L'âme slave en héritage - L'Infirmière Magazine n° 252 du 01/09/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 252 du 01/09/2009

 

la maison russe

24 heures avec

Créée dans les années 1920 pour accueillir les exilés de l'ex-empire des tsars, la Maison russe de Sainte-Geneviève-des-Bois (91), aujourd'hui ouverte à tous, cultive une chaleureuse mémoire.

Ce matin, Chantal Lunardello s'avance dans la brume. Il est 7 h 45, et le voile flottant sur le domaine l'imprègne d'une atmosphère mystérieuse. Les grilles franchies, l'infirmière va retrouver les 72 résidents de la Maison russe, où elle exerce depuis vingt-neuf ans. Bâti à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l'Essonne, ce « lieu de retrait et de culture » (ainsi qu'annoncé à l'entrée) délivre une sensation d'espace et de sérénité. Dehors, une serre, de la verdure. À l'entrée, les boîtes à lettres en bois des anciens pensionnaires, le tableau d'un dignitaire russe en costume. Des coins calmes à chaque étage, de jolis meubles en bois, une magnifique bibliothèque remplie de trésors, une grande salle à manger dont les baies vitrées ouvrent sur le parc.

Récits d'immigrés

Réunion avec Catherine Lalos, la cadre coordinatrice. Pansements, soins et distribution de médicaments... Chantal s'attarde dans la chambre de mère Katherine de Giers, religieuse, dont le grand-père fut ministre des Affaires étrangères sous Alexandre III, père de Nicolas II. La vieille dame voûtée sur ses livres de prières raconte son histoire (« Nous avons tous été chassés ») et ce qui la préoccupe aujourd'hui : « Nous sommes en plein Carême, les premiers jours sont très sévères... Pâques est la plus grande fête orthodoxe de l'année ! » Intarissable, elle nous cite de mémoire un canon commentant l'Ancien Testament. Dans une autre chambre, Ivan, autrefois soldat de l'Armée rouge, fait prisonnier par les Allemands puis libéré par les Américains, n'est pas retourné au pays parce que Staline considérait les prisonniers comme déserteurs et les faisait fusiller à leur retour. Il garde sa valise sous son lit. Un symbole, un principe d'immigré : toujours des questions de papiers, et une valise prête.

La Maison russe est née en 1927 dans un contexte troublé : 200 000 émigrants débarquent à Paris, parfois sans passeport, ne parlant pas forcément français, souvent très pauvres... Comme des millions de compatriotes, ils ont fui leur pays après la révolution, par vagues, en 1918-1919, au milieu des années vingt, après la guerre, sous l'ère Brejnev, vers Israël... Toutes les couches de la population ont été touchées, de l'extrême droite aux trotskistes. « Le mythe du Russe riche est faux, rappelle Nicolas de Boishue, directeur de l'établissement et arrière-petit-fils de sa fondatrice. Les biens des gens étant des propriétés, ils ont tout perdu avec l'exode. L'espoir de retour s'amenuisant, les Russes se sont mis à vieillir et à mourir dans un pays qui n'est pas le leur. »

Sous l'égide de l'Office français des réfugiés, de la Croix-Rouge, de la Société des nations, se créent cinq Maisons russes en région parisienne. Celle-ci a été fondée avec des dons privés anglo-saxons : miss Paget, nièce d'un des collaborateurs du magnat Rockefeller, offre une maison située à Sainte-Geneviève-des-Bois, à l'une de ses enseignantes, la princesse Vera Kirilovna Metschersky... Celle-ci l'accepte pour fonder une association d'aide à ses compatriotes vieillissants et dans le dénuement. « Les choses se sont construites de manière souple, raconte le directeur. On a recueilli des gens avec lesquels on avait travaillé, des habitants de Sainte-Geneviève-des-Bois où, sur 1 400 habitants, une communauté de 200 Russes s'était installée, ce qui a bouleversé la vie du village. » L'inhumation au pays étant impossible, la Maison russe enterre ses morts au cimetière communal, qui compte aujourd'hui 6 000 tombes orthodoxes, dont des célébrités (Rudolf Noureev, Andreï Tarkovski...). « Notre maison s'est constituée en pôle de la communauté russe en France et comme lieu de mémoire de cette émigration. J'ai dans mes archives quatre-vingts ans d'histoire. Les Russes qui passent ici et les consultent pleurent en voyant les noms inscrits... »

Résidents solidaires

La Maison, fonctionnant sous forme d'association loi de 1901, a aujourd'hui le statut d'Ehpad. Tout en respectant strictement les règles d'hygiène et de sécurité propres à ce type d'établissements, une grande liberté est accordée aux patients : « J'ai travaillé huit ans dans une structure à but lucratif, et c'était très différent, remarque Catherine Lalos. Les gens n'avaient pas le choix de manger dans leur chambre s'ils le souhaitaient, devaient descendre à la salle à manger, qu'ils le veuillent ou non. Ici, ce qui prime est le souhait des personnes. Ils peuvent fumer dans leur chambre, y boire de l'alcool, sortir et rentrer un soir de Nouvel An à quatre heures du matin... J'ai été frappée de voir combien on n'use pas de morphiniques, d'antidouleurs, de calmants, de neuroleptiques. Les troubles du comportement sont, de fait, beaucoup moins importants. En fin de vie, les personnes restent dans leur chambre et la présence de l'infirmière est très sécurisante pour tous : les familles, les salariés, les résidents... »

La présence d'une infirmière vingt-quatre heures sur vingt-quatre a toujours été une volonté de la Maison : « Nous évitons ainsi plusieurs hospitalisations chaque année, et cela permet aux résidents de redevenir plus facilement autonomes après un accident. Mais nous avons lutté pour convaincre de l'utilité de cette présence permanente, reconnaît Nicolas de Boishue. C'est paradoxal, car le maintien à domicile étant privilégié par les pouvoirs publics, les personnes âgées qui arrivent dans les Ephad sont souvent en fin de vie. Cette logique rend nécessaire une prise en charge infirmière et médicale constante. »

Soignants russophones

Chantal ne se lasse pas de travailler ici et continue à découvrir cette culture qu'elle connaissait mal : « "Il y a eu du beau monde ici ! Lorsque je suis arrivée, beaucoup de patients âgés avaient fui le bolchévisme, on en parlait beaucoup. C'est moins vrai aujourd'hui, mais j'adore l'ambiance et les familles qui viennent perpétuer la tradition. Nous fêtons Pâques un peu en décalé, la nouvelle année aussi... Je baragouine le russe, ayant appris les mots qui me servent : "vous avez mal ?", "diarrhée", "bonsoir, vos médicaments", "vous avez faim ?" En vieillissant, les personnes reviennent à leur langue. »

Aujourd'hui, 40 % des résidents sont de culture russe. Ils viennent de la France entière, parfois même de l'étranger pour vieillir ici, bien qu'aucune ségrégation ne s'exerce à l'entrée. Ils parlent généralement français mais certains, atteints de démence sénile, ne s'expriment plus que dans leur langue maternelle... que pratique une grande partie des soignants, d'origines très diverses (russe, biélorusse, ukrainienne, polonaise, tchèque, serbe...). Milka, gouvernante et mémoire du lieu, a quarante ans de maison. Elle sait tout des patients et part dans un grand rire : « Comme on dit en Russie, la vieillesse, quelle grande saloperie ! »

Propreté, créativité, liberté : les pensionnaires circulent où bon leur semble, prennent leur repas où ils le souhaitent. Pas de Cantou (1), les personnes démentes sont totalement intégrées : « Si les résidents sont tenus à l'écart, même dans des prisons dorées, ils ne sont pas stimulés et régressent plus vite, analyse Michel Benady, médecin référent, lui aussi présent dans la maison depuis trente ans. Même si ce mélange des différents degrés de dépendance peut interpeller à première vue, notre culture est d'accepter toutes les différences et de vivre ensemble. Concrètement, un résident Alzheimer dépendant en fauteuil va être poussé par un patient Alzheimer moins dépendant, qui marche et peut l'amener à la salle à manger... C'est ainsi que des relations se tissent : on a un monsieur atteint d'un Alzheimer modéré, et une vieille dame souffrant de la même maladie à un stade très évolué mais qui reste physiquement très active. Il l'a prise sous son aile et, malgré la différence d'âge et de handicap, ils vivent comme mari et femme... On trouve ça génial car c'est une vraie réussite de ce qu'on appelle l'intégration. »

Cocktails et smoothies

La Maison russe est l'un des meilleurs correspondants de l'hôpital de Perray-Vaucluse (basé à Épinay-sur-Orge) : « On a eu des pensionnaires qui étaient considérés comme déments, sous neuroleptiques à des doses très importantes, qui avaient perdu les capacités des fonctions supérieures et qui, en intégrant notre maison, se sont révélés tout à fait sociables et adaptés, pouvant être compris dans leur langue d'origine. »

Les journées s'organisent autour des activités proposées par la passionnée et dynamique Tatiana Dougha, Ukrainienne russophone, d'abord entrée comme bénévole à la bibliothèque alors qu'elle était encore étudiante en littérature, et depuis lors animatrice à la Maison russe. « On fait des cocktails (avec du rhum parfois !) et des smoothies. Les pensionnaires apprécient le naturel et le frais, simple à avaler. C'est facile de toucher les bananes, les fruits... les gens retrouvent leur habileté. » Bonne musicienne, Tatiana accompagne des chants en russe ou en français à la guitare. Ce jour-là, bouleversante, elle chante Tombe la neige et encourage du regard l'une des pensionnaires qui se lance fièrement et joyeusement dans la partie récitative : « Sa mémoire fonctionne, elle sait que c'est son tour... Au départ, j'étais centrée sur l'animation. À ma grande surprise, j'ai découvert que ce qui me motivait davantage, c'était le quotidien, les rencontres. Je ne pense pas que la personne est vieille, je pars d'elle et de ses possibilités, de sa richesse. » Deux fois par semaine, elle se livre à des séances de lecture : l'une sur la presse et l'autre sur des oeuvres littéraires. Les pensionnaires ont lu et commenté Guerre et paix, se remémorant les récits de la Russie en flammes et de la retraite de Napoléon transmis par leurs aïeux. « J'ai retrouvé la nostalgie de mon pays et de cette époque à travers le langage, les accents toniques, les intonations... », sourit Tatiana.

1- Dans certaines maisons de retraite, le Cantou est un espace réservé aux personnes démentes, fermé avec des codes, des clefs, et où la prise en charge est assurée par un personnel spécifique.

contact

La Maison russe

1 bis, rue de la Cossonnerie

91 700 Sainte-Geneviève-des-Bois

Tél. : 01 69 46 85 00