carrière
Enquête
En général, les infirmières de ville décrochent leur plaque pour partir à la retraite ou quitter la profession. Mais certaines font aussi le choix d'exercer leur métier ailleurs ou autrement. En particulier en établissement.
Les statistiques manquent. Mais il semble qu'on quitte plus souvent l'hôpital pour s'installer en libéral que l'inverse. Pourtant, l'exercice en ville ne convient pas à toutes, ou alors pas à chaque période de leurs vies. Erreurs d'aiguillage, aléas de l'existence, évolution personnelle ou professionnelle, obstacles institutionnels conduisent des infirmières libérales à frapper à la porte de l'hôpital. Si le projet est mûrement réfléchi, l'aspiration au changement peut bien se dérouler.
Même si la préoccupation des horaires reste importante pour certaines, il y a autant de raisons de changer de mode d'exercice que de parcours professionnels. Les 35 heures à l'hôpital ont fini d'aimanter les libérales débordées qui ne trouvaient plus à se faire remplacer. Valérie, sur le point de commencer dans un grand service de chirurgie, avait envie de « travailler dans une équipe normale et dans des conditions normales », après deux expériences libérales qui ne lui ont pas apporté les satisfactions escomptées, surtout sur le plan relationnel. En cabinet ou en remplacement, elle se sentait seule : les relations avec ses collègues n'étaient pas au beau fixe et les remarques d'une remplaçante étaient peu écoutées... Alors, à l'occasion d'un déménagement, tandis qu'elle assurait un remplacement loin de chez elle, elle s'est dit : « J'arrête. »
Son choix, Coryne, elle, ne l'a pas fait sur un coup de tête : elle a mis un an à se décider. Même chose pour Claudine. Des problèmes de santé l'ont obligée à s'arrêter plusieurs fois et ont progressivement érodé la clientèle du cabinet qu'elle gérait seule depuis vingt ans. Cause ou consé- quence ? « Je n'avais plus l'énergie d'affronter le libéral, c'était devenu trop dur, physiquement. J'y ai un peu laissé ma santé. » « Contrainte et forcée », elle a raccroché et « postulé un peu partout ». Coryne (dix-sept ans de libéral) voulait, de son côté, se consacrer aux soins palliatifs, auxquels elle s'était formée, et dans le cadre d'une moins grande amplitude horaire. Une préoccupation partagée, à la suite de son divorce, par Véronique (treize ans de libéral), aujourd'hui dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). « Ce qui m'a décidé, confie quant à lui Philippe, c'est que je ne prenais plus de plaisir à ce que je faisais. » Libéral pendant onze ans, il a vu sa famille partir en vacances sans lui faute de remplaçante, et regrettait de ne pas accéder davantage à la formation continue.
Philippe a ressorti ses cours et potassé dur. Se retrouver dans un service de réanimation et d'urgences après avoir « fait des petites insulines, des petits pansements et seulement quelques chimios », c'était un gros changement. L'insertion dans la ruche hospitalière implique aussi de s'adapter à ses rouages administratifs : Valérie s'inquiétait à l'idée d'assurer des transmissions, de faire les admissions, les sorties, d'utiliser le dossier de soins... Claudine, pour sa part, a postulé tous azimuts tout en préférant travailler auprès de personnes âgées, une activité proche de son exercice libéral et dans laquelle elle se sentait plus à l'aise que dans des services plus techniques.
Face aux griefs que certains formulent à l'encontre de l'exercice libéral (disponibilité, amplitude horaire, imprévus, remplacements difficiles, routine...), l'hôpital est-il l'eldorado espéré? Pas vraiment, bien sûr. Il n'est pas le lieu des plannings intangibles, des relations professionnelles parfaites et des satisfactions professionnelles totales. Mais en fonction des priorités de chacun, l'exercice hospitalier peut répondre à certaines préoccupations. Philippe y a trouvé une grande stimulation professionnelle et des opportunités pour étendre ses compétences, « même si tout n'est pas rose ». Certains avancent aussi la distance différente avec le patient à l'hôpital, un peu moins « impliquante » qu'en libéral et au final un peu plus confortable...
Les avantages pratiques sont aussi mesurés. Véronique apprécie beaucoup la nouvelle séparation vie pro-vie perso : « le travail reste au travail ». Au final, avec trois jours de douze heures par semaine, « j'ai plus de temps libre ! Alors qu'en libéral, même si le répondeur prend les messages, on n'est jamais coupé du travail. En ville, on croise toujours un patient... » Et de repenser à la naissance de sa fille : le jour de son accouchement, elle ne s'est arrêtée de travailler qu'à midi. Ensuite, « je ne suis restée avec elle que deux mois », regrette-t-elle, alors que, en cas de souci, les infirmières salariées s'arrêtent en gardant leur salaire...
Autre écho positif : le changement de rythme de travail, même malmené par les changements de plannings, permet de mieux concilier travail et vie de famille. Un changement majeur pour les libérales. « Pendant vingt ans, je me suis levée à 5 h 15 et je pouvais ne rentrer qu'à 22 heures alors qu'aujourd'hui je travaille de 8 heures à 16 heures », observe Claudine, devenue infirmière coordinatrice d'une maison de retraite. Elle considère y avoir « beaucoup gagné en vie de famille ». Tout comme Philippe, dont le stress a beaucoup diminué avec son arrivée à l'hôpital. Pour Coryne, la régularité du planning de son poste de jour constitue aussi un atout face aux amplitudes horaires énormes du libéral et un facteur de stabilité pour ses enfants.
Intégrer une équipe formée de professionnels d'horizons différents, s'inscrire dans une hiérarchie et trouver sa place bouleverse les habitudes de travail des libérales, à plus forte raison lorsqu'elles travaillaient seules. Coryne s'est sentie très bien accueillie... et attendue car elle est la seule infirmière de l'équipe de soins palliatifs qu'elle a intégrée ! Claudine appréhendait ce changement qui s'est finalement très bien passé. Elle s'est même découvert une forte capacité d'adaptation. Certes, « il a fallu réapprendre à travailler avec les médecins, à ne plus avoir de gestes instinctifs », précise-t-elle, mais elle s'y est faite. Coryne s'est efforcée de « parler avant de faire ». Philippe, quant a lui, a beaucoup apprécié de quitter la solitude du libéral (lire page précédente). L'autonomie, voire l'indépendance, développée par les ex-libéraux, appréciée jusqu'à un certain point dans les équipes, fait aussi parfois grincer des dents.
Selon la pratique libérale des uns ou des autres et leur service d'affectation, la transition vers l'hôpital s'opére plus ou moins facilement. Les trois premiers jours passés en doublon par Philippe en réanimation n'ont pas complètement effacé ses manques ni ressuscité ses habitudes perdues. Sa solution ? « Je n'hésitais pas à demander une explication à d'autres infirmières ou à des aides-soignantes qui avaient parfois des compétences bien supérieures aux miennes, afin que je puisse faire moi-même », raconte l'infirmier, aujourd'hui cadre.
Pour Véronique, les soins dispensés en Ehpad ne sont pas très différents de ceux qu'elle pratiquait en libéral, à la différence près que ses nouveaux patients sont plus souvent concernés par des polypathologies, et leur prise en charge plus intéressante. Coryne, formée aux soins palliatifs en libérale, n'a, pour sa part, pas été dépaysée par l'activité de l'équipe mobile de soins palliatifs qu'elle a tout de suite intégrée... Elle ne pratique de toute façon plus de soin puisque son équipe intervient en support auprès des différents pôles de l'hôpital. Cela ne lui manque pas car « il n'y a pas que cela dans le soin infirmier ».
L'expérience libérale confère aux infirmières des atouts face aux enjeux hospitaliers. Lors de leur recrutement, elles ont senti que leur compétences ont pesé dans la balance. Leur parfaite connaissance, par exemple, de la prise en charge des patients en ville, voire à la suite d'une hospitalisation, peut jouer en leur faveur dans des services où l'organisation du retour à domicile revêt une importance. Et elles connaissent les autres libéraux et les réseaux ou en faisaient elles-même partie. Autre point apprécié : elles ne considèrent pas les soins techniques comme les seuls qui soient valorisants. Habituées à être seules face aux patients, elle ont aussi développé une solide autonomie, savent prendre des initiatives et ne sont pas forcément à cheval sur les horaires... Des qualités qui se transforment en défauts lorsqu'elles sont exacerbées. L'équilibre est à trouver.
Les offres d'emploi en établissement sont nombreuses et les possibilités multiples mais financièrement, pas de surprise : inutile d'attendre Byzance de l'hôpital. Tous l'anticipent. « J'ai gagné trois fois moins », constate Philippe. Mais « c'est un choix de vie. L'essentiel, pour moi, c'est de prendre du plaisir à exercer mon métier et de dispenser ainsi des soins de qualité. » Coryne relativise : « En libéral, on brasse beaucoup d'argent, c'est vrai, mais en gagne-t-on vraiment tant que cela » compte-tenu des charges à payer, du temps passé et des contraintes subies ? Par ailleurs, si un Ehpad préfère fidéliser ses soignants en les faisant devenir stagiaires juste après leur mois d'essai, d'autres établissements embauchent d'abord sous contrat pendant trois mois, six mois ou un an et titularisent plus tardivement. Quant à l'ancienneté, elle varie entre l'hôpital qui la reprend et celui qui négocie. Dix-huit des vingt-cinq années d'ancienneté de Claudine ont été reprises.
Et si c'était à refaire? Celles qui ne le referaient pas sont reparties vers le libéral. Quant aux autres... Elles apprécient souvent le nouveau cadre de travail et les différentes possibilités que leur offre le salariat. « Je n'ai qu'un seul regret, note Claudine, c'est de ne pas avoir changé [de mode d'exercice] plus tôt. »
« Il m'a fallu réapprendre à travailler avec les autres et à faire preuve d'une certaine humilité, confie Philippe, cadre de santé à Lille. Ce n'est pas facile car dans l'état d'esprit libéral, il faut bosser, bosser ! Quand je suis arrivé à l'hôpital, j'avais parfois envie de ruer dans les brancards. Un dimanche très calme, j'ai proposé de faire de la matériovigilance et du bionettoyage. On m'a répondu : « ça va pas, non ? » Pour certains, mon arrivée a été difficile à vivre. J'ai eu beaucoup de réflexions. En libéral, on est indépendant, certes, mais cette solitude - face à la misère du monde et à son autoradio - peut être pesante. Travailler avec des collègues, partager des expériences, c'est très réconfortant. Ma plus grande difficulté a été d'accepter la règle du jeu [hiérarchique] : j'ai un caractère un peu entier. Mais ce qui plaisait à ma hiérarchie, c'était que j'étais très disponible. »
> Les infirmières libérales sont nombreuses à souhaiter revenir travailler à l'hôpital.
FAUX. Selon une étude de la Drees*, les trois quarts (72% exactement) des infirmières interrogées n'aspirent pas à revenir y travailler.
> Lorsqu'elles envisagent de quitter l'exercice libéral, les infirmières préfèrent travailler dans un établissement pour personnes âgées plutôt qu'à l'hôpital.
VRAI. Au cas où elles redeviendraient salariées, 17 % d'entre elles préfèreraient intégrer un établissement pour personnes âgées, contre 15 % qui reviendraient à l'hôpital et 15 % qui viseraient la santé scolaire.
> L'esprit d'initiative des infirmières libérales est apprécié dans les services des établissements.
VRAI, souvent. Elles font souvent preuve de débrouillardise mais doivent intégrer les protocoles de soins et le cadre de travail hospitalier.
> En revenant à l'hôpital, elles gagnent moins d'argent.
VRAI et FAUX. En termes de revenus bruts, les infirmières observent une baisse de leur rémunération, mais rapportée à la diminution de leur temps de travail, à l'augmentation de leur disponibilité et à la différence des montants de cotisations sociales, le différentiel peut ne pas être pas aussi significatif que cela.
* « Le métier d'infirmière libérale », tome 2, document de travail, série Études, Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), avril 2006.