L'Infirmière Magazine n° 258 du 01/03/2010

 

Jeanne Uwimbabazi

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Pour Jeanne, devenir infirmière est une revanche sur la vie. Une vie qui a failli lui être enlevée lors du génocide au Rwanda. La jeune femme, installée aujourd'hui à Toulouse, raconte ses épreuves et sa passion pour son métier.

Son rire, sonore, comme une cascade de joie, la précède. Jeanne Uwimbabazi croque la vie à pleines dents. La trentenaire a pourtant franchi la porte de l'enfer, il y a bientôt seize ans, au Rwanda. Originaire d'une famille tutsi, elle réchappe alors au génocide perpétré par des fantassins hutu prônant la « solution finale » et armés de machettes et de kalachnikovs. Ses parents et deux de ses soeurs sont tués.

Grièvement blessée à la tête, les tendons d'Achille sectionnés, Jeanne est transportée dans un camp du FPR, le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé, opposé au pouvoir de Juvénal Habyarimana (1). Elle y est soignée par des soldats qui s'improvisent infirmiers. Des "soignants" qui la marquent à vie.

Zoo médiatique

Le 4 juin 1994, grâce au soutien de Médecins du monde, Jeanne parvient en France avec trente-deux autres enfants et adolescents rwandais. La jeune fille, âgée de presque 17 ans, quitte un Rwanda dévasté sans trop savoir où elle est emmenée. « Lorsque je suis partie du camp avant de prendre un premier avion pour le Kenya, puis un autre pour la France, je me suis dit que mon pays n'existait plus. Il régnait un silence morbide, il n'y avait plus rien. »

À l'arrivée de l'avion à Paris, les journalistes se précipitent. Jeanne se souvient de la scène : « On était dans un grand hall rempli de photographes, comme dans un zoo ! Tu es pris en photo, tu as encore le bracelet avec ton nom, tu ne sais pas où tu es et il faut raconter ce que tu viens de vivre ! » Tout à coup, les médias découvrent l'ampleur des massacres : un génocide, qu'ils ont ignoré pendant trois mois.

Mémoire préservée

Jeanne reçoit les premiers soins à Paris. « Je ne comprenais pas la moitié de ce qu'on me disait, je ne savais pas ce qu'était ce bout de pain qu'on me donnait à manger. » L'hôpital, la chirurgie, c'est l'inconnu. Mais elle est persuadée qu'elle va remarcher. Elle est ensuite emmenée dans le Tarn, à Albi, où l'attendent l'opération et sa nouvelle famille - son frère aîné a autorisé son adoption. « J'ai aperçu ma mère [la femme qui allait l'adopter] dans une 205, elle me souriait. Je suis allée directement à la clinique. C'était ma première hospitalisation, dans un pays que je ne connaissais pas, raconte Jeanne. J'y suis restée quatorze jours, ma mère venait me voir tous les jours. C'était le brouillard, j'étais comme anesthésiée, on aurait pu me dire n'importe quoi. »

Après l'opération vient, peu à peu, le difficile retour à une vie normale. Au collège, à Cordes-sur-Ciel, magnifique village perché du Tarn, elle est inscrite en classe de quatrième pour une « remise à niveau ». « C'était très dur, il y avait un vrai décalage avec les autres élèves. On leur a dit que je venais du Rwanda, et c'est tout. À la récréation, une Anglaise est venue me demander ce qui s'était passé. J'ai commencé à lui raconter, à lui parler de grenades ; elle ne savait pas ce que c'était, j'étais stupéfaite ! Elle vivait pourtant dans le pays où elles sont fabriquées... Pour nous, "grenade", ça faisait presque partie des noms communs ! »

Jeanne n'a jamais eu de problème pour raconter son histoire, relater les faits, témoigner. Elle oeuvre à la préservation de la mémoire via l'Union des jeunes Rwandais pour les rescapés du génocide des Tutsi, dont elle est l'une des fondatrices.

Le désir de sa mère

Après son baccalauréat, Jeanne entame des études d'infirmière à Sète. Une vocation ancrée en elle depuis toute petite et qui exauce un souhait de sa mère. « Elle aurait tant aimé qu'une de ses filles devienne infirmière ! Mais l'orientation scolaire rwandaise a toujours refusé à mes soeurs d'accéder à cette formation. Pour moi, c'était une revanche. Non seulement je n'étais pas morte, mais en plus j'allais exercer le métier qu'on nous avait, en quelque sorte, interdit. Et puis, face aux monstres que j'avais côtoyés, je voulais faire quelque chose qui fait du bien. J'avais tellement admiré les militaires qui nous avaient soignés, qui étaient d'une gentillesse incroyable. Ma volonté d'être infirmière résulte à la fois du désir de ma mère et de l'action de ces militaires qui nous ont secourus. »

Avant d'entrer dans la vie active, Jeanne retourne pour un mois au Rwanda. Elle effectue ce voyage avec l'une de ses compatriotes, que le hasard a placée à ses côtés sur les bancs de l'Institut de formation en soins infirmiers. « Je n'en croyais pas mes oreilles quand elle m'a dit qu'elle venait du Rwanda. Aller là-bas ensemble, c'était comme boucler la fin d'un cycle. » Être capable de revenir sur les lieux de l'horreur, avant d'affronter la vie professionnelle.

Lecture de la société

Jeanne travaille deux ans en intérim, avant d'intégrer la clinique du Cours Dillon, à Toulouse. Elle construit son expérience dans différents services, avec toujours le même souci des rapports humains. Le travail en gynécologie la marque particulièrement. « On y croise des femmes qui ont subi des hystérectomies, des ablations du sein... C'est très éprouvant de constater qu'elles ne se sentent plus femmes. Quand on les voit, après l'opération, il vaut mieux ne rien dire. C'est très dur, ce sont des choses qu'on n'oublie jamais. À côté de ça, la chirurgie orthopédique, c'est simple ! Même si ces patients-là sont parfois les plus douillets », plaisante-t-elle.

Sur le visage de la jeune infirmière se lit l'enthousiasme pour la rencontre et la découverte. « Ce qui est génial en clinique, malgré les contraintes, c'est que notre travail devient une véritable lecture de la société ! Voir par exemple le nombre de personnes qui prennent des antidépresseurs, ça en dit long... Il n'y a pas de meilleur sondage sur l'état de la société », dit cette intrépide passionnée de géopolitique et de débat public.

C'est sans doute encore cet attachement aux rencontres, cette attention pour les plus délaissés, qui la portent à « adorer » le travail auprès des personnes âgées. « Personne ne les écoute, alors qu'elles ont tant de choses à raconter. Parfois, certaines d'entre elles nous confient qu'elles n'ont plus envie de vivre. Pour celles qui sont encore en bonne santé, je me suis vraiment demandé pourquoi, et puis j'ai compris : elles considèrent qu'elles ont fait leur temps, qu'elles se trouvent au bout de leur vie. »

Liberté chérie

Au bout de trois ans, Jeanne a délaissé son CDI au profit de l'intérim dans des cliniques et des maisons de retraite et de quelques remplacements en libéral. « L'avantage, c'est la diversité, la liberté de pouvoir changer de service. Je pense que c'est lié aussi à mon histoire. Je me dis que, si je meurs demain, au moins j'aurai vu et appris un maximum de choses », lâche-t-elle, toujours dans un grand sourire.

La tête sur les épaules, elle évoque l'investissement et l'équilibre que demande son métier. « On est là pour soigner, pas pour se soigner. » La force qui la caractérise lui vient sans doute de là. De cette conception. « Peut-être un peu mieux que d'autres, je sais à quel point la vie est précieuse et fragile à la fois. Le fait de prendre soin de toute personne qui passe dans mon service est important pour moi, tout aussi important que de préserver sa dignité, alors qu'elle a été enlevée à tant de personnes pendant le génocide... »

Jeanne trace sa route, jamais avare de paroles, pour toujours habitée par le souvenir des siens du Rwanda et profondément généreuse pour les siens de France. Une croqueuse de vie.

1- Aujourd'hui, Paul Kagamé est président du Rwanda.

moments clés

- 1977 : naissance à Kigali, au Rwanda, le 14 juillet.

- 1994 : en trois mois, entre avril et juin, près d'un million de personnes sont tuées pendant le génocide des Tutsi du Rwanda. Jeanne arrive en France au mois de juin.

- 2003 : elle obtient son diplôme d'État d'infirmière à l'Ifsi de Sète.

- 2004 : en janvier, premier retour au Rwanda, où elle passe un mois.

- 2005 : après deux ans en intérim, premier CDI à la clinique du Cours Dillon de Toulouse.

- 2006 : deuxième voyage au Rwanda, puis en Israël, avec un groupe de jeunes juifs, musulmans et chrétiens, réunis pour un travail sur la mémoire des génocides.

- 2008 : elle quitte la clinique du Cours Dillon pour se consacrer à l'intérim et au libéral.