L'Infirmière Magazine n° 261 du 01/06/2010

 

Vous

Vécu

Comme tous les pays développés, nous entretenons des relations commerciales avec le reste de la planète. Une industrie de pointe nous permet ainsi d'exporter le fleuron d'une production nationale high-tech (airbus, camembert, beaujolais...).

En échange, nous importons des biens et des services vitaux pour l'économie française : ours slovènes, plombiers polonais, infirmières espagnoles, médecins d'un peu partout...

Dans l'immense majorité des cas, ces professionnels donnent entière satisfaction à leurs employeurs. Il y a toutefois des exceptions ; comme ces ours pratiquant le harcèlement moral envers certaines brebis pyrénéennes. Ou ces blouses blanches se prenant les pieds dans les subtilités de la langue de Molière... Entre nous, c'est un peu le problème de notre nouveau médecin, récemment débarqué d'Amérique latine. Certes, celui-ci possède son CAP de psychiatre et il cause bien la France, mais son acclimatation en région Paca provoque quelques couacs interculturels. Et son caractère n'arrange rien...

Savant dosage

Je m'explique ; sitôt descendu d'avion, il a effectué un bref séjour dans le service voisin. Nous avons donc eu vent de ses exploits avant de les vivre au quotidien. En fait, il tire sur tout ce qui bouge, et les collègues nous ont décrit la finesse de son approche relationnelle. Celle-ci, savamment dosée, ferait rougir de plaisir un ministre de l'intérieur : un quart d'autorité, un quart de méfiance, un quart de rigidité et un car de CRS...

Une de leurs patientes en a fait les frais de manière radicale. La dame en question, sexuellement libérée, avait les hormones en ébullition. Elle était pour ainsi dire nymphomane. Les infirmiers avaient beau la tenir à l'oeil, elle trouvait toujours le moyen de partager sa joie de vivre avec des volontaires du sexe opposé. Cela avait d'ailleurs un effet très apaisant sur deux ou trois pensionnaires échauffés par la testostérone... Les doses d'anxiolytiques avaient même tendance à diminuer. Bref, cette capacité à éteindre les bouillonnements sexuels lui valut le surnom « d'extincteur », à l'unanimité.

Mais une telle campagne anti- incendie n'était pas politiquement correcte, et le docteur Big Brother y remédia à sa façon ; il piocha dans l'armoire à pharmacie et mit rapidement fin à cet intermède peace and love.

Certains psychiatres se réclament de Freud, de Jung, de Lacan... Lui, ça serait plutôt Staline ou Pinochet. Chacun son truc. Depuis son investiture à la tête du service, le peuple marche dans les clous...

De retour chez Big Brother

Récemment, afin de changer d'atmosphère, je décidai de partir en Europe de l'Ouest quelque temps ; je posai alors mes congés et filai en Bretagne avec ma petite famille. Mais les meilleures choses...

Je me revois donc après ces quinze jours passés dans le monde libre ; me voilà de retour chez Big Brother, le service est d'un calme impressionnant. Pas un chat à l'horizon... Surpris, je traverse le no man's land ; mes chaussures grincent, le vent souffle à travers la steppe. On a beau être en été, le fond de l'air effraie...

Soudain, je perçois un signe de vie ; une musique sort de la chambre 5. Apparemment, Mathilde est revenue ; Jacques Brel a l'air tout content. Il est bien le seul. Je reconnais en effet M. Dugenou, prostré sur une chaise. La trompe en moins, il ressemble à un éléphant qui vient de croiser un fusil hypodermique... Etonné de me retrouver en plein safari, j'entame le dialogue. En vain. Il est aussi réactif qu'un membre de l'Académie française en fin de journée.

Perplexe, je rejoins la salle de soins. Heureusement, mes collègues ont l'air plus vivants ; ils me passent les consignes en me racontant les péripéties des deux dernières semaines. En mon absence, la normalisation a gagné du terrain... Nous passons en revue nos différents protégés ; arrive le tour de M. Dugenou, dont le manque de tonus m'interpelle.

« Je l'ai trouvé un peu absent... Il a reçu sa déclaration d'impôts ou il s'est passé quelque chose ? »

Mes camarades de la pénitentiaire regardent le plafond.

« Eh bien, on n'a pas eu le temps de réagir... Big Brother l'a mis sous neuroleptique injectable, sans nous prévenir...

- Quoi ! ? Pour une dépression ? »

Il faut dire qu'un neuroleptique, c'est une denrée très particulière ; question détente, c'est relativement efficace. En fait, ça ressemble à une infusion de tilleul, mais en plus concentré.

« Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Regarde le dossier... C'est arrivé mardi dernier. L'infirmier du matin venait d'un autre service, suite à un bug dans le planning. Il ne connaissait pas le patient... »

À côté de ses pompes

Je feuillette les archives du stalag ; j'ai l'impression de lire du Kafka... La consultation médicale qui a débouché sur la prescription de tisane est retranscrite en détail. J'apprends que M. Dugenou a tenu des propos « délirants » pendant l'entretien. Big Brother a noté des morceaux choisis, comme cela se fait en pareille occasion : « Je marche à côté de mes pompes... Je ne suis pas dans mon assiette... »

Effectivement, pris au pied de la lettre, ça ne veut pas dire grand-chose.

Cela signe également un schéma corporel peu orthodoxe. Mais, replacé dans le contexte subtil de la langue française, c'est on ne peut plus anodin. N'est-ce pas, Firmin ?

Quand même... La douane pourrait faire attention et vérifier les capacités linguistiques des médecins immigrés. Qu'un ours ne soit pas bilingue, d'accord ; les moutons s'en foutent. Mais un psychiatre !

Cela dit, les consignes sont terminées et je dois passer à autre chose. Je réajuste mon képi et m'apprête à entamer le tour de 14 heures. En sortant de l'office, je percute Alexandre, le brancardier du service.

« Salut, vieux... Fais gaffe, t'as failli m'écraser... Qu'est-ce que tu deviens ? »

Le collègue me répond avec sa voix de ténor, au moment où Big Brother pointe son nez.

« M'en parle pas, j'ai fait la chouille toute la nuit ; j'ai la tête dans le cul(1)... »

À l'écoute de ce résumé lapidaire, le docteur fronce les sourcils ; ça commence à sentir le tilleul... Je te l'ai toujours dit, Alex, tu parles trop ; tu t'fais du tort.

Un conseil, mon ami ; lorsque tu croises un psychiatre argentin, tourne ta langue dans ta bouche avant de lui parler. Et, surtout, ne lui dis jamais que tu as le cafard ; tu ne supporterais pas les insecticides...

1- Expression populaire que l'on peut traduire ainsi : « Je ressens une certaine fatigue et des céphalées résiduelles perturbent mes capacités cognitives. »