L'Infirmière Magazine n° 259 du 01/04/2010

 

Vous

Vécu

-Bonjour madame.

- Salope !

Cela commence bien.

- Je viens faire vos prélèvements sanguins.

- Salope !

- Vous préférez peut-être mon collègue Olivier ?

- Salope !

De mieux en mieux...

Rien à faire, cette patiente s'entête à décliner ce qui, à 78 ans,semble être son seul mot de vocabulaire. Elle se retrouve dans notre service après avoir épuisé tous les neurologues. Et jusqu'à maintenant, aucun n'a voulu l'accueillir dans son secteur. Comme d'habitude dans ce genre de cas difficiles, ils ne cherchent pas à comprendre, et c'est la psy qui récupère. Cela dit, nous n'en sommes pas à notre premier cas. Nous en avons soigné plus d'un... et des plus compliqués.

Olivier (que tout le monde appelle « Olive ») arrive, tout joyeux, en chantonnant...

- Alors, qu'est-ce qui se passe ici, demande-t-il de sa grosse voix. Vous embêtez ma collègue ?

- P'tit con !

Visiblement, Olive ne lui fait pas plus d'effet que moi....

- à deux, on devrait y arriver, suggère Olive, qui la maintient.

Je m'approche de la patiente avec mon matériel et tente de lui administrer une piqûre. S'ensuivent des hurlements, des insultes, des cris et même quelques crachats. Malgré les coups de pied qu'elle m'assène, je parviens quand même à la piquer sous un déluge de grossièretés.

Olive la lâche, et toc, elle me griffe, me pince avec ses oncles et ne veut pas lâcher prise !

- Oh, vous me faites mal !, suis-je forcée à crier. Elle ne cesse pas pour autant.

Olive parvient à la maîtriser, mais le mal est fait. Mon bras est couvert de bleus et je saigne.

L'heure du traitement arrive. Je reviens à la charge pour lui administrer ses gouttes, et splatch ! Voilà qu'elles me giclent en pleine figure. Notre patiente est si agressive que nous décidons de la laisser tranquille. Le temps est parfois le meilleur remède aux situations délicates.

Après l'avoir soignée, nous nous interrogeons sur les raisons qui l'ont menée jusqu'ici. Nous formulons des hypothèses : « Hystérie de conversion », « Dépression atypique » ? Pour l'instant, c'est un mystère. Toujours est-il qu'elle ne bouge pas de son lit, ne fait rien, refuse tout. Il va falloir la prendre en charge totalement.

14 h : les médecins arrivent

Jérôme, notre chef préféré, va voir notre charmante patiente. Avant qu'il n'entre dans la chambre, j'ai tenté d'aborder le cas mais je me suis pris un revers cinglant :

- Oh, il faut toujours que t'en rajoutes. Regarde, elle n'a pas l'air si terrible que ça. Va chercher son traitement, nous allons lui faire prendre ensemble.

J'aurais dû lui faire la surprise. Je reviens avec un verre que Jérôme saisit négligemment pour lui faire avaler son contenu. Elle lui recrache tout à la figure et tandis qu'il se remet de cette déconvenue, elle lui saisit la main et la mord de toutes ses forces.

- Oh la vache ! hurle-t-il en sautillant tandis que je le nargue.

- Je te l'avais dit, mais j'en rajoute, tu sais bien...

En attendant, il pisse le sang et arbore une belle morsure sur le dessus de sa main fossilisée. Tout d'un coup, c'est la panique.

- Elle a rien de contagieux ?, Tu lui a fait un bilan ?, me demande-t-il avant de s'emballer. Et tu lui as fais l'HIV ?

- Non, je ne l'ai pas fait, dis-je.

Reprélèvements illico presto. Même scénario que ce matin.

Plusieurs semaines se passent. Chaque jour, c'est le même rituel. On entend voler les noms d'oiseau, mais on prend plus de précautions. Pour notre patiente, rien de changé, sauf que les neurologues nous annoncent qu'elle est atteinte de la maladie de Creutzfeldt-Jacob (plus connue sous le nom de « la vache folle », au passage, très contagieuse).

Madame S. a plus d'un tour dans son sac. Voilà qu'un soir, elle disparaît. Tout le monde la cherche, mais notre patiente reste introuvable. Finalement, elle sera retrouvée deux jours plus tard, errant dans une banlieue (pieds nus en chemise de nuit. Pour quelqu'un qui ne faisait plus un mouvement, c'est un sacré tour de force). Elle a fait tout ce chemin seule en déambulant au hasard dans les rues de la ville. Quand on nous la ramène, elle retombe dans sa dualité, entre léthargie et révolte.

Moments de lucidité

Les jours passent et, au bout de quelque temps, un petit changement s'opère. Elle commence à réagir normalement, à avoir des moments de lucidité (symptômes de la maladie de Kreutzfeldt-Jacob) et des crises de démence par intermittence ! Mais madame S. est également sous anti- dépresseurs. Un traitement auquel elle réagit plutôt bien. Elle commence à être moins agressive, elle accepte de se lever et de reprendre un semblant de vie courante.

Parfois, elle arrive même à nous parler et à nous raconter quelques bribes de sa vie qui, ma foi, était plutôt agréable et enrichissante. Ancienne secrétaire de direction dans une grande entreprise, elle parlait couramment anglais et était amenée à faire des déplacements à l'étranger. Elle en a gardé des souvenirs impérissables. Elle va même jusqu'à nous confier ses aventures amoureuses. Elle raconte avec un tel naturel que cela passe très bien. Olive (jadis le « petit connard ») est devenu son favori. Un jour, elle lui avoue même, avec force détails à l'appui, qu'il lui rappelle une de ses aventures extravagantes d'antan.

Profiter de l'instant présent

Ce que je retire de cette histoire, c'est qu'il faut toujours se méfier des pronostics trop sévères. Madame S. a encore de beaux jours devant elle et elle peut au moins rêver à souhait quand elle ne sombre pas dans les limbes de la démence.Jérôme, qui lui a pardonné l'épisode de la morsure, est satisfait de l'évolution de son état.

Quant à moi, je prends de plus en plus de plaisir à m'occuper d'elle. Je suis sûre désormais qu'elle nous manquera énormément (à Olive et à moi) quand elle partira, car elle sait nous faire rire. Hélas, cet état n'est pas permanent et il y a encore des jours où elle retrouve son agressivité. En attendant, nous essayons, dans la mesure du possible, de lui rendre la vie belle et agréable.

De mal en pis

Elle n'est pas encore partie, nous pensons même la garder encore un certain temps (nous nous sommes quand même attachés à elle). Ce genre de pathologie n'intéresse pas les autres services. De plus, il existe très peu d'endroits conçus pour recevoir ces patients-là. Et puis, il est tout à fait probable qu'elle ne guérira jamais...

L'amélioration suit son cours même si, trop souvent encore, les états de démence surgissent. Le plus dur, c'est quand, dans les moments de lucidité, madame S. se rend compte de son état de déchéance. Elle ne le supporte pas du tout.

- Moi qui ai vécu tant de choses, qui ai été tant appréciée, sanglote-t-elle, accablée de nostalgie.

Une frontière à ne pas dépasser

Le risque, dans ces moments-là, ce sont les tentatives de suicide. Un jour, elle passe à l'acte et tente de s'étouffer avec un sac plastique (il faut vraiment qu'elle n'ait plus envie de vivre). Nous arrivons à temps pour l'empêcher de commettre l'irréparable. Pourtant, nous la comprenons si bien dans le fond... Naturellement, c'est une chose inavouable, surtout dans notre métier.

L'hospitalisation, de ce fait, est prolongée. Madame S. nous en veut de l'avoir secourue, mais, d'un autre côté, elle nous en paraît reconnaissante. Les liens entre cette personne et nous se resserrent un peu plus chaque jour, et nous passons de plus en plus de temps auprès d'elle, ce qui a le don d'irriter notre chef. Il craint en effet qu'une relation trop affective s'installe entre cette patiente et nous, les soignants. C'est justement le danger en psychiatrie, il ne faut pas se laisser déborder. Tout de même, je tiens à le dire, « nous ne sommes pas des robots ! »

Les semaines et les mois passent. Madame S. est toujours avec nous, sans que rien ne change, malheureusement. Mais que pouvions-nous espérer d'autre ? À la longue, elle fait tellement partie de notre petite routine que nos sentiments s'émoussent un peu. Ce qui, en soi, n'est finalement pas plus mal. Car il y a aussi les autres. Chaque jour, de nouveaux patients arrivent, d'autres repartent... C'est notre lot quotidien.

Plus tard, bien plus tard, après qu'elle a quitté notre service, nous apprenons qu'elle a réussi à mettre fin à ses jours.

Un simple regard entre Olive et moi suffit alors à exprimer ce que nous ressentons. Il y a des situations, comme ça, où le silence est roi.