L'art de tuer un vieux en dix leçons - L'Infirmière Magazine n° 250 du 01/06/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 250 du 01/06/2009

 

Vous

Vécu

La liste est longue des petites choses qui peuvent tuer un vieux aussi sûrement qu'un coup dans le visage. Si longue que je ne citerai que celles dont j'ai été directement témoin. Un matin, de mauvais poil, une fille commence les toilettes en retard. Elle ouvre le mitigeur, l'eau chaude ne vient pas. Pas assez vite. Pas le temps d'attendre plus, trente-cinq patients à faire avant l'heure du déjeuner, pas d'autre solution : elle douche le vieux à l'eau froide. Il râle bien un peu, mais la fille le culpabilise aussitôt : « Mais non, mais non, c'est pas froid, ce que vous pouvez être frileux, vous alors ! » Et elle passe au suivant.

On peut aussi achever quelqu'un en lui donnant à manger certains aliments. Du camembert par exemple. Le vieux ne peut pas le couper car il ne peut plus tenir son couteau, avec ses « vieux doigts crochus » (couteau de cantine qui ne découpe pas grand-chose, de toute façon). Il ne peut pas non plus le mâcher. Il met la portion entière dans sa bouche et s'étouffe.

Plateau trop loin

Le poireau aussi, ça marche assez bien. Et la viande également bien sûr. Non hachée, entière, servie en entrecôte. Il ne peut pas tenir son couteau, il ne peut pas mâcher non plus, donc il ne mange pas et se laisse dépérir. Il vous semblerait impensable de servir à la maison un bon steak à découper avec de fins couteaux de cantine, mais ça ne choque personne dans la maison de retraite - il doit y avoir trois vrais couteaux à viande pour quarante bouches sans dent.

Le repas en chambre ? Ah, madame, que vous avez de la chance, c'est service à la carte pour vous. Oui, mais on peut alors - involontairement parce qu'on est pris par le temps, la course quotidienne - poser le plateau trop loin du vieux, hors de sa portée, et ressortir rapidement de la chambre pour aller en servir une autre à côté, tout aussi vite. La personne va tenter de l'attraper, une fois, deux fois, sans succès, puis va abandonner. La fille reprendra le plateau une demi-heure plus tard en grondant la patiente : « Encore rien mangé aujourd'hui, vraiment, c'est pas bien, il faut manger, madame, il faut se forcer un peu. » Ça, c'est un des grands classiques de l'hôpital, poser un plateau trop loin, ou le composer de nourriture inadaptée. [...]

Prothèses oubliées

Fréquemment, on oublie d'aider les vieux à mettre leur appareil dentaire : sans, ils ne peuvent ni manger ni parler correctement. Il arrive aussi qu'on le leur casse par inadvertance, au moment des changes, car l'appareil peut traîner dans les draps et tomber au sol. Le problème, c'est que les vieux n'ont souvent ni les moyens financiers de le faire refaire ni surtout la force physique de passer trois heures chez le dentiste. [...] Autre prothèse souvent négligée par le soignant : l'appareil auditif. On tarde ou on oublie définitivement d'acheter des piles neuves. Du coup, non seulement le vieux ne nous entend plus quand on lui parle, mais on le prive de la seule « activité » (oserais-je parler de distraction ?) qu'il a dans la journée : la télévision.

Reformuler les phrases

On peut travailler sans jamais adresser la parole aux vieux. Ils passent leurs journées seuls, face au poste de télévision. Chez nous, il est rare que les plus valides sortent de leur chambre en dehors des repas, car ils répugnent à croiser des personnes atteintes de démence qui vont les importuner. Conséquence : dès qu'un membre du personnel entre dans une chambre, ils essayent de lui parler. Du temps, de la nourriture du midi. De choses plus personnelles. Beaucoup de filles répondent par un « hum hum » vite expédié et partent. Toujours la course. Petit à petit, les vieux perdent l'habitude de converser, se replient sur eux-mêmes et commencent la lente glissade vers la mort. [...]

Un de nos rôles dans le soin est de toujours répondre en reformulant. Je ne prétends pas le faire systématiquement, parce que toutes les demandes ne le nécessitent pas, mais je fais extrêmement attention à mes propos dans les situations de souffrance. Quand, par exemple, j'entends : « J'ai envie de mourir », je réponds : « Vous me dites que vous avez envie de mourir ? » Ça montre d'abord que j'ai entendu ce que le patient vient de dire, ça lui permet aussi de réentendre ses propos afin soit qu'il les réaffirme, soit qu'il les infirme. « Vous me dites que vous avez envie de mourir, monsieur ? » Réponse la plupart du temps : « Non, pas vraiment mais... » Voilà. Souvent, la personne avoue un autre problème : un enfant qui n'a pas téléphoné depuis longtemps, une insomnie récurrente, une douleur... J'ai permis à la vraie demande de s'exprimer et je n'ai pas jugé. [...]

Plaisir bafoué

Le moyen idéal pour tuer un vieux, la façon la plus sûre, c'est de supprimer petit à petit tous ses plaisirs. Comme ce monsieur diabétique à qui on interdisait le sucre. Tous les jours, on le piquait pour savoir combien il avait de diabète. C'est vrai que c'est très dangereux, le diabète, ça peut détruire les yeux, ça peut dégénérer dans les pieds... Mais à quatre-vingt-dix-sept ans, il ne risquait plus grand-chose ! Malgré tout, on lui interdisait le moindre gramme de sucre. À la cantine, il voyait les autres se goinfrer de mille-feuille et de chocolat et lui, il n'avait droit qu'à des pommes et des yaourts sans sucre. Quatre-vingt-dix-sept ans. C'est un âge auquel on retourne à l'oralité : plus de sexualité, plus de sociabilité, audition et vision en baisse, continence relative, l'intellect peut flancher, et manger fait partie des derniers plaisirs. Manger. Se faire plaisir. C'est aussi un moyen d'occuper le temps. On se remplit pour s'apaiser. Mais lui était diabétique, il n'avait droit à rien : il en devenait dingue. Quand on entrait dans sa chambre, il nous hurlait dessus ; je l'ai même vu plusieurs fois se jeter par terre de désespoir, s'ouvrant l'arcade sourcilière.

L'humain avant la règle

Il devenait violent avec les autres vieux qui, eux, avaient droit au sucre. Il perdait la raison et en pleurait de rage. Les privations lui faisant plus de mal que son diabète, j'ai donc décidé, de temps en temps, de lui donner un mille-feuille, histoire qu'il reprenne goût à la vie. Et là, l'aspect médical, je n'en avais rien à faire. Je suis infirmier, je connais le diabète, ses conséquences, je suis formé pour ça. J'estime qu'au-delà d'un certain seuil de souffrance, l'humain est plus important que sa pathologie.

Quatre-vingt-dix-sept ans, diabétique, seul, en larmes, pour une pâtisserie refusée ? Une sucrerie, une par semaine, même pas. Oui, je la lui donnais, en dérogeant totalement aux règles du parfait petit infirmier. La famille aurait pu m'attaquer en justice, le médecin aussi, j'étais un fou dangereux, presque. Avec le recul, je crois que parfois la maltraitance, c'est aussi de suivre les règles à la lettre...

Les « vieux » dans les yeux

William Réjault a raccroché sa blouse après un incident de trop dans la maison de retraite où il travaillait, l'une des plus chics de la capitale. En guise d'au revoir à la profession, l'ex-infirmier blogueur (Ron l'infirmier, c'était lui) livre, dans Maman, est-ce que ta chambre te plaît ? (1), un document au vitriol (dont nous publions ici un extrait) sur la maltraitance envers les « vieux », comme il les appelle avec affection. Il dénonce, après plus d'un an de travail à la « Résidence », la course au profit qui amène à maltraiter les vieux pour réaliser des économies de bouts de chandelles.

William accuse, s'insurge contre les « salaires minables », la précarité des soignants, leur manque de formation, et la complicité de l'administration, prompte à s'accommoder de la loi du silence : « Il ne faut pas espérer grand- chose en matière de maltraitance. [...] Cela supposerait de mener une enquête. D'interroger des gens. Des gens qui refusent de dénoncer leur collègue ou leur soignant. » Mais Ron a troqué la blouse pour le stylo et, pour lui, il n'est plus question de « collègue » ou de « soignant ». Ni de tabou.

Adrien Le Gal

1- William Réjault, Maman, est-ce que ta chambre te plaît ?, Privé, 2009.