L'Infirmière Magazine n° 259 du 01/04/2010

 

Éducation sexuelle

Enquête

En Nouvelle-Calédonie, un théâtre-forum tente de dispenser une éducation sexuelle aux jeunes grâce à des ateliers ludiques. Mais, dans une société composée de nombreuses tribus, difficile d'aborder la sexualité et les méthodes contraceptives.

Elle s'appelle Fleur. Il s'appelle Kenny. Ils ont 16 et 18 ans. Un jour, il lui propose d'aller au cinéma. Elle accepte. Et là, devant l'écran, dans le noir, ils s'embrassent. « Parce qu'on s'embrasse toujours au cinéma ! », lance un collégien. Quelques jours plus tard, Fleur ment à sa mère pour aller passer une soirée chez Kenny, dont les parents sont absents. « Ben oui, genre, elle dit qu'elle va dormir chez une copine », précise un autre élève. Le couple d'ados boit de l'alcool, puis fait l'amour. Mais, le lendemain, au réveil, Fleur ne se souvient plus de rien.

« Et après, qu'est-ce qui se passe ? » Les mains se lèvent et les réponses fusent. Les scénaristes de cette histoire sont une vingtaine d'élèves de quatrième du collège Marriotti, dans un quartier favorisé de Nouméa. Certains jouent ensuite à tour de rôle le personnage de leur choix. Celui de Fleur ou de Kenny, de la mère qui apprend que sa fille pourrait être enceinte, ou même du médecin que Fleur ira voir en urgence. Depuis une dizaine d'années, le théâtre-forum est un outil privilégié pour aborder la sexualité avec les jeunes de la province Sud de Nouvelle-Calédonie, la plus urbanisée de l'archipel.

Délier les langues

Cette éducation à la sexualité est pilotée par le Service de prévention et de promotion de la santé (SPPS) de la province Sud, et partie intégrante du plan gouvernemental de lutte contre le sida.

Dans le courant de l'année, les élèves avaient déjà suivi trois interventions dans le cadre de matières comme la SVT, le français ou l'histoire. « Mais, apprendre quand on est évalué, c'est pas pareil », assure Valérian. « Ouais, là, on nous donne la parole », renchérit Julien, 14 ans. Sous le regard d'une comédienne, d'une sage-femme, d'une psychologue, et d'un ou deux animateurs du SPPS, le théâtre-forum aide à délier les langues.

« L'idée est de pouvoir répondre aux préoccupations des jeunes, et qu'ils puissent mettre en mots des situations liées à la sexualité qu'ils imaginent être la réalité. Le fait de jouer les scènes leur permet de vivre les choses, de dépasser la théorie », explique Nadège Baloche, sage-femme et animatrice au SPPS. « Les ados vivent vraiment dans le présent, et parfois, même quand ils connaissent les règles de prévention, c'est difficile pour eux de les mettre en application », relève Noële Hirigaray, l'infirmière scolaire du collège, et coordonatrice de ces interventions.

Entre grossesses et IVG

L'histoire se poursuit. Fleur devra peut-être tout avouer à ses parents. Sa relation amoureuse, son imprudence et ses doutes. Les élèves défilent au centre du cercle. Comédiens d'un jour d'une fiction qui semble bien réelle. Banale même. Il n'y a pas de texte écrit. Uniquement de l'improvisation. De quoi mettre en évidence des comportements à risque. « L'alcool reste très souvent associé au passage à l'acte », constate Thierry Le Fèvre, chef de service du SPPS. À partir des tableaux mis en scène par les ados, lors de la prochaine séance, il brisera quelques idées reçues et réfléchira avec les jeunes à l'adoption de conduites à moindres risques.

« Mais il faut répéter sans cesse », selon Brigitte Racine, infirmière scolaire en Calédonie depuis près de vingt ans. Au lycée professionnel où elle exerce depuis huit ans, la population scolaire est composée aux trois quarts de filles, et on retrouve toutes les ethnies du Caillou. En 2009, près de 250 élèves ont assisté à des interventions de divers organismes de prévention. Mais le message semble avoir encore du mal à passer. Le nombre de grossesses non désirées qui se déclarent en cours d'année peut varier du simple au triple d'une année sur l'autre. « En 2007, nous en avons eu 11 dans l'établissement. Mais, en 2008, le chiffre est passé à 33, alors qu'il y avait la même démarche d'information que d'habitude », se souvient-elle. Et la situation de la Calédonie n'est pas celle de la métropole. Pour exemple, la loi qui régit l'avortement ne date que de 2001, et dans certaines communautés, chez les Kanaks notamment, la sexualité reste taboue. D'où la difficulté d'informer sur le sujet. « Cela évolue lentement, mais ce qui a vraiment changé, c'est qu'il y a tout un réseau, et une grande réactivité du centre de conseil familial (CCF). »

Le CCF est situé près de Montravel, un quartier populaire de la capitale. Y atterrissent les jeunes filles qui obtiennent la pilule du lendemain via leur infirmière scolaire, pour un petit rappel sur la contraception orale. Et c'est ici que sont orientées celles qui demandent une consultation pré-IVG. En 2008, 172 interruptions volontaires de grossesse y ont été réclamées par des scolaires. Des grossesses moins souvent dues à un oubli de pilule qu'à l'absence totale de contraception. Le CCF délivre également la contraception d'urgence, également disponible et gratuite en pharmacie pour les mineures depuis 2006. Avec quelque 4 000 consultations gratuites en 2009, sa fréquentation est en hausse. Mais tout cela est encore nouveau. Les centres de planning familial ne sont nés qu'en 1992 sur l'archipel.

Le regard des autres

Et il n'y a qu'un centre de conseil familial. La capitale et son agglomération concentrent aussi la plupart des établissements secondaires et des internats. Or, les jeunes gens qui vont à l'école à Nouméa se trouvent parfois dépourvus quand ils repartent en brousse pour les vacances. Et ce qu'on appelle ici la brousse (tout ce qui sort de Nouméa), c'est bien souvent le village, la tribu. Tout le monde se connaît. « On ne peut pas aller demander la pilule au dispensaire alors qu'on peut croiser un cousin ou une tantine là-bas », explique Hélène, 20 ans, un peu gênée. Elle est restée sur Nouméa pour l'été, et accompagne sa belle-soeur au planning familial. « Même si elles le font de plus en plus, les jeunes filles ont encore peur de se rendre au dispensaire pour la contraception. Peur de faire jaser, de rencontrer de la famille. Du coup, ici, il y a bien souvent affluence au moment de la rentrée, avec une vague de tests de grossesse », confirme Brigitte Lèques, chef du service CCF et médecin gynécologue.

Dans les provinces du Nord et des îles Loyautés, où la structure tribale est plus présente que dans le Sud, les dispositifs visant à l'éducation sexuelle sont encore plus récents. Sur la plus grande des îles, les trois sages-femmes ont été au coeur du projet. Depuis trois ans, des permanences ont été mises en place dans les collèges, mais le théâtre-forum n'est arrivé que l'an dernier. Depuis avril 2008, des consultations de planning familial sont aussi organisées au dispensaire. « Et le mercredi après-midi est réservé aux jeunes », souligne Marjorie Feral. Sage-femme à Lifou depuis sept ans, elle a vu les choses changer petit à petit. « Il y a quelques années, quand on intervenait dans des classes de troisième, les jeunes ne connaissaient pas leur anatomie, et certains ne savaient même pas ce qu'était un préservatif », raconte-t-elle. Aujourd'hui, les jeunes filles sont de plus en plus nombreuses à venir se renseigner.

Totems et tabous

En province Nord, de Houailou à Poingam, la prévention, qu'elle soit en matière de sexualité ou de santé en général, est l'affaire des éducateurs sanitaires, au nombre de six. Devant le constat du nombre important de filles-mères dans une tribu en particulier, une intervention « Santé au féminin » a été menée fin 2009 à destination de femmes de 15 à 55 ans. C'était au coeur même de la tribu, dans la chaîne de montagnes qui sépare les deux côtes de la Grande Terre. « Mais, même entre femmes, on sent parfois une gêne, parce que certaines choses ne se disent pas », relate Virginie Baloutch, éducatrice sanitaire. Plus de traditions et donc plus de travail pour engager le dialogue sur la sexualité, mais, en revanche, « beaucoup moins de moyens qu'en province Sud », selon Thierry Le Fèvre. Par exemple, les éducatrices sanitaires n'existent en province Nord que depuis les années 1990, et le théâtre-forum n'y est systématiquement utilisé que depuis trois ans. Alors qu'il faut parfois revenir sur les bases. Car, si la Calédonie reste peu touchée par le sida, la question des violences conjugales et sexuelles est un problème de société important. « Après les séances de théâtre-forum, certains jeunes nous disent qu'ils ne savaient pas que la fille avait le droit de dire non », glisse Virginie Baloutch. Une ignorance qui s'explique aussi par le fait que dans la société mélanésienne traditionnelle, le tabou de la sexualité est tel que « la communication n'est pas aisée au sein de la famille. Rares sont les jeunes qui peuvent en parler avec leur parents ».

C'est le constat de Sera Wenisso, ancienne infirmière d'une structure de PMI. Cette Mélanésienne, originaire des îles Loyautés mais basée à Nouméa, est retraitée depuis l'an dernier. En trente ans d'exercice, elle a travaillé à la ville comme à la tribu, en milieu hospitalier ou dans les quartiers défavorisés. Elle a « donné beaucoup de paroles et distribué des milliers de préservatifs ». Championne de la prévention, Sera avoue avoir difficilement pu parler de sexualité avec ses six enfants, même avec ses filles. « C'est dur de dépasser ce tabou. C'est inscrit dans nos consciences, souffle-t-elle avec pudeur. Si on ne respecte pas la règle, on se sent mal, on craint un retour négatif. » Dans la coutume kanak, la transgression d'un interdit peut attirer le courroux des ancêtres.

Problème de société

Pourtant, Sera ne connaît que trop les conséquences d'un manque d'éducation sexuelle. En 2001, pour son diplôme de santé publique, elle a présenté un mémoire intitulé « La sexualité, encore taboue, serait-elle responsable de certains problèmes de la société mélanésienne ? » Une problématique à laquelle elle a répondu par une enquête, menée sur des femmes de la tribu de Saint-Louis, aux portes de Nouméa. Dès l'introduction, le ton est donné : « Le passage de la vie en milieu tribal (avec une organisation protectrice et la tradition orale) à la vie urbaine n'est pas sans entraîner de gros problèmes de société. (...) Tout ce qui touche à la sexualité, du fait que ce thème est particulièrement tabou, engendre des maladies sexuellement transmissibles et des charges sociales lourdes et difficile à gérer. »

Ses conclusions sont sans appel. « Il faut dédramatiser, et renforcer les vacations en milieu tribal. » Et permettre ainsi à tous de s'approprier les outils de la prévention. Les mentalités ne changent pas en un jour, mais, déjà, des signes certains montrent le chemin parcouru. Ainsi, selon les chiffres de l'agence sanitaire de Nouvelle-Calédonie, le nombre de grossesses chez des mineures est passé de 72 en 1998 à 42 en 2007. Par ailleurs, pour la première fois cette année, en province Nord, ce sont des associations de femmes qui ont sollicité les éducateurs sanitaires pour des interventions en tribu. « On entre enfin dans une démarche de santé communautaire, se réjouit Virginie Baloutch. On n'y est pas encore, mais déjà, au service de prévention et de promotion de la santé de la province Sud, on rêve du jour où l'on pourra parler de sexualité aussi simplement que l'on parle d'alimentation. »

témoignage

« NE PAS BRISER LA CONFIANCE »

Infirmière scolaire au collège de Mariotti depuis huit ans, Noële Hirigaray coordonne les interventions du Service de prévention et promotion de la santé de la DPASS Sud avec les équipes pédagogiques pour les classes de 4e. C'est aussi elle qui est en première ligne pour accueillir des jeunes filles qui s'inquiètent d'un retard de règles, ou les conseiller sur les moyens de contraception. « Lors d'une grossesse confirmée, je l'accompagne, selon sa volonté, pour l'annoncer aux parents en sa présence » explique-t-elle. Mais la jeune fille n'est pas obligée d'en faire part à sa famille. En effet, conformément à la loi de 2001, l'IVG est légale pour les mineures, sans autorisation parentale. « L'essentiel est alors de proposer un lien, et nous recherchons ensemble un adulte dans l'entourage, lorsque l'intervention parentale est refusée par la mineure. Car il ne faut surtout pas briser la confiance de l'adolescente », souligne-t-elle. Et de s'interroger : « Peut-être la prévention serait-elle plus efficace en amont, dans le primaire, où le développement du jeune enfant correspond mieux à l'apprentissage des comportements et des savoirs. »