Le bloc, théâtre d'ombres - L'Infirmière Magazine n° 255 du 01/12/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 255 du 01/12/2009

 

chirurgie

Reportage

Artiste au milieu de la troupe, Sylvie Gosselin s'est faite actrice sur la scène opératoire. Avec son appareil, elle a capté grands souffles et petits riens de ce spectacle sans spectateur.

«Operating theater », le théâtre des opérations : voilà comment les Anglais nomment le bloc opératoire. C'est justement le titre d'une des images. Image... parce qu'image est l'anagramme de magie. La photographie est un espace clos, arrêté. C'est aussi un espace qui mène à la fiction et à l'imaginaire.

J'ai choisi l'hôpital et plus particulièrement l'intimité des blocs opératoires. Ce sont des lieux secrets, interdits, mystérieux... aux rites initiatiques. Quand on y entre, on est vite endormi et l'on ne sait jamais ce qui s'y passe.

Lieux à la fois familiers et enfouis dans notre imaginaire, métaphores de nos angoisses face à la maladie et à la mort. Espaces si particuliers, fermés, codifiés, où des règles strictes et un ordre précis des actes et des gestes règnent. Tout y est organisé, programmé : pas de place pour l'improvisation... mais l'imprévu peut surgir à tout moment. Tout est sectorisé, séquencé, classé : les domaines ne se côtoient pas.

Spectacle singulier

Puis, mois après mois, avoir suivi plusieurs matinées opératoires dans différents blocs spécialisés, il s'est dégagé un certain type d'images. Ce travail photographique dévoile « les coulisses », tous ces petits, grands ou intenses moments qui font le quotidien des praticiens dans l'exercice de leur fonction. Cela apparaît alors comme une gigantesque mise en scène, dont les chirurgiens et les infirmières sont des acteurs aux gestes réglés.

Des images où l'art et la science cohabitent pour un curieux langage, où tout se mêle : le réel et le fantastique.

Regarder ces photographies, c'est pénétrer un univers étrange et étranger. Le bloc est un microcosme caché au coeur de la machine hospitalière où toute une équipe de spécialistes travaille chaque jour à réparer des vies.

Au bloc, il se joue en permanence des choses vitales. C'est un spectacle singulier : les costumes et les coutumes sont particuliers, les coulisses sont ténues ; ici point d'artifice. Un monde semi-robotisé où les machines et la technicité sont parties prenantes de la responsabilité humaine.

Un concert de rock ?

Nous voici donc transportés dans un univers intergalactique. N'est-ce pas R2D2 qui se campe sous les feux de la rampe ? Pourquoi portent-ils ces équipements d'astronautes ? Qu'est-ce qui captive autant les deux protagonistes sur cet écran télévisé ? à quel sacrifice va se livrer cet homme non identifié ? Que va devenir ce corps, enveloppé comme d'un linceul ? Et celui-ci, aurait-il été décapité ? Le couvert et la dînette sont disposés... pour on ne sait quel festin ? Quelle est cette étrange silhouette fantomatique derrière la porte ? Qui vient donc donner un concert de rock ce soir ? Et cet écorché, que lui est-il arrivé aux jambes ? Une espèce de papillons venus d'ailleurs envahit la salle...

Préparez-vous à entrer dans des scènes peu communes qui restent toutes habitées par la relation ambiguë du réel et de l'imaginaire, du spectre et du corps, de l'effroi et de l'intrigue. Le spectacle commence-t-il ou se termine-t-il ? Tout est éteint, seules quelques lumières diffusent un étrange halo sur les objets du concert qui, tout à l'heure, scintillaient sous les sunlights.

La part du réel

Tout est calme et reposé maintenant. L'agitation et la fébrilité ont quitté les lieux qui sont retournés dans leur sacré. C'est-à-dire l'endroit où l'on répare, greffe, ampute, remplace. Là où le sublime de la guérison côtoie l'abîme de la maladie. Là où des hommes remettent leur corps à d'autres, se laissent aller... dans un état cathartique ? Pour une représentation dont ils sont le public et l'essence même du scénario que vont jouer les artistes devant leurs yeux absents.

Voilà ce qui se dégage de ce travail photographique à la fois documentaire et artistique. En esthétisant ces salles d'opération aux éclairages froids et artificiels par une prise de vue en noir et blanc, j'apprivoise cet espace si particulier avec l'humain et induis une deuxième lecture de l'image.

Car d'une certaine façon, le noir et blanc nous extrait de la réalité et crée une distance. On ne traite pas le noir et blanc et la couleur de la même manière. La couleur nous aurait ramenés à une trop grande réalité connue et vue dans les images médicales classiques. Le noir et blanc donne une autre dimension, une autre approche. Une invitation à regarder différemment, tendue entre séduction et répulsion, à faire travailler la photographie comme pure fiction et cristallisation du temps.

Je ne cherche pas à reproduire le visible mais à rendre visible ce qui nous échappe en allant au-delà de l'apparence. Le spectacle d'interventions chirurgicales inspire souvent aux spectateurs un malaise, renforcé soit par la présence d'instruments, de sang ou des champs stériles qui cachent une partie du corps. On ne dévoile jamais les mystères de certains lieux sans en troubler quelque part, leur part du réel. Ce sont des images insolites parfois surréalistes mais bien réelles.

Morceau de musique

La photographie est un espace de fiction qui doit révéler la réalité. Il faut se retrouver dans une image, la parcourir comme on voyagerait dans un morceau de musique. Chaque photographie a sa propre vie et reste ainsi ouverte à de multiples interprétations au gré de l'imagination du lecteur.

Sylvie Gosselin a commencé la photographie il y plus de 20 ans lors de missions humanitaires dans des zones de guerre avec MSF, alors qu'elle était infirmière. « L'appareil photographique fait partie de ma vie, mais en quelque sorte à mon insu, confie-t-elle. Ce qui est important, c'est de prendre des photos, tenaillée par mon besoin de m'accrocher à ce qui disparaît ou à ce qui serait oublié si la photo n'existait pas. » Devenue par la suite auteur photographe indépendante, elle mène des projets personnels, notamment dans le monde médico-social : « Spectatrice dans un domaine où j'étais actrice, ce déplacement de statut me permet d'avoir une approche différente et un double regard. »

Remerciements

Les blocs où les prises de vues ont été réalisées m'ont ouvert leurs portes en toute confiance pour que ce projet puisse se faire et avec une totale liberté de point de vue. Qu'ils en soient remerciés.