îlot de résistance - L'Infirmière Magazine n° 254 du 01/11/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 254 du 01/11/2009

 

La Borde

24 heures avec

à La Borde, soignants et soignés gèrent ensemble la clinique. Un lieu où chacun, pris en compte dans sa spécificité, fait partie d'un tout : humain, intellectuel et créatif.

La Borde, ce pourrait être un château caché dans un bois du Loir-et-Cher où vont et viennent librement des personnes en souffrance psychique. Mais ce lieu, de renommée internationale, est bien plus que la simple représentation que l'on peut s'en faire. Haut lieu de la psychiatrie institutionnelle, la clinique a été créée en 1953 par Jean Oury, psychiatre et psychanalyste : « Le mouvement est toujours là avec, en premier lieu, la fonction d'accueil permanent. Et on n'enferme pas les patients. C'est la moindre des choses ! » Aujourd'hui, psychiatres, infirmiers, aides-soignants, psychologues, éducateurs spécialisés forment une équipe investie. À La Borde, pas de « soignants » mais des « moniteurs » : « On l'est tous, quelle que soit notre formation initiale, pour ne pas entrer dans le jeu des cloisonnements. Tout le monde participe au ménage, à la cuisine, à tout ce qui fait la vie quotidienne. On essaie de lutter contre les formes d'aliénation », explique élisabeth Poudoulec, responsable de la bibliothèque des fonds anciens et des stagiaires.

Et pas de « patients », mais des « pensionnaires » : chacun s'inscrit dans un collectif où son histoire personnelle prend appui sur un vécu partagé.

Il est 7 heures. Les pensionnaires s'étirent au diapason de la nature qui les entoure. Avec 107 lits, 15 places d'hôpital de jour et une file active de 130 personnes, la clinique, située entre Blois et Cheverny, abrite quatre unités réservées à l'hospitalisation complète : le Château, le Parc, l'Extension et le Pavillon des Bois. Dans chacune, une infirmerie. « C'est beau, il y a de belles couleurs, tout s'ouvre partout », opine un pensionnaire. Pas de blouses blanches, pas d'insignes, rien qui puisse différencier un patient d'un soignant, un médecin d'un menuisier.

Impatient de guérir

La Borde, ce sont des personnes, des lieux, des mots. Un tout qui s'entremêle et s'enchevêtre, dans un sens ou dans l'autre, et donne du sens. Ce qui compte, c'est une phrase jetée au hasard d'une rencontre, un geste dansé, un objet déplacé ou replacé de la façon la plus incongrue. Tout cela crée une poésie, une chorégraphie de vies où chacun se met à exister, où pensionnaires et moniteurs deviennent à la fois soignants et soignés. « Il se forme un terreau entre tous les intervenants et les habitants », précise Pierre Louis, retraité d'origine vietnamienne et moniteur.

L'été touche à sa fin, dans les sous-bois, partout, des cyclamens sauvages blancs et violets. Le téléphone sonne. Jean-Pierre répond, passe la communication et s'adresse à une stagiaire : « Je suis un éclectique rêveur. Je fais partie du collectif des impatients... Impatients de guérir. » Gilles, notre poisson-pilote - un pensionnaire chargé d'accompagner les gens de passage -, commente : « Le standard est toujours tenu par un pensionnaire. » Juste à côté, derrière une baie vitrée, le bureau de coordination médicale (BCM). Une quinzaine de moniteurs sont en réunion, comme chaque jour. C'est aussi l'heure des transmissions. Il y en aura d'autres, en fin d'après-midi, puis avec l'équipe de nuit... Ouvert de 9 heures à 17 heures, cet espace d'accueil, d'échanges et d'informations fait le lien entre les différents secteurs, les infirmeries. Aujourd'hui, Marie-Jeanne Orin, infirmière psychiatrique, s'occupe du BCM : « On gère les entrées, les sorties, les injections et les consultations à l'extérieur : spécialistes, dentistes... Et puis, des pensionnaires passent s'inscrire à une sortie, à une "chauffe" - certains peuvent conduire des véhicules jusqu'à Blois, Cheverny - ou simplement dire bonjour. »

Collectif de vie

Les pensionnaires ont de 18 à 90 ans et souffrent de pathologies chroniques, lourdes et invalidantes. Ils habitent le plus souvent le département, mais la notoriété nationale de l'institution attire des patients d'autres régions. La plupart ont eu, avant, un long parcours hospitalier et un échec de leur prise en charge. Une fois à La Borde, le patient est actif et non plus objet de soins. Chacun est partie prenante et s'engage progressivement dans la collectivité. Selon les principes de la psychothérapie institutionnelle, cette prise en charge commune a des effets thérapeutiques : réinsertion sociale, apprentissage de la vie en commun, de la frustration... Comme support à cet engagement, le club thérapeutique veille au bon fonctionnement d'une quarantaine d'ateliers : théâtre, calligraphie, grec ancien, hand-ball, poterie... Des sorties sportives ou culturelles et des séjours thérapeutiques en France et à l'étranger sont organisés. Toutes les activités, à l'intérieur et à l'extérieur, constituent un outil d'insertion et de socialisation. Néanmoins, chaque pensionnaire développe à La Borde sa spécificité intellectuelle ou artistique. « Les gens, ici, sont cultivés. D'ailleurs... ça ne veut rien dire, réfléchit Gilles. La culture, c'est cultiver son jardin. »

Un poulailler, une écurie, une sellerie, une forge... Dans la porcherie transformée en atelier d'apiculture, Jacques met en pots du miel de châtaigniers. « Au fond, chacun a un peu sa maladie. Chacun est un peu ceci ou cela ; il faut trouver un équilibre. Je suis arrivé ici lorsque j'avais 19 ans. J'ai commencé l'apiculture en 1990 ; ça m'a fait du bien. J'aime les principes de l'autarcie. Je viens en hôpital de jour. J'ai 20 ruches et 10 ruchettes. »

Sous les chaises

Dans le parc, les pensionnaires se promènent, s'assoient sur des bancs, s'allongent dans l'herbe. Jean-Luc est plongé dans Un château en forêt, de Norman Mailer : « Adolf Hitler... c'est tout ce qu'on n'aimerait pas être. Ça fait neuf ans que je viens ici. Chacun a une place au sein de cette microsociété, on est libre d'agir, de s'exprimer, sans oppression, comme on le peut. » L'ambiance, qui fait l'objet d'une attention soutenue et d'une analyse permanente, contribue à l'efficacité des traitements et des actes médicaux.

Onze heures... La réunion dite Pitchum démarre dans le grand salon du château : une discussion hebdomadaire informelle. Des rayons chauds entrent par les fenêtres et se répandent sur le parquet ; la cheminée diffuse un parfum d'automne. Les échanges entre pensionnaires, moniteurs et stagiaires ont des accents surréalistes et poétiques. Chargés de sens. Tous évoquent balais, pelles, balayettes, plumeaux et cha-ba-das jazzy... « Parfois on rencontre un balai dans un lieu inopiné », sourit Jean Oury. Un nouveau stagiaire s'interroge sur « l'esprit maison » : « Il faut chercher sous les chaises », suggère le maître des lieux.

Soudain, on entend le ronflement d'un tracteur. Là, comme surgie d'ailleurs, la machine trimbale une carcasse de voiture de course sur sa fourche hydraulique. C'est l'oeuvre de Luc, artiste et pensionnaire. Ténébreux et élégant, il se lance dans un monologue quasi inaudible, presque lancinant : « J'ai besoin d'un pair pour souder. Mesures, travail de recherche, d'approche. Comme un travail d'appel. J'aime dans les voitures le côté du non-sens et du changement. Créer à La Borde, au petit jour, devant soi-même... » Il est midi, on entend sonner la cloche du premier service.

Ne pas se sédimenter

Après le déjeuner, c'est la réunion d'accueil et d'informations labordiennes (le Rail), dans le grand salon. On annonce le planning de l'après-midi, les ateliers, les activités. Les nouveaux stagiaires se présentent. « Quand j'ai la parole, je m'en sers », insiste un pensionnaire. « Et ça tu sais t'en servir », rétorque Gilles qui anime la réunion. Au-dessus du piano, un tableau signé Foujino. Dehors, au pied de l'escalier du château, on rêve, on fume, on discute. D'autres s'activent dans les couloirs, les ateliers. Certains s'enferment dans leurs chambres : le GAP, groupe d'accueil permanent, composé de moniteurs et de pensionnaires est chargé de les stimuler contre la passivité et le repli sur soi.

Sophie est infirmière, après avoir exercé à Strasbourg, elle a décidé de passer une année à La Borde. « De plus en plus d'infirmières sont intéressées par ce genre d'expérience. à l'hôpital, on sait ce qu'on doit faire ou ne pas faire. Ici, c'est un monde à part ; ça donne une bonne claque à ce qu'on a appris. J'ai besoin de ça pour ne pas me sédimenter : je suis amenée à réfléchir, tout est remis en question, tous les jours. Et je suis lessivée. C'est pour ça que je lessive... », dit-elle, serpillière en main.

Pendant ce temps, l'atelier philo voltige entre idéalisme, réalisme et matérialisme. Guy, professeur de philosophie et pensionnaire, l'anime avec Marie Depussé, écrivain, professeur de littérature et très investie dans l'établissement. « à La Borde, on vient travailler plutôt que recevoir des soins », s'enthousiasme Guy. Ses lunettes sont posées sur des feuilles annotées. Il commence : « Qu'est ce qui prouve que le monde existe en dehors de moi ? Rien, en dehors de la pensée... » S'adressant à Etienne, assis dans le couloir : « Entrez en relation, ça vous donnera l'impression d'exister ! » Ce à quoi une pensionnaire rétorque : « Quand vous serez malade, vous me soignerez... »

L'après-midi s'écoule entre ateliers, siestes, balades. Dans la salle d'attente de Jean Oury, deux pensionnaires patientent sous une partition accrochée au mur, Alta Trinita Beata, d'un anonyme italien du XVe siècle. Assis derrière son grand bureau recouvert de livres et de cailloux, le créateur de La Borde campe ses idées avec une énergie détonante. à 85 ans, il tient tête à la bureaucratie et au management : « Ici, on a la possibilité qu'on nous fiche la paix. La Borde renvoie à une réflexion d'un Japonais d'inawa. Il faisait beau. Je lui ai demandé : "Et alors ?" Il a répondu : "Ici il y a des arbres et il y a du ki." Le ki, le souffle vital, ça se rapproche peut-être d'une certaine liberté, d'une certaine ambiance, sans plus, pas lourde. Et puis, ici, on essaie d'avoir une vertu essentielle : l'humour... et ça donne du ki, avec un effet de surprise permanente. »

Voir et lire :

Internet : http://www.cliniquedelaborde.com

à quelle heure passe le train..., M. Depussé, J. Oury, Paris, Calmann-Lévy, 2003, 19,50 euros

La Borde : le château des chercheurs de sens ?,

A.-M. Norgeu, Toulouse, Erès, 2006, 15 euros