« Gare au prêt-à-panser ! » - L'Infirmière Magazine n° 253 du 01/10/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 253 du 01/10/2009

 

Livre

Éthique

Première infirmière à avoir été membre du Comité consultatif national d'éthique, Anne-Marie David a rassemblé dans un ouvrage ses souvenirs et réflexions sur l'hôpital et ses dérives (1).

Vous regrettez que les infirmières ne prennent pas plus souvent la parole ou la plume pour parler de leur métier et de leur quotidien professionnel. Pourquoi, alors, avoir attendu tant d'années et votre départ de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) pour livrer votre témoignage ?

J'ai commencé à rédiger ce manuscrit alors que j'étais encore en activité. Mais, même en y consacrant la majeure partie de mon temps libre, il m'a fallu près de dix ans pour l'achever. Je regrette sincèrement qu'il n'ait pu être publié qu'après mon départ à la retraite en 2007, car j'aurais souhaité assumer mes écrits en étant encore en fonction. Je souligne que le livre édité aujourd'hui ne représente qu'un tiers du manuscrit original.

Il y aura donc une ou des suites ?

Je ne sais pas encore. Mieux vaut, peut-être, compter sur la jeune génération pour prendre la relève et le stylo ! J'ai le sentiment d'avoir fait ma part...

Fraîchement diplômée, vous êtes entrée à la Salpêtrière au service de neurologie en 1967 et en êtes partie, cadre supérieure de santé, quarante ans plus tard sans jamais avoir changé de service. Ce parcours atypique en dit long sur votre attachement à cet hôpital et à l'AP-HP. Pourtant, votre ferveur a fini par se lézarder. Pourquoi cette cassure ?

J'ai vécu quatre décennies de réformes hospitalières. Celle en cours n'était pas encore terminée et digérée, que déjà on nous demandait de mettre en place la suivante... Mais la réforme de 2007 et la création des pôles a été pour moi la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Puisque cette nouvelle organisation nous a totalement dépossédés de notre savoir, de notre compétence et surtout de notre sens de la responsabilité.

Pour toute une génération de cadres et de cadres supérieurs de santé, ça a été le coup de grâce. Avant son instauration, nous avons vu défiler dans nos services une kyrielle de technocrates qui nous ont interrogés. Nous leur avons livré notre savoir-faire, notre expérience, notre mémoire... Ils ont pioché et mouliné tout ça. Puis cette « matière » a été coulée dans le moule du nouveau système d'organisation dans lequel on a fini par nous dire que l'on n'avait plus notre place. Sauf pour des missions « d'activités annexes et transversales » ! Outre la lassitude, la défiance s'est installée. Le tout accompagné d'un grand sentiment de perte de sens. Plus jeune, peut-être aurais-je raccroché les wagons. Là, j'ai décroché... Sans regret.

Qu'entendez-vous par « notre sens de la responsabilité » ?

Jusqu'alors, nous avions pu conserver une certaine latitude qui nous permettait des souplesses dans l'application des réformes. Et les équipes savaient qu'elles pouvaient évoluer avec cette marge de manoeuvre que maîtrisaient leurs cadres. Les pôles ont mis fin à cette élasticité. Et aux demandes, je devais toujours répondre par la négative. Cette frustration quasi permanente est pour moi à l'origine du malaise ambiant dans les établissements de l'AP-HP. Ainsi, on s'interroge souvent sur le turn-over des infirmières, pourtant la raison est simple : elles compensent leur insatisfaction en changeant de service, voire d'établissement.

À plusieurs reprises, vous pointez l'hyperspécialisation des médecins et stigmatisez leur jargon médico-scientifique. Comment, dans cette forme d'isolement, est-il encore possible de porter un regard sur l'autre, qu'il soit patient ou soignant ?

C'est une dérive que j'ai ressentie à la fin de ma carrière. Je pense très sincèrement que les demandes et besoins des malades en termes de relation humaine ne sont pas satisfaits aujourd'hui. Certains services qui ont une vraie démarche sur le sens du soin et qui se donnent le temps de la réflexion ont cet engagement vis-à-vis des patients, mais ce sont des épiphénomènes. C'est bien le chef de service, en tant que chef d'orchestre, qui donne le tempo. De surcroît, dans un contexte économique contraint, cette partition est de plus en plus difficile à jouer. Mon témoignage s'adresse d'ailleurs particulièrement aux médecins. Car, si j'ai voulu montrer, et dénoncer, les différentes logiques auxquelles j'avais dû faire face pendant quarante ans, j'ai également voulu les interpeller sur une meilleure prise en compte des professionnels avec qui ils travaillent.

Selon vous, quelle est aujourd'hui la place de la démarche éthique à l'hôpital ?

Un adage dit que plus on parle d'amour, moins on le fait... Eh bien, cette maxime peut parfaitement s'appliquer à l'éthique à l'hôpital ! En 1993, j'ai eu la chance, avec l'une de mes collègues, d'être la première infirmière à être membre du Comité consultatif national d'éthique. C'était un temps où on « éthiquait » tout azimut. Puis les lois de bioéthique ont, en quelque sorte, « phagocyté » une certaine forme de pensée et de responsabilité éthiques. Peut-être était-ce nécessaire, mais il me semble qu'à chaque fois qu'on met en place une loi dans ce domaine, cela se fait au détriment de la réflexion.

À mon sens, le questionnement éthique devrait être réservé à des cas particuliers. Or aujourd'hui, la tendance est à la globalisation, avec le risque d'aboutir à un prêt-à-penser éthique et, par conséquent, à un prêt-à-panser. Inutile de réfléchir puisqu'il suffit d'appliquer la loi. Mais ce constat est sans doute à rapprocher d'un penchant de notre société pour le normatif et le codifié.

Aujourd'hui, on met au point des protocoles à peu près pour tout sans interroger le sens. Or, l'éthique, c'est un peu comme un livre de cuisine, on peut suivre la recette au pied de la lettre, mais ce qui fera toujours la différence, c'est le tour de main. Et puis l'apprentissage de l'éthique ne peut pas se faire qu'au travers de textes, c'est d'abord le fruit de l'échange et du croisement des approches et des regards. Certes, la démarche doit être construite et s'appuyer sur de grands principes pour aboutir à un choix qui va concerner un patient et sa problématique singulière. Aujourd'hui, j'ai la sensation qu'on est souvent dans un discours élitiste et enfermant, et parfois fumeux. Or pour moi, l'enfermement, c'est la solitude de la pensée.

1- Les Dessous cachés de l'hôpital, d'Anne-Marie David, éditions Jean-Claude Gawsewitch. 19,90 euros.

TÉMOIN

Laurence Françoise « Au bénéfice du patient »

« Pour avoir travaillé aux côtés d'Anne-Marie David, j'ai trouvé que son livre reflétait sa personnalité et son engagement professionnel, explique Laurence Françoise, cadre de santé au service d'endocrinologie du CHU de La Pitié-Salpêtrière. Elle décrit aussi certaines situations épiques dans la mise en place des réformes hospitalières, dans lesquelles je me retrouve parfaitement. Par ailleurs, j'apprécie qu'elle insiste sur le fait que les cadres de santé restent avant tout des soignants. S'agissant de la démarche éthique, s'il est vrai que les soignants n'ont pas tous le même niveau de réflexion, cette diversité dans l'approche du soin est, à mon sens, compensée par la pluridisciplinarité de la prise en charge et par le dialogue qui en émane. Au final, les décisions qui sont prises sont toujours équilibrées et bénéficient aux patients. Par ailleurs, s'il est notable que l'hôpital a évolué dans ses modes de gestion, je n'ai jamais vécu un refus de prise en charge, même depuis l'instauration de la tarification à l'activité (T2A). En revanche, la durée des séjours tend à diminuer, mais, après tout, est-ce un mal pour les malades ? »