« Un développement biscornu » - L'Infirmière Magazine n° 253 du 01/10/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 253 du 01/10/2009

 

Intelligence

Questions à

Longtemps décrite comme une progression linéaire par paliers, l'évolution des capacités cognitives de l'enfant suit, selon Olivier Houdé, un parcours autrement plus complexe.

Vous avez remis en question la théorie de Piaget (1) qui présente le développement de l'intelligence de l'enfant comme une avancée stade par stade. D'où sont partis vos recherches ?

La conception de l'intelligence de l'enfant selon Piaget était linéaire et cumulative, car systématiquement liée, stade après stade, à l'idée d'acquisition et de progrès. C'est ce que l'on peut appeler le « modèle de l'escalier ». Chaque marche correspond à un grand progrès, à un stade bien défini dans la genèse de l'intelligence dite « logico-mathématique ». Cela va de l'intelligence sensori- motrice du bébé (de 0 à 2 ans), fondée sur ses sens et ses actions, à l'intelligence conceptuelle (nombre, catégorisation, raisonnement), d'abord concrète chez l'enfant (vers 7 ans), puis abstraite chez l'adolescent (vers 12-14 ans) et l'adulte.

La nouvelle psychologie de l'enfant que je défends remet en cause ce modèle. D'une part, il existe déjà chez les bébés des capacités cognitives assez complexes, c'est-à-dire des connaissances physiques, mathématiques, logiques et psycholo- giques ignorées par Piaget et non réductibles à un fonctionnement strictement sensori-moteur (la première marche de l'« escalier »). D'autre part, la suite du développement de l'intelligence jusqu'à l'adolescence et l'âge adulte compris (la dernière marche) est jalonnée d'erreurs, de biais perceptifs, de décalages inattendus incluant des retours en arrière ou « régressions », non prédits par la théorie piagétienne. Ainsi, plutôt que de suivre une ligne ou un plan qui mène « sans accroc » du sensori-moteur à l'abstrait (les stades de Piaget), l'intelligence avance de façon beaucoup plus biscornue.

Qu'est-ce que la notion d'« inhibition cognitive », sur laquelle travaille votre équipe ?

Se développer, c'est non seulement construire et activer des stratégies cognitives nouvelles, comme le pensait Piaget, mais c'est aussi apprendre à inhiber certaines stratégies inappropriées du cerveau. Et cela ne va pas de soi ! Il en ressort que le développement de l'enfant n'est pas toujours linéaire, ainsi que l'avaient sans doute déjà pressenti, dans leur pratique, beaucoup d'éducateurs, professeurs des écoles ou parents. Pour une même notion ou concept à apprendre, des échecs tardifs par défaut d'inhibition peuvent succéder à des réussites bien plus précoces, d'où les décalages de performances inattendus. C'est en ce sens que j'utilise le mot « biscornu » pour décrire le développement de l'intelligence.

Les travaux de mon équipe ont permis de comprendre ces décalages dans un cadre nouveau et d'en faire la règle plutôt que l'exception du développement cognitif. En observant des milliers d'enfants, adolescents et jeunes adultes, nous avons découvert que dans des domaines très variés (la catégorisation, le nombre, le raisonnement, etc.) et à des âges différents, on peut souvent ex- pliquer les erreurs non par l'absence de capacités (ou structures) cognitives mais par la difficulté d'inhibition dans le cerveau d'une stratégie inappropriée qui entre en compétition. Cela conduit à redéfinir, autrement que l'a fait Piaget, les stades du développement de l'intelligence et les processus d'apprentissage.

Depuis les années 1990, nous avons démontré très précisément ces mécanismes de contrôle inhibiteur et les décalages de performances qu'ils provoquent selon les situations et l'âge, en exploitant toutes les techniques de la psychopédagogie expérimentale : scores de performance, méthodes d'apprentissage en laboratoire, procédures informatisées de chronométrie mentale (temps de réaction) et imagerie cérébrale (par résonance magnétique fonctionnelle).

Ce changement d'approche peut-il aider, dans nos systèmes éducatifs, à stimuler plus pertinemment les capacités cognitives des enfants ?

Cette nouvelle conception du développement de l'intelligence ouvre la voie à des applications psychopédagogiques innovantes, au-delà des pro- grammes scolaires classiques : apprendre le contrôle cognitif à l'école, c'est-à-dire l'inhibition cognitive au sens positif que je viens de définir, le switching ou changement de stratégie, etc., et pas seulement les notions ou concepts eux-mêmes, logico-mathématiques ou autres. Sur ce point, nous travaillons dans la même perspective psychopédagogique que l'équipe du Pr Adele Diamond de Vancouver, au Canada, avec qui nous échangeons nos idées et nos résultats.

1- La théorie du développement de l'enfant constitue la part la plus connue de l'oeuvre du Suisse Jean Piaget (1896-1980). Citons par exemple Naissance de l'intelligence chez l'enfant (1936), ou encore La Psychologie de l'enfant (1966, coécrit avec Bärbel Inhelder).

Olivier Houdé Chercheur en psychologie

Professeur de psychologie à l'université Paris Descartes, Olivier Houdé est responsable du Groupe d'imagerie neurofonctionnelle du développement (Gindev, UMR 6232) du CNRS et du CEA. Il est l'auteur, entre autres, de Psychologie du développement cognitif (PUF, 2009), Dix leçons de psychologie et de pédagogie (PUF, 2006), et La Psychologie de l'enfant (PUF, 2004, réédité en 2009). Sur Internet : http://olivier.houde.free.fr.