La possibilité d'une île - L'Infirmière Magazine n° 250 du 01/06/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 250 du 01/06/2009

 

Constantia Ioannou

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Quand elle sort de l'hôpital, Constantia Ioannou, infirmière à Chypre, reprend cours et cahiers : elle prépare le nouveau diplôme universitaire en vigueur sur l'île depuis un an. Une forme de reconnaissance de son savoir-faire, estime-t-elle.

Elle aurait dû quitter la petite île, payer une école anglaise, et assumer les frais d'une onéreuse vie britannique. Impossible pour sa modeste famille. Alors, Constantia Ioannou a oublié ses rêves de pédiatrie et s'est tournée vers les soins infirmiers, accessibles dans son pays. Sous un grand diadème retenant des cheveux noirs de jais, la pétillante Chypriote aux pommettes piquées de fossettes ne montre aucune amertume. En s'inscrivant à l'école de Nicosie, la future soignante savait dans quelle bateau elle embarquait. « Ma soeur est aussi infirmière, confie-t-elle. Elle m'avait expliqué tous les côtés difficiles du métier, qu'il fallait gérer la souffrance, la mort, les boulots sales, tes propres sentiments et ceux des patients... mais à côté, on aide vraiment les gens, on peut faire en sorte qu'ils se sentent mieux, et on peut les aider à avoir une mort paisible. »

Une réalité confirmée par sa pratique au General Hospital de Nicosie, où elle exerce depuis l'année de son diplôme, il y a treize ans. Après avoir fait ses armes un mois en oncologie, puis un mois en cardiologie, elle rejoint les soins intensifs de l'équipe neurochirurgicale pour dix ans. Ensuite, avec le déménagement de l'hôpital (dans le tranquille quartier des affaires, entre banques et ambassades), tous les soins intensifs sont réunis dans une même unité, dans laquelle elle évolue depuis deux ans. La trentenaire se sent profondément utile, à sa place dans ce service pourtant si dur.

Yeux grand ouverts

« Vous devez donner encore plus, souligne Constantia. Chaque acte que vous faites permet de maintenir les patients en vie. Il faut donc que vos yeux soient grand ouverts en permanence. Il n'y a pas de répit. » En douze ans de gardes, Constantia a appris à se protéger elle-même. « Il faut savoir laisser le travail au travail. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire ! Parfois, je rentre à la maison avec la vision de mes patients... surtout si ce sont des enfants. Mais nous devons être fortes pour être capable de les aider. » Elle quitte toujours l'hôpital en civil, retirant son uniforme dès que sa garde se termine. Elle se glisse dans sa voiture, et attend quelques minutes avant d'enclencher le contact. Son rituel à elle se déroule là, sur le parking. Seule, vêtue de ses habits de ville, mais toujours dans l'enceinte du travail, elle repense à sa journée. Puis, rapidement, Constantia pousse tout cela dans un coin de sa tête, laissant ses enfants envahir pleinement ses pensées. Elle peut alors rentrer libre à la maison.

Enfin, pas tout à fait... car Constantia planche aussi sur les soins chez elle : la jeune femme a repris ses études. Pourquoi ? « Pour apprendre en théorie ce que je fais en pratique ! », plaisante l'infirmière. Le diplôme d'infirmière étant devenu universitaire sur quatre ans depuis la rentrée 2008 (1), Constantia prépare sa licence. Elle suit également un autre cours pour se spécialiser en soins intensifs. Constantia a profité d'un accord avec l'État : Chypre lui paye les cours de sa licence, et elle s'engage à rester cinq années de plus dans son service. « Ça ne va pas changer mon salaire, ni mon statut, affirme-t-elle. Mais ça me donne un diplôme supplémentaire. C'est important, ça nous permet d'être mieux reconnues. »

Cumuler études et travail n'a jamais fait peur à la Chypriote : elle devait déjà assurer des gardes après les cours à l'école d'infirmière de Nicosie. « Le matin, j'allais en cours, l'après-midi, je bûchais, et les week-ends, surtout les nuits, je travaillais dans une clinique privée. J'arrivais quand même à avoir une vie sociale, mais tout était très organisé », assure-t-elle.

Aujourd'hui pourtant, Constantia doit jongler entre le General Hospital, ses études, ses deux garçons de trois ans et demi et cinq ans, et sa maison. « C'est plus dur, témoigne la jeune maman. Mais mon mari m'aide beaucoup. » Son service contribue également en lui dégageant des demi-journées pour suivre ses cours, et en aménageant ses gardes en fonction de son emploi du temps universitaire. Une nécessité, car Constantia, très classiquement, alterne constamment les horaires du matin (de 7 h 15 jusqu'à 13 heures), de l'après-midi (de 13 h 15 jusqu'à 19 h 30) et de nuit (de 19 h 15 jusqu'à 7 h 45) sans enchaînement logique et sans en avoir connaissance longtemps en avance. « On s'adapte, dit-elle, fataliste. Parfois, c'est quand même dur. On perd sa vie sociale. »

Au-delà des compétences

Son service accueille jusqu'à 17 patients, dont un à trois sont placés sous sa responsabilité. « Ça dépend de la gravité de son cas, ou encore si le patient est nouveau dans le service, explique l'infirmière. Nous avons des patients avec toutes sortes de pathologies, neurologiques, cardiaques... Notre responsabilité est de contrôler les signes vitaux, de mesurer les gaz du sang, de laver les patients, de leur donner leurs médicaments... » Mais Constantia reconnaît aussi volontiers que sa pratique dépasse parfois ses compétences légales : « Il y a cinq médecins dans l'unité de soins intensifs. Ils ont beaucoup trop de choses à faire, et si nous devions les attendre, nous attendrions plusieurs heures avant que l'acte ne soit pratiqué ! Nous n'avons pas le choix. » L'infirmière intube ou pose des voies artérielles. « Ce n'est pas mon travail, mais je l'ai déjà fait très souvent », admet-elle.

En novembre dernier, Constantia a participé au congrès de l'Association des infirmières et sages-femmes de Chypre (Cyna, pour Cyprus Nursing and Midwives Association), dont elle est membre, comme la plupart des 4 000 infirmières de l'île. L'élargissement des compétences légales des infirmières était le thème principal du congrès (1). Pour Constantia, il y a urgence : la loi doit vite s'adapter à la nouvelle réalité du terrain.

Cicatrices de l'histoire

La soignante attend une autre grande chose du gouvernement : la réconciliation avec le nord de l'île, qu'elle a côtoyé pendant dix ans dans les anciens locaux du General Hospital, au centre de Nicosie, tout près des murailles de la vieille ville, et du principal check-point entrouvrant la ligne Verte (qui sépare le Nord et le Sud). Une douloureuse frontière qui n'en est pas vraiment une, un no man's land gelé depuis trente-cinq ans. Les parents de Constantia habitaient dans le Nord avant la guerre. Ils avaient une maison dans le village de Dicomo, près de la magnifique petite ville portuaire de Kerynia. « En juillet 1974, juste un mois avant ma naissance, ils ont été chassés de chez eux. Ils sont arrivés dans le Sud sans endroit où dormir, sans habits, sans nourriture, sans argent... Ils ont dû tout redémarrer à zéro. Mes parents ont connu des années vraiment très dures. »

Les cicatrices restent vives pour la famille de Constantia. En 2004, la ligne Verte s'est enfin entrouverte. Un droit de passage pour une journée, soumis à vérification du passeport, et c'est la redécouverte d'un chez-soi perdu. « Nous sommes allés à Dicomo pour voir notre maison, se rappelle-t-elle. Ma mère a beaucoup pleuré quand elle a vu l'état de la bâtisse. » L'infirmière, comme la plupart des Chypriotes grecs, n'a aucune rancoeur envers les Chypriotes turcs. « Nous voulons tous une solution maintenant, assure-t-elle. Je pense que le principal problème est le maintien des troupes turques de l'autre côté. Si elles partent, le peuple pourra vivre à nouveau en paix, comme avant 1974 ! »

1- Lire également le compte rendu du congrès dans L'Infirmière magazine n° 245 (janvier 2009), p. 18.

moments clés

- 1996 : Constantia Ioannou obtient le diplôme d'infirmière et intègre l'unité chirurgicale d'une clinique privée.

- 1996-2006 : exerce en soins intensifs dans le service de neurochirurgie du General Hospital de Nicosie.

- 2006 : l'hôpital déménage. Toutes les unités de soins intensifs sont regroupées au sein d'un même service.

- Depuis mars 2008 : a repris ses études pour obtenir une licence universitaire et se spécialiser en soins intensifs.