L'Infirmière Magazine n° 258 du 01/03/2010

 

Vous

Vécu

Il est 9 heures au clocher du village, j'attaque ma première visite de la matinée. Et c'est du lourd... Le patient en question n'a, en effet, rien à battre de l'infirmier psy venu lui faire causette. Ceci dit, lorsqu'on a agité la carabine à sa fenêtre, il faut bien supporter le service après-vente de l'hospitalisation sous contrainte, une fois rentré à la maison...

Mon hôte me fait donc entrer. L'aménagement des lieux (subtilement décoré) est en adéquation parfaite avec l'accueil dont je bénéficie : des têtes de chevreuil à forte ramure côtoient harmonieusement les posters de blondes à forte poitrine. Sur le frigo, une loutre d'Amérique (qui n'en demandait pas tant) a obtenu sa naturalisation après avoir croisé l'Amicale des braconniers de Saône-et-Loire. Elle me regarde, l'air aussi inspiré que mon interlocuteur...

Soit dit en passant, celui-ci n'a jamais retrouvé le savon de Marseille reçu en cadeau sur sa liste de mariage ; l'ambiance olfactive relève du cauchemar. Mais si M. Grognon est brouillé avec M. Propre, je lui reconnais certains efforts vestimentaires ; le short en phase terminale et le slip kangourou XXXXXL sont un modèle de simplicité et de décontraction.

C'est un peu la journée du patrimoine, d'ailleurs ; les bijoux de famille sont exposés de manière ostentatoire, au gré de ses gesticulations... C'est aussi la semaine du blanc, mon hôte ayant fait l'impasse sur le café au lait ; le muscadet coule à flots.

Amis poètes, bonjour...

Huit minutes d'apnée

Après une demi-heure de négociations laborieuses, je mets fin au débat et je retourne dehors, savourer un air délicieusement saturé en oxygène. J'adore ce genre de visite, mais la perspective d'y retourner me donne une furieuse envie de visionner à nouveau Le grand bleu (histoire de glaner quelques tuyaux). Vous savez, le film où les gars batifolent avec les dauphins et respirent quand ils n'ont vraiment rien d'autre à foutre. Huit minutes d'apnée ; chapeau, les gars, vous feriez des infirmiers psy d'enfer...

Mais en fait, lorsque je reviens la semaine suivante, pas besoin de me pincer le nez ; je me le casse en effet sur la porte de M. Grognon. Bizarre ; jusqu'à présent, le bougre était plutôt réglo... En attendant d'en référer aux autorités compétentes, je laisse un mot dans ce qui lui sert de boîte aux lettres (avec mes coordonnées) et je retourne vers le monde des vivants...

« Cher monsieur, vous étiez apparemment absent lors de mon passage... Je vous demande de me contacter au plus vite... Bla bla bli, bla bla blo... »

En fait, tu m'étonnes qu'il était absent, Armand ; car si tu remplaces le vin blanc par une (grosse) tartine de barbituriques, je te raconte pas les dégâts collatéraux. Définitifs...

Casting au commissariat

14 heures à la Rolex de Ségala ; j'arrive pour le casting, au commissariat. Ma hiérarchie m'a conseillé d'y aller seul afin de ne pas agacer les forces de l'ordre. Vous comprenez : si on y va en délégation, ça risque de leur mettre la puce à l'oreille... Mort de rire. Je te le dis, Henri ; parfois, pour être soutenu, il vaut mieux s'acheter un suspensoir...

Bref, le préposé au filtrage me fait patienter sur une chaise en skaï proche du coma. L'objet serait plus à sa place dans un service de soins palliatifs, mais je m'assois dessus malgré tout. Au bout de dix minutes, il m'autorise à grimper au premier étage, dans le bureau du chef. L'escalier est décoré très kitsch ; sur des affiches rétro, des képis hilares invitent la jeunesse de France à venir servir son pays. En fait, ça donne envie, mais sans plus...

En attendant, je tambourine à la porte. J'entends une sorte de grognement me rappelant un récent documentaire sur le yéti, vu à la télé ; j'interprète le bruit comme une invitation à rentrer. L'accueil est d'une sobriété glaciale.

« Asseyez-vous. »

Histoire de me mettre à l'aise, le commissaire continue à martyriser sa machine à écrire, tout en m'ignorant superbement. Ça doit être une tactique pour déstabiliser les criminels. Même pas peur ; Simone fait pareil lorsque je rentre un peu chargé, après avoir joué au tarot avec les copains...

A dallas en 1963

Mais, au contraire de Simone qui explose au bout de cinq minutes et douze secondes, M. Malgratté garde tout son calme et commence son travail de sape ; après m'avoir fait décliner mon identité, il me demande si je connais le motif de ma convocation.

Sûr que je le connais, M. Grognon ayant eu l'idée géniale d'envoyer un billet doux à la maréchaussée avant de se foutre en l'air, la veille de mon passage... La police n'a pas eu de mal à trouver mes coordonnées dans sa boîte à prospectus et à transformer un guignol en assassin présumé.

Faisant l'impasse sur la présomption d'innocence, Sherlock Holmes attaque bille en tête.

« Alors, comme ça, vous avez laissé M. X faire des stocks de médicaments, le sachant désespéré... »

Je sursaute.

« Pardon ? »

Le comique en remet une couche, laissant entendre que mon objectif quotidien est de pousser les gens au suicide. Apparemment, il en a marre des chiens écrasés et des chats aplatis ; cette histoire malheureuse est l'affaire de l'année. Il ne lâche pas le morceau.

Ceci dit, après vingt-six ans de mariage et trois enfants ayant passé le cap de l'adolescence, je suis habitué à survivre en milieu hostile. Je garde mon sang-froid. Mais j'ai quand même envie de jouer au con et je suis à deux doigts de lui avouer le meurtre de Kennedy, histoire de gonfler ses statistiques.

« , j'étais bien à Dallas en novembre 63... Bon, je n'avais que six ans, à l'époque, M. le commissaire, mais j'étais un enfant turbulent, vous savez... »

Un je ne sais quoi de lucidité m'empêche de passer à l'acte.

Sherlock enfonce le clou.

« M. X ne vous a pas ouvert et vous n'avez alerté personne ? »

Eh bien non, dugenou, je n'ai pas sonné le tocsin ; si je devais crier au loup à chaque fois que l'on me pose un lapin, je te raconte pas comment je me ferais ramasser...

Piège à deux balles

Calmement, je recadre les choses en expliquant à M. Malgratté qu'un suicide est quelque chose de très triste, mais que les soignants ne sont pas tout-puissants. Je précise également que je suis infirmier et non pas tueur à gages. Ce détail ne le fait rire que modérément.

Posément, il continue de me savonner la planche. En fait, l'exercice semble lui plaire ; ce n'est pas tous les jours qu'on tient un serial killer en blouse blanche...

« En fait, ce monsieur allait très mal et vous n'avez rien vu venir... »

Il me sort ça en montrant les dents, encore un peu et il me ferait presque peur. Ma parole, pour la communication, il est coaché par un éleveur de pitbulls...

Là encore, je tiens bon, refusant de signer un papier me décrivant comme un crétin irresponsable.

« Bon, alors, ce suicide vous a surpris ou pas ?... »

Je sens le piège à deux balles ; je lui réponds après avoir remué ma langue quarante-sept fois dans ma bouche.

« Oui et non. Oui, car ces derniers temps je n'avais pas noté de changements particuliers dans son comportement. Mais par ailleurs, il souffrait d'une pathologie où le passage à l'acte est toujours possible, imprévisible... »

Le doute devant bénéficier à l'accusé, je finis par arracher mon billet de sortie, après avoir signé une déposition où je ne passe finalement pas pour un porte-flingue de la Camorra...

Kit de survie conjugal

16 heures à ma montre à quartz, je remonte la rue de la Poupée-qui-tousse. Je suis vidé. Je relève le col de mon blouson ; c'est vrai qu'on est en février.

Le 14, d'ailleurs ! N. de D..., c'est la Saint-Valentin ; même que j'aperçois un gars en train de raser les murs, le bouquet de roses à la main...

Plus loin, je vois deux bergers allemands qui ne se prennent pas la tête avec les préliminaires ; le mâle fait l'impasse sur les fleurs et rentre dans le vif du sujet. T'as raison, Médor ; un peu de lourdeur dans un monde de brutes, c'est la tendance actuelle.

Ceci dit, je ne suis pas sûr que la prestation canine soit transposable en l'état ; je préfère m'arrêter chez le fleuriste, afin d'acheter le kit de survie conjugal.

Et puis on n'est pas des bêtes ; un peu de tendresse, bordel...