Les damnés du denim - L'Infirmière Magazine n° 252 du 01/09/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 252 du 01/09/2009

 

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Les milliers d'ouvriers turcs qui, des années durant, ont lourdement endommagé leurs poumons en sablant des blue-jeans crient aujourd'hui leur révolte.

Le dr zeki kiliçaslan invite son patient à se rhabiller et s'asseoir à son bureau. Mehmet Basak est maigre. Il tousse et s'essouffle. Ce n'est pas la première fois qu'il consulte ce professeur, spécialiste des maladies thoraciques, dans son cabinet de la faculté de médecine d'Istanbul. Il l'appelle affectueusement le « Dr Zeki » parce qu'il l'aide à tenir le coup.

Le médecin commente sa radiographie sur le négatoscope : « Les poumons de monsieur Basak montrent une opacité due à une silicose aiguë. Cette maladie provoquée par l'inhalation de poussières contenant de la silice cristalline est l'une des plus anciennes maladies professionnelles, diagnostiquée depuis plus d'un siècle chez les mineurs de fond », explique-t-il. Son patient n'a pourtant jamais entendu le moindre coup de grisou. C'est un paysan pauvre, venu s'installer avec sa famille à Istanbul pour travailler.

Douze heures par jour

Mehmet Basak décrit le métier qu'il y a exercé entre 1999 et 2007 : « Dans une cabine de 4 m2, je tenais une lance reliée à un compresseur réglé à 8 bars. Un collègue me faisait passer des blue-jeans sur lesquels je projetais du sable. À côté, il y avait un réservoir de 600 kg de sable. Au bout d'une heure et demie, quand il était vide, je disposais d'un quart d'heure de pause, le temps que le collègue le recharge. La cabine était alors si poussiéreuse que j'en sortais méconnaissable. Puis ça recommençait, douze heures par jour. » Cet ouvrier turc était sableur de jeans dans une entreprise de 350 employés qui existe toujours. Il se souvient avoir lu sur les étiquettes des vêtements qu'ils sablaient les noms de marques internationales connues, de blue-jeans et de prêt-à-porter de luxe.

Économies à tout crin

En Turquie, le sablage a été employé sur le denim dès les années 1990. La technique s'est répandue en 2000 à mesure que la mode des jeans usés devenait « tendance » en Europe. Afin de leur donner un aspect délavé ou usagé prématurément et irrégulièrement, le sablage est en effet plus efficace que le délavage chimique à l'effet trop homogène, plus rapide que le ponçage au papier abrasif et moins coûteux que la technologie récente du laser. S'il existe du matériel de sablage sécurisé, l'employeur de M. Basak préférait faire des économies plutôt que de l'acheter. « Il n'y avait quasiment pas de ventilation, décrit l'ouvrier. Nous utilisions du sable de plage et le patron fournissait juste un masque de chirurgien. »

En 2007, cependant, en regardant à la télévision turque un reportage en caméra cachée dans un atelier, Mehmet Basak comprend qu'il encourt de graves risques. « Dès le lendemain, au lieu d'aller travailler, je suis allé voir un médecin. » À 38 ans, ce père de sept enfants apprend alors qu'il n'en a plus pour longtemps.

Vies en sursis

Jamais aucun cas de silicose n'avait été décrit dans le textile, avant qu'en 2004 deux sableurs de jeans âgés de 18 et 19 ans ne consultent le service des maladies thoraciques du Dr Akgun à l'université Atatürk d'Erzurum. Ces malades, entrés dans le métier à l'âge de 13 et 14 ans, décédèrent peu de temps après. Plusieurs études furent publiées dès 2005 par des spécialistes turcs qui s'alarmèrent publiquement de cette situation. Jusqu'à ce qu'en juin 2008, l'équipe du docteur Akgun confirme « une épidémie de silicose chez les ex-sableurs de denim » (1) : la maladie avait progressé en moins de cinq ans, alors que la silicose classique se développe sur dix à trente ans. « Dans tout le pays, au moins 43 ex-sableurs sont morts et l'on estime que 3 000 à 5 000 pourraient mourir sur les 8 000 à 10 000 qu'aurait compté la Turquie », enrage le Dr Kiliçaslan, qui rappelle qu'en l'absence de traitement, la prévention reste la seule vraie solution.

Les pays européens ont restreint l'usage de la silice pour le sablage au jet depuis une quarantaine d'années, et ont contrôlé ce type d'activité. En Turquie, toutefois, il a fallu attendre la mobilisation de médias et du Comité de soutien aux travailleurs silicosés pour que le ministère de la Santé interdise enfin ce type de sablage en avril 2009, et annonce la fermeture d'une soixantaine d'ateliers.

Le docteur Kiliçaslan est membre de ce comité, composé non seulement de médecins, mais aussi d'avocats, d'artistes et de syndicalistes insatisfaits par ces mesures. « Nous réclamons que tous les ex-sableurs soient pris en charge intégralement, explique Engin Sedat, coordinateur du syndicat des travailleurs du textile Teksif. Ayant pour la plupart travaillé au noir - comme 80 % des employés du textile dans le pays - ils ne sont pas en mesure de prouver qu'ils ont effectué ce travail. Leurs familles se retrouvent souvent démunies après leur mort ! »

Problème mondial

Cet abandon des victimes révolte le Dr Kiliçaslan. En tant que secrétaire de l'Association turque anti-tuberculose, il s'est engagé, avec son organisation, à les suivre bénévolement. Quelque 200 ex-sableurs silicosés fréquentent son cabinet, dont Ibrahim Kaya, un malade de 42 ans père de trois enfants, sans couverture sociale. « Rares sont ceux qui bénéficient de la sécurité sociale, déplore-t-il. La majorité détient une "carte verte" [sorte de CMU]. Dix à quinze pour cent n'ont rien et devraient payer pour se faire soigner ! Pourquoi leur silicose n'est-elle pas automatiquement reconnue comme maladie du travail ? »

Il a tant écouté de patients nommer les grandes marques lues sur les étiquettes qu'il n'hésite pas sur l'identité du responsable : « C'est la mondialisation !, tranche-t-il. Les multinationales signent en Turquie des accords avec de grosses entreprises locales. Celles-ci font alors appel à des sous-traitants dans le secteur informel, qui imposent ces conditions de travail déplorables ! » Or, selon Engin Sedat, il y a très peu d'inspections du travail. « Les industriels du secteur font pression en se plaignant de la concurrence globale parce que la main d'oeuvre est moins chère en Chine et au Bangladesh ! », accuse-t-il. Le textile est l'un des piliers de l'économie du pays, qui absorbe environ 3 millions d'emplois.

M. Basak a dû se lancer à ses frais dans une procédure contre son employeur pour obtenir la sécurité sociale et une pension qui pourra être transmise à sa veuve. Selon Teksif, près de 150 ex-sableurs malades auraient engagé de tels procès. M. Kaya, lui, se bat encore pour son droit à se faire soigner et pour laisser des ressources aux siens. Il ajoute : « Nous devons aussi empêcher que l'hécatombe continue ailleurs ! ». D'après Teksif, des jeans seraient maintenant sablés au Bangladesh et en Égypte...

1- « An Epidemic of Silicosis among Former Denim Sandblasters », M. Akgun, European Respiratory Journal, 25 juin 2008.