La cause des absentes - L'Infirmière Magazine n° 249 du 01/05/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 249 du 01/05/2009

 

inde

Reportage

Soixante millions de femmes manquent à l'appel en Inde. C'est le résultat de plusieurs décennies d'infanticide et d'avortement sélectif, des pratiques qui perdurent malgré leur interdiction, et contre lesquelles de plus en plus de voix s'élèvent.

District de Salem, Tamil Nadu. Arsumari regarde tendrement ses filles étendues sur le charpoy, un lit de cordes tressées. « Elles n'ont pas encore de prénom. Il faudra consulter l'astrologue », confie-t-elle à Suda, l'assistante sociale qui, attendrie, cajole les jumelles du revers de la main. 2 kg et 2,2 kg : la voilà rassurée, les fillettes semblent normalement alimentées, il n'y a pas de signe de négligence visible.

Sur les tablettes de l'association Ponthaleer, la famille, comptant déjà deux filles, est classée « à risque », comprenez risquant de mettre fin (par sous-alimentation par exemple) à la vie d'un nouveau-né, si celui-ci venait à être de sexe féminin. Suda et ses collègues suivent donc Arsumari depuis sa grossesse. Aujourd'hui la rescue team lui apporte un peu de lait. Suivant les besoins des familles, les aides peuvent être médicales, financières, matérielles. « L'essentiel est de donner un peu plus de pouvoir et d'indépendance aux femmes », explique Souda. De fait, l'infanticide, même passif, est une décision de l'homme, et résulte souvent de la pression exercée par le mari ou sa famille sur la mère.

Dot ruineuse

Dans une Inde écartelée entre modernité et archaïsme, l'ultime acte de cruauté envers les femmes consiste à leur refuser le droit de naître. Si traditions et croyances se mêlent fréquemment pour justifier l'injustifiable, la raison première est simple : avoir une fille coûte cher. « C'est comme arroser le jardin du voisin », dit l'adage indien... La dot, pourtant interdite, est le corollaire de toutes les unions, pauvres ou riches. « Le mariage, systématiquement arrangé en Inde, est devenu une transaction financière, un échange à risque », explique Donna Fernandes, directrice de l'ONG de défense Vimochana à Bangalore.

Si la dot ruine bien souvent la famille de la mariée, elle peut aussi mettre sa vie en danger. Les histoires comme celle que conte Arthi, réfugiée au foyer d'aide d'urgence de Vimochana sont innombrables. Sa famille est contrainte d'accepter de verser une première dot au moment du mariage. Mais trois ans plus tard, la famille du mari, menaçante, exige à nouveau 30 000 roupies. Arthi, battue, porte plainte pour harcèlement. Son époux est envoyé en prison. Aujourd'hui, ses parents, voisins de la famille du mari, craignent de nouveaux problèmes et ne peuvent l'accueillir.

Défigurée

Toutes n'ont pas la chance de trouver un lieu pour se réfugier et éviter le pire. Shanti subissait de la part de son mari un harcèlement sans fin depuis huit ans. Mettant ses menaces à exécution après une énième demande de dot, l'homme lui lance de l'acide au visage, condamnant la jeune femme à une vie de proscrite. « Je suis obligée de sortir en me cachant, avec cela sur la tête », regrette Shanti, onze interventions chirurgicales plus tard, en désignant une burqa (1). Dans un hôpital de province, désireuse de rester anonyme, une infirmière raconte l'affluence soudaine, après la saison des mariages, de femmes brûlées, victimes « d'accidents de cuisine ». Huit mille meurtres pour cause de dot sont commis chaque année, et une aile de la prison de Delhi est remplie de belles-mères, accusées de harcèlement sur leurs belles-filles. La sécurité des filles est donc loin d'être assurée en Inde, et la préférence pour les garçons prend sa source dans ce contexte de violence domestique.

Cliniques spécialisées

Les conséquences de cette sélection des genres sont déjà largement visibles : prostitution, trafic de femmes, retour de la polyandrie, montée de la violence... Dans l'Haryana et le Penjab, certains villages n'ont pas vu de naissances de filles depuis dix ans. Deer Meer Meeran est un de ces villages ou les célibataires sont nombreux, les jeunes garçons désoeuvrés, et les femmes peu visibles.

Dans ces communes de riches propriétaires terriens du nord de l'Inde, l'infanticide a été supplanté par l'avortement sélectif. Dès l'arrivée des techniques d'échographie, les cliniques ont fleuri dans la région. Depuis 1994, la loi interdit pourtant d'utiliser l'échographie pour révéler le sexe de l'enfant. « De nombreux médecins peu scrupuleux détournent cette règle sans être inquiétés », regrette Puneet Bedi, obstétricien à Delhi. « Ce business en col blanc est souterrain, difficilement décelable. Les techniques modernes ont largement déculpabilisé les familles, et, paradoxe de la modernité, la classe moyenne éduquée est la plus demandeuse d'interventions illégales », dénonce ce militant.

Dérive eugéniste

Tout le monde sait, et tait. À Deer Meer Meeran, seuls les chiffres parlent. Le ratio de naissances du village est de 535 filles pour 1 000 garçons. Seule, cette famille étonnement constituée de trois filles ose aborder librement le sujet. « Nous sommes trop pauvres, sinon nous aurions agi comme les autres : échographie et avortements », explique la mère. Commerce rentable du côté médical, question de survie financière du côté des familles, dans ce contexte, seul un changement de mentalité pourrait mettre fin à cette dérive eugéniste.

Petite voix

À Bhiwani, Shyam Sunder a sa méthode pour réveiller les consciences : faire jurer femmes et filles en public, à l'occasion de mariages par exemple, qu'elles n'avorteront pas, ou encore fêter la naissance d'une fille comme est fêtée celle d'un garçon. Cet engagement, il a réussi à le transmettre à sa fille. Sur la petite place d'un village, Manta interprète à la sauvette une pièce de théâtre. Elle conte le malheur d'une fille qui aurait dû exister, mais n'a jamais vu le jour pour cause d'avortement : une petite voix qui déjà incarne plus de 60 millions d'indiennes manquantes, une voix dont l'écho ne cesse de s'amplifier.

1- Voile couvrant tout le corps, percé d'une fente grillagée pour les yeux.

En chiffres

- Les filles représentent 90 % des bébés abandonnés en Inde.

- Selon les Nations unies, 2 000 foetus féminins seraient illégalement avortés chaque jour en Inde.

- Le gouvernement indien verse 5 000 dollars (étalés sur dix-huit ans) aux mères qui donnent naissance à une fille, pour limiter le nombre d'infanticides et d'avortements sélectifs.

- En Asie, il manque 165 millions de femmes.

Bibliographie

- Quand les femmes auront disparu, l'élimination des filles en Inde et en Asie, Bénédicte Manier, La Découverte, collection Poche Essais, 2008.

- May You Be the Mother of a Hundred Sons : a Journey Among the Women of India, Elisabeth Bumiller, Random House, 1991.