L'Infirmière Magazine n° 257 du 01/02/2010

 

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Vécu

Il y a presque quarante ans, en 1971, Nicole Comte et Guy Girardot, respectivement infirmière et surveillant, étaient pris en otage et égorgés à l'infirmerie de la prison centrale de Clairvaux par deux détenus, Claude Buffet et Roger Bontems. Les experts psychiatres les déclarèrent « sains d'esprit » et responsables de leurs actes ; la cour d'assises les jugea donc, les condamna et ils furent guillotinés dans la cour de la prison de la Santé (sic), à Paris, un an et demi plus tard. Claude Buffet, lors de son procès, réclama publiquement qu'on l'exécutât, préférant la guillotine à ses conditions de détention (il existe des enregistrements consultables où on l'entend exprimer clairement son choix). Au-delà de toute considération polémique, on peut déjà s'interroger sur la pertinence et la cohérence des expertises psychiatriques qui reconnurent « sain d'esprit » quelqu'un qui, en plus d'égorger froidement deux personnes, exige qu'on l'égorge à son tour...

à cette époque, l'infirmerie carcérale était bien peu de choses. Le strict minimum. Le personnel infirmier et médical relevait de la tutelle non du ministère de la Santé mais de celle du ministère de la Justice. Les soins étaient dispensés sur place avec les moyens du bord (traitement roi, l'aspirine servait à peu près à tout). Quand cela s'avérait nécessaire d'opérer et d'hospitaliser plus sérieusement, on transférait les détenus à l'hôpital des prisons à Fresnes, établissement inclus dans la fameuse maison d'arrêt de la banlieue parisienne et relevant lui aussi du ministère de la Justice.

Changement de ministère

On ne saura jamais la proportion statistique des déments et autres malades mentaux délinquants et/ou criminels condamnés et incarcérés à l'époque où ces deux hommes détenus tuèrent cette infirmière et ce surveillant, et depuis le moment où l'on créa la prison comme mode de châtiment en remplacement du châtiment corporel (c'est la Révolution de 1789 qui instaura le principe légal de l'emprisonnement judiciaire et abolit en même temps la panoplie incroyable des châtiments corporels par lesquels l'Ancien régime faisait justice).

Les choses ont significativement changé. Depuis une quinzaine d'années, l'infirmerie et la médecine carcérales ne dépendent plus du ministère de la Justice mais de celui de la Santé, chaque établissement pénitentiaire étant désormais rattaché médicalement à un établissement hospitalier, en général le plus proche. L'ancestral hôpital des prisons de Fresnes aussi a été détaché de la maison d'arrêt et rendu autonome sous la tutelle du ministère de la Santé. Les personnels paramédicaux et médicaux n'y sont plus les salariés de la pénitentiaire. Soins et délais d'attente y ont été améliorés. Des SMPR (Services médico-psychologiques régionaux) ont été créés. Ce sont de petites unités de quelques cellules dans la prison, où les détenus en crise ou nécessitant une surveillance psychiatrique sont enfermés provisoirement avant, le plus souvent, de regagner leurs cellules en divisions et unités « classiques ».

Il y a une cinquantaine d'années, la plupart des courants de la médecine psychiatrique ont eu à coeur de faire tomber les murs de ces séculaires asiles départementaux d'aliénés que l'on trouvait aux portes de chaque grande ville. Cette révolution institutionnelle plaide aujourd'hui encore contre l'exclusion asilaire, quasiment disparue en France au profit d'une intégration physique voire civique également pleine et entière du malade mental dans la société. Ces pionniers humanistes ne s'attendaient certainement pas à ce que la société civile, mal préparée à cette nouvelle conception philosophique de la maladie mentale, substitue peu à peu la prison à cet asile odieux.

Finalité carcérale dévoyée

Ainsi, aujourd'hui, les malades mentaux peuplent les prisons dans une proportion importante que l'on peut aisément chiffrer et qui nous donne à constater que l'évolution positive de la démarche de soins relative à ces personnes a été suivie d'une involution négative qui nous ramène au mieux à l'époque de Buffet et Bontems reconnus et déclarés par une autre psychiatrie « sains d'esprit ». De même qu'à la fin du XIXe siècle, on a reconnu « sains d'esprit » un Joseph Vacher et tant d'autres...

La prison se remplit de fous, c'est un fait paradoxal constant. Il est aussi paradoxal que, dans le même temps, on s'évertue à libérer le soin de l'emprise tutélaire pénitentiaire. N'aurait-on pas, sans le prévoir, supprimé un « pire » (l'ancien asile) pour le remplacer par un « pire » encore (la prison) ?

Cette involution s'explique essentiellement par le fait que l'expertise psychiatrique légale n'a pas lieu dans les cas de délits relevant du tribunal correctionnel, même si certaines peines correctionnelles atteignent les dix années de prison ferme. Or, et heureusement, les crimes relevant de la cour d'assises et nécessitant au préalable expertise et contre-expertise psychiatriques du mis en examen (incarcéré ou non à ce stade), les crimes donc commis par des déments ou des personnes dont le trouble mental chronique est manifeste selon les classifications internationales admises, sont rares en considération du nombre de crimes commis chaque année en France. Mais la surpopulation carcérale actuelle est davantage liée aux délits qu'aux crimes. La lacune est à cet endroit. Si une expertise psychiatrique sérieuse était ordonnée légalement à l'instruction correctionnelle au même titre qu'à l'instruction criminelle, des experts compétents et objectifs ne manqueraient pas de reconnaître et de déclarer irresponsables des milliers de personnes actuellement condamnées ou en attente de jugement mais incarcérées. Cela nécessiterait cependant une instruction correctionnelle relativement longue, donc coûteuse. Or, on juge le plus souvent en correctionnelle dans des délais légaux très courts, voire en procédure de flagrance et saisine directe, c'est-à-dire le jour même ou le lendemain de l'arrestation.

C'est donc en prison que l'on s'aperçoit au fil des semaines, des mois, que tel ou tel détenu n'a effectivement pas toute sa raison et que le traitement carcéral de droit commun qui lui est infligé, sans pour autant être inhumain, n'est pas pour contenir voire guérir la maladie, car on ne soigne pas dans cette contrainte commune. Au mieux, ou au pire, c'est selon, on assomme les détenus perturbés en les gavant (s'ils le veulent ou par la force au besoin) de neuroleptiques et autres traitements sédatifs...

Dans ces conditions, la prison ne peut plus remplir sereinement son rôle : l'accomplissement d'une condamnation allant de pair avec une démarche d'insertion ou de réinsertion sociale. La finalité carcérale est foncièrement dévoyée. En ce sens, elle devient illégale car les prisons de fous, ça n'existe pas, la loi les interdit.

De cette situation profondément délétère, la psychiatrie est davantage responsable et coupable que ne l'est l'administration judiciaire et pénitentiaire. Ainsi, quand elle décida de faire tomber les murs des asiles psychiatriques pour les raisons légitimes qu'il s'y trouvait davantage d'emprisonnement et de maltraitance que de réels soins, elle ne songea pas que ces asiles étaient aussi (comme leur nom l'indique) des abris où le malade mental pouvait vivre et se réfugier « hors le monde » qui l'effrayait constamment ou par intermittence ; des enceintes concrètes, physiques, qui étaient comme sa maison où il trouvait tous ses repères matériels et humains sans cet inconnu extérieur qu'il n'appréhendait pas complètement ou jamais, et souvent cause violente de ses crises. On a pensé que la médication (neuroleptiques) comblerait le vide que la disparition des murs a créé et que le malade mental, quel qu'il fût, pourrait désormais vivre normalement dans le monde sous ces traitements. C'était faire profession de foi de l'absolue efficacité de ces molécules chimiques, déniant toute nécessité d'un travail et d'un accompagnement psychologiques de fond dont l'enceinte asilaire (l'abri physique) était une composante. Au nom d'un humanisme qu'on ne peut remettre en cause, on a mis les fous dehors, quasi livrés à eux-mêmes, ceux capables du pire comme les plus fragiles, et on a dit : « Vivez avec eux et eux avec vous ; ils sont sous molécules chimiques ; personne ne s'en trouvera mal. » On a traité les symptômes et, ce faisant, on a affirmé que la cause était entendue, qu'il n'y avait plus de maladie et, pire, plus de symptôme, dont une des causes majeures est précisément la solitude dans la multitude sociétale.

vulnérabilité dans tout son être

Au lieu de conserver et d'humaniser les anciens asiles, on en a fait table rase en les démolissant littéralement. à la place, on n'a mis rien que de singulières petites structures comme des hôpitaux de jour ou des lits dispersés ça et là dans la ville, ainsi que le médicament chimique. C'était réduire l'humain malade mental à un composé désorganisé de molécules chimiques. Comme nouvel asile, on lui a montré le monde et on l'a jeté dedans avec ses pilules dans la poche et sa vulnérabilité dans tout son être... Quand la crise survient et que le médicament montre ses limites, on le retrouve soit mort d'inanition dans la rue, soit face à un magistrat qui va instruire contre lui un crime (la psychiatrie aura alors à se prononcer) ou un délit (la psychiatrie n'aura pas à se prononcer), commis sous cette emprise ou cette nécessité.

Que Buffet et Bontems aient égorgé l'infirmière Nicole Comte et le surveillant Guy Girardot dans la prison centrale de Clairvaux, ou que Romain Dupuy ait égorgé l'infirmière Chantal Klimaszewski et l'aide-soignante Lucette Gariod en 2004 dans une de ces nouvelles unités de soins psychiatriques créées sur les ruines de l'ancienne conception asilaire-abri, diffèrent si peu finalement, voire pas du tout. Ce n'est pas un hasard si Buffet et Bontems se sont précipités dans un lieu de soin pour y commettre le pire et si Dupuy à son tour est allé dans un lieu de soin pour agir de même...