Plus le joueur perd d'argent, plus il éprouve le besoin de prendre un risque pour « se refaire ». C'est plus qu'une envie : un besoin obsessionnel de jouer... un envahissement de la vie psychique par le jeu. « Comme toute pratique addictive, le jeu est une conduite à deux faces : d'un côté, abandon au verdict du destin, de l'autre croyance en la chance, et tentative de maîtrise, de reprise du contrôle sur sa vie », décrypte Marc Valleur, psychiatre chef de service à l'hôpital Marmottan, centre de soins et d'accompagnement des pratiques addictives du XVIIe arrondissement parisien. « Recherche de sensations fortes, rapport à la toute-puissance... en mettant sa vie sur le tapis, le joueur recherche le contrôle et l'excitation, qu'il n'a pas toujours dans sa vie. Les addicts des jeux de hasard et d'argent sont d'ailleurs majoritairement des hommes, âgés de 40-50 ans, ou des retraités, se sentant mis de côté dans le quotidien », ajoute Catherine Luttenbacher, psychologue à l'hôpital Marmottan (Paris).

L'inquiétude des soignants est d'autant plus forte que l'offre de jeux a peu à peu changé de nature. Introduction des machines à sous dans les casinos en 1987, développement du Rapido, des courses en continu... d'une part, l'immédiateté de la sensation forte, la répétitivité induite par la possibilité de retenter sa chance instantanément, facilitent la perte de contrôle. D'autre part, le jeu est devenu plus accessible, et se massifie. Une tendance encore accrue par Internet, synonyme de possibilité de jeux en ligne sans limites.

Écran total

Le développement d'Internet met par ailleurs en lumière une autre tendance : l'engouement des plus jeunes, adolescents et jeunes adultes, souvent des garçons, pour l'univers des jeux vidéo. Les parents inquiets de voir leurs enfants passer des heures seuls dans leur chambre devant un ordinateur, souvent alertés par une baisse des résultats scolaires ou des troubles du sommeil, sont de plus en plus nombreux à passer les portes des lieux de consultation en addictologie. D'autant plus désemparés qu'ils maîtrisent rarement le monde du virtuel dans lequel navigue leur progéniture.

Peut-on pour autant parler ici d'une nouvelle forme d'addiction ? Plus encore qu'en matière de jeux d'argent et de hasard, le débat divise les spécialistes. Dans l'ensemble, tous s'accordent sur un point : les dynamiques engagées à l'adolescence et à l'âge adulte ne sont pas les mêmes. « Un jeune jouant en ligne n'a pas le même rapport au risque que l'adulte accro du Rapido, souligne ainsi Catherine Luttenbacher. Sa prise de risque est virtuelle, son repli dans le jeu tient essentiellement de la recherche d'une bulle protectrice, d'une fuite du monde réel qui fait peur, agresse. » D'où l'importance de ne pas dramatiser la pratique.

Plus encore, insiste Serge Tisseron, « le jeu vidéo, celui où l'on rentre de manière constructive, permet au jeune, via ses avatars - les personnages qui le représentent sur la toile - de mettre en scène ses angoisses, ses conflits conscients ou inconscients avec ses proches. En ce sens, il peut être un espace transitionnel, initiatique, créateur de sens » (2). Reste que l'on ne construit pas une histoire dans tous les jeux vidéo - plusieurs d'entre eux agissant sur le ressort de la répétition compulsive. Et que, plus généralement, certains jeunes passent 10 à 15 heures par jour devant l'écran... et pas seulement durant quelques mois. Psychiatre au centre d'addictologie du CHU de Nantes, Bruno Rocher, ayant travaillé lors de sa thèse sur la surconsommation de jeux vidéo, a observé que dans certains cas, celle-ci rejoignait les problématiques de dépendance propres aux pratiques addictives...

Pas de recette unique

Joueurs pathologiques accros des jeux de hasard et d'argent. Jeunes parfois happés par le jeu compulsif, « cyberdépendants ». Quand le jeu n'en est plus un, la souffrance est là. D'où l'importance d'une possibilité d'accompagnement clinique. En la matière, celui-ci peut différer d'un lieu à l'autre, en fonction du regard des équipes soignantes sur le phénomène. Mais dans l'ensemble, dépassant les « querelles d'école », la prise en charge proposée est multimodale et pluridisciplinaire. Première étape, « l'accueil et l'écoute, un temps primordial tant les joueurs sont souvent réticents à franchir les portes des lieux de soins », souligne Marc Valleur. Il rappelle que selon les estimations seuls 10 % à peine des joueurs consultent. Ensuite... « c'est selon les besoins et désirs de chacun, commente Catherine Luttenbacher, qui anime à Marmottan des entretiens familiaux pour les jeunes joueurs vidéo et leurs proches. Il n'y a pas de réponse standardisée. » Psychothérapies cognitives et comportementales, avec parfois un recours aux groupes de parole.

Signes d'avancée

Travail plus psychanalytique pour approcher et traiter les comorbidités très fréquemment associées au jeu excessif - troubles anxieux, états dépressifs, éventuelle schizophrénie... Dans de rares cas, possibilité d'hospitalisation - « temps de pause », d'orientation vers un service psychiatrique, ou de recours médicamenteux. Travail avec la famille, les proches. Sans oublier, en matière de jeux de hasard et d'argent, l'approche sociale, tant, pour les gros joueurs, la première conséquence de l'excès est bien évidemment financière. « Il n'y a pas de protocoles préconstruits, mais plutôt une palette d'outils à notre disposition pour accompagner chacun », insiste David Magalon, psychiatre responsable de l'hôpital de jour du pôle addictologie au CHU Sainte-Marguerite de Marseille.

Reste à multiplier les lieux de soin adaptés à ces joueurs souffrants. Dans la lignée du Plan addiction 2007-2011, leur développement est prévu, chaque CHU étant notamment censé se doter d'un pôle d'addictologie. « Mais le compte est encore loin d'y être », souligne Marc Valleur. Ironiquement, poursuit-il, l'obligation prochaine pour l'État français - propriétaire de la Française des jeux et du PMU - d'ouvrir le marché du jeu à la concurrence étrangère peut changer la donne, les dirigeants ayant brusquement réalisé que le jeu n'était pas une marchandise comme une autre !

« Nous sommes peut-être à un virage, espère Christelle Andrès, directrice du CRJE à Nantes, qui relève quelques signes d'avancée : la création même du CRJE, les formations que nous proposons aux soignants depuis septembre dernier en partenariat avec Marmottan, la création en cours d'un réseau national pour la prévention et le soin du jeu pathologique... »

1- Rapido : tirages de loto se succédant à l'écran dans les points de vente (cafés, brasseries...), avec possibilité de rejouer au bout de cinq minutes.

2- À ce sujet, lire aussi l'interview de Michael Stora, « Le Psy qui console » supplément Santé mentale de L'Infirmière magazine n°248.

soins infirmiers

L'ADDICTION DÉJOUÉE EN ÉQUIPE

En matière de jeu excessif, « il faut concevoir des prises en charge dont les colorations s'adaptent aux problématiques de chacun. Et pour cela, le travail en équipe pluridisciplinaire est essentiel », souligne Bruno Rocher, psychiatre au pôle addictologie du CHU de Nantes. Michèle Guillet, Catherine Bouisson et Stéphane Bonnet, tous trois infirmiers dans le service, sont à la fois soutiens référents individuels pour les adolescents et jeunes adultes accros aux jeux vidéo accueillis, et responsables de l'animation des groupes existants : un « groupe entourage », où une fois par mois, parents et proches des jeunes peuvent échanger, et un « groupe vie sociale » réunissant chaque semaine les jeunes souffrant de différentes addictions comportementales, au cours duquel les infirmiers les aident à mettre en mots leurs souffrances respectives... très important, tant ces jeunes ont souvent du mal à entrer en relation avec autrui dans leur vie quotidienne. Une démarche thérapeutique de groupe qui existe aussi pour les adultes adeptes des jeux de hasard et d'argent, encadrée une fois par mois par un médecin, une assistante sociale et un infirmier.