Mic-mac à la morgue - L'Infirmière Magazine n° 249 du 01/05/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 249 du 01/05/2009

 

Vous

Vécu

Bien que notre hôpital ait été fondé aux temps des croisades, nous bénéficions à l'intérieur de tout le confort moderne. En plus de l'eau courante et du chauffage central, nous avons un micro-ondes, une machine à café et même un distributeur de peaux de bananes, particulièrement efficace. Ce matin, d'ailleurs (sans nous le dire), Antoine a eu l'idée d'appuyer sur le bouton « méga plus ». Au niveau des emmerdes, il s'agit de l'option maximum.

L'après-midi avait pourtant démarré dans la sérénité. Je revois le collègue aller au funérarium pour un départ de corps. Antoine se devait de faire rentrer les spectateurs éventuels lors de la fermeture du cercueil. Cependant, outre une tête d'enterrement (de circonstance), le public du jour a vite manifesté une certaine surprise. Il faut dire que le teint mat du défunt, ainsi que la présence d'une moustache (inconnue de son vivant) n'a rien arrangé... Tout cela était effectivement bizarre, dans la mesure où il n'y a pas de lampes à bronzer à la morgue. Quant à la moustache... Mais le mystère s'éclaircit rapidement ; ces considérations épidermiques ont une explication très rationnelle. En fait, il y a une petite erreur : ce n'est pas le bon client ! Et le problème, c'est qu'il n'y a personne d'autre dans les frigos...

Antoine vit alors un moment fort intense de sa vie professionnelle ; il a inversé le corps avec celui du matin et, pas très fier, il explique l'embrouille à la famille. La colère de celle-ci est à la hauteur de son chagrin ; elle apprécie peu le comique de la situation et envisage pour notre collègue une reconversion radicale. Plus précisément, Antoine se voit conseiller vertement d'aller garder les oies ! L'employé des pompes funèbres et le policier d'astreinte, invités à la fête, se concentrent alors sur la fissure du plafond... Pour ainsi dire, un léger malaise est perceptible.

Naufrage

La révolte ne tarde pas à dégénérer ; le malaise tourne à l'émeute et se fait entendre jusqu'aux urgences. Tout naturellement, nous allons aux nouvelles. Le policier abandonne sa fissure et nous résume le désastre. Le constat est fort simple : si le défunt est dans une position horizontale très paisible, par contre, le groupe de manifestants est parfaitement vertical et semble en pleine forme...

La suite est d'une logique administrative imparable. Pendant qu'Antoine négocie sa reconversion dans l'agriculture extensive, je téléphone aux autorités compétentes afin de les faire rire un peu, elles aussi. En l'absence du chef de service, je parle au directeur du personnel. Il doit faire de la bronchite car, au lieu de rigoler, il prend une quinte de toux... Mais il ne tousse pas longtemps et raccroche brutalement. Trente secondes plus tard, il débarque. Il a la même tête que le commandant d'un pétrolier après une marée noire. À l'écart des récifs, je lui réexplique le naufrage. Je l'entends marmonner : « C'est pas vrai... faire des erreurs aussi connes ! »

Effectivement, on aurait dû y mettre du nôtre et faire des conneries intelligentes... Ceci dit, cela aurait pu être bien pire ; le défunt du matin était destiné à l'incinération et s'il se retrouve inhumé, il est toujours possible d'inverser le processus. L'inverse eût été plus délicat ; nos suaires ne sont pas en amiante, je ne vous raconte pas le travail pour recoller les morceaux après une séance de lance-flammes...

Minute de silence

Quoi qu'il en soit, cette erreur d'étiquetage au rayon frais met une certaine ambiance dans la boutique ; pendant que le DRH monte en première ligne au contact des émeutiers, nous rapatrions le collègue à l'office. Nous devons en effet le préparer en vue de l'épreuve suivante ; le directeur de l'hôpital, mis au courant par radio-couloir, attend des explications dans son bureau...

Antoine fume sa cigarette, boit son verre de rhum et se dirige vers l'ascenseur. En le voyant s'éloigner, j'observe une minute de silence à la mémoire de son avancement d'échelon, puis je retourne dans la fosse aux lions. L'ambiance s'est légèrement détendue. Notre supérieur hiérarchique, après avoir déployé des trésors de diplomatie, discute des modalités d'armistice... Une cellule de crise est formée, en concertation avec la police et les pompes funèbres. L'exhumation du premier corps est décidée en urgence et s'organise dans la foulée.

Sur ce, Antoine revient de la cérémonie des Oscars. Je n'ose pas lui demander le palmarès. Au minimum, le directeur va l'envoyer en rééducation chez Kronenbourg. Quand on se plante comme ça pour une mise en bière, c'est obligé...

Chrysanthèmes ravis

Notre camarade nous sourit avec des airs de chien battu ; il n'a pas eu la Palme d'or mais, apparemment, il a sauvé sa peau. En marge du festival, le croque-mort et les forces de l'ordre partent récupérer l'imposteur. Une fois sur place, la police (très perspicace) localise le fugitif en un temps record. Aidée par Jojo le fossoyeur, elle appréhende le suspect tout en suivant la procédure. « Bonjour. Vous avez le droit de garder le silence. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Nous vous soupçonnons d'avoir usurpé l'identité de monsieur X afin d'occuper son domicile, de façon illégale... »

Le transfert a lieu sous bonne escorte ; le tour-opérateur des pompes funèbres rapatrie son client après ce circuit « découverte de la France profonde ». Tout le monde semble soulagé, mis à part le gardien du cimetière, un peu vexé ; d'habitude, ses pensionnaires sont plutôt satisfaits des prestations et n'abrègent pas leur séjour aussi brutalement. Les chrysanthèmes, par contre, sont ravis ; peu habitués à voyager autant, ils goûtent pleinement le charme de la situation.

De retour à la morgue, Antoine et son collègue de Smur remettent les choses en ordre ; le touriste est sorti du caisson et remis au frigo en attendant sa (dernière) destination. Il y a eu rupture de la chaîne du froid, c'est embêtant, mais avec un peu de chance la Répression des fraudes n'aura pas été prévenue...

Code-barres ?

Dans un angle mort, j'aperçois le directeur des pompes funèbres en train d'inspecter la boîte, vidée de son contenu. Il tord du nez en examinant les rayures sur la carrosserie ; au bord des larmes, il consulte L'Argus des cercueils 2006. Quel métier !

Sur ce, la journée se termine. Antoine, à présent sensibilisé au problème du tri sélectif, se réconforte en buvant un café, entouré par l'équipe du soir...

Moralité : il n'y en a pas. Seuls les vivants font des conneries. Quant aux morts, on peut toujours leur mettre un code-barres autour du poignet ; ça évitera peut-être de les perdre dans la nature... Après tout, c'est une idée à creuser, comme dirait mon ami Jojo.