la Mapam de Dijon
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La Maison d'accueil pour personnes âgées marginalisées (Mapam) de Dijon accueille des pensionnaires sans ressources, désocialisés, dans un cadre rassurant et ouvert.
Dans le quartier, tout le monde connaît la « Manu ». Précaires et laissés-pour- compte y habitent. À l'âge de la retraite, ils n'ont plus rien à perdre, ou presque : un passé brumeux, peu ou pas de moyens, pas d'avenir. Depuis plus d'un siècle, le foyer de la Manutention abrite des personnes en difficulté, en situation d'échec. La structure, située dans le coeur historique de la ville, est une institution particulière. Elle héberge, depuis 1993, la Mapam, une maison de retraite pour les gens de la rue envoyés par les services d'insertion, les CCAS, les hôpitaux, les services d'accueil d'urgence.
« On est un peu leur famille, confie Jalel Boulabiar, le plus ancien éducateur de la Manu. Mais il faut savoir se détacher et rester rigoureux, professionnel. Le plus important, que ce soit entre les résidents ou les membres de l'équipe, c'est notre grande solidarité. » À la Mapam, la vie se déroule sur un rythme d'internat, avec des permanences des membres de l'équipe, un week-end sur trois. « Nos 33 résidents, dont 7 femmes, bénéficient de l'aide sociale. La moyenne d'âge est aujourd'hui de 71 ans, raconte Valérie Berthaud, la responsable. Il y a une vraie problématique de vieillissement et de précarisation de la population. C'est le constat que font toutes les associations qui viennent visiter notre structure, à ce jour la seule de ce type en France. »
Ce qui frappe d'entrée, à la Manu, c'est la mixité entre personnes âgées et population jeune. La tolérance aussi. Le fonctionnement de la Mapam est lié à celui du CHRS (Centre d'hébergement et de réinsertion sociale), qui partage les locaux. Aucune séparation n'est faite dans le quotidien des usagers, qu'ils aient 18 ou 70 ans, d'où la richesse du mélange intergénérationnel. « Nos vieux respectent les jeunes. Ça les stimule », précise Christine Doloir, technicienne socio-éducative. Cette cohabitation permet de recréer des conditions de voisinage proches de celles de la vie à l'extérieur afin d'éviter un système marginal.
Dès 8 heures, la vie bat son plein ; les résidents entrent et sortent librement de l'établissement. Comme chaque matin après son petit-déjeuner, Jean Vially, sourd et muet, entame son rituel. Il pousse la porte du magasin de journaux, à 200 mètres du foyer, et achète le sien, Le Bien public. « Le coeur de métier, ici, ce sont les gens, avertit Pascale Donati, l'infirmière. On est dans le soin relationnel, et la prise en charge des patients est pensée de manière globale » : suivi médical, coordination des soins avec l'antenne d'accueil médical (AAM)... « On se rend compte que sa présence est essentielle car elle fait le lien avec les médecins, les hôpitaux. Et puis, c'est rassurant pour les résidents », assure Valérie Berthaud.
Toutes les chambres sont équipées d'un interphone relié à l'accueil. Dans les bureaux situés près de l'entrée, chacun, dès qu'il arrive, va voir le cahier de transmission et le classeur où sont notés les appels téléphoniques. « On est tous référents de quelques résidents », indique Pascale Donati. L'équipe se réunit tous les lundis après-midi : situations difficiles, évaluations, thèmes importants sont abordés. « Il faut donner du temps à nos résidents pour s'adapter, trouver une place et, surtout, de l'autonomie, poursuit-elle. C'est pour cela que c'est bien de travailler en équipe. »
La philosophie des lieux repose sur un grand principe : l'accompagnement dans la durée de la grande exclusion. « On revendique le non-abandon, signale Valérie Berthaud. Tant qu'on n'a pas trouvé de solution adaptée, on doit continuer de chercher une réponse à un besoin identifié individuellement. Et s'adapter. » En réflexion permanente, travailleurs sociaux, techniciens sociaux éducatifs, aide médico-psychologique et autres intervenants évitent toute forme d'assistanat, favorisent l'autonomie et permettent à des hommes et des femmes qui ont eu des parcours de vie difficiles de se poser, de trouver un équilibre, ou de vieillir et de mourir dignement. La règle, c'est le respect.
Ce matin, Jacques Tetu, 61 ans, se rend à l'antenne d'accueil médical, à une dizaine de minutes en voiture. Victime d'un AVC, ce patient est aussi traité pour des problèmes cardiaques. Valérie Berthaud l'accompagne. Le centre de santé est un tremplin pour amener les résidents à la santé. « On y fait énormément de soins d'hygiène. L'important, c'est de créer le lien, de parler ; ensuite, les soins de santé sont plus faciles. Pour Jacques, par exemple, on cale toujours un rendez-vous avec le médecin après son soin infirmier, qui consiste souvent à prendre un bain. » À la Manu, dans sa chambre, Jacques ne se lave qu'au lavabo, bien qu'il ait une douche. « Prendre un bain, j'aime bien, ça détend », murmure-t-il. « Les soins d'hygiène avec l'infirmière du centre permettent de vérifier l'état du corps, de repérer des lésions. Nos patients n'ont plus la notion de leur corps, de leur identité, explique Frédérique Laudet, responsable du centre de santé. Ils n'ont ni projet, ni projection. Être négligé, c'est aussi exister sous une forme qui n'est pas dans la norme. C'est, en fait, une forme de protection. »
Pendant ce temps, au foyer, on n'oublie pas l'heure du café. Au sous-sol, la salle de détente vibre de conversations, de rires, de chansons échappées du poste de radio et de crissements de chaises déplacées. Plusieurs tables sont disposées face au bar où Brigitte Gonachon, en contrat unique d'insertion, distribue des boissons chaudes pour quelques centimes d'euros. « On ne peut pas tout leur interdire et les amener à des rythmes de vie parfaitement sains. Leur vie est derrière, convient la responsable de la structure. Il faut les laisser tranquilles, même si, parfois, on leur passe un petit savon car il leur arrive de se mettre en danger, surtout avec l'alcool. »
Quelques mètres plus loin, à l'infirmerie, Pascale prépare les piluliers pour toute la journée. Elle y soigne aussi écorchures, maux de tête ou d'estomac. La majorité des résidents font l'objet d'un suivi médical : pathologies bronchiques, cardiaques, diabète... Cependant, le degré global de la dépendance au sein de la Mapam est minime. Le handicap physique est donc rare et peu prononcé, compatible avec la non-médicalisation de la structure. « On ne veut pas être médicalisé ; nous, c'est le social, souligne Valérie Berthaud. On accompagne nos résidents qui peuvent avoir des conduites addictives, des troubles psychologiques ou psychiatriques pour lesquels ils sont suivis à l'extérieur et ont un traitement, des parcours de vie avec des ruptures multiples, des démêlés avec la justice... On peut parler de multihandicap social. Notre but est donc de remettre tout cela en place pour stabiliser les comportements, et de trouver les meilleures solutions. »
Il est 11 h 45, c'est « l'heure des piluliers », juste avant le déjeuner. Les résidents, en file indienne, sont accoudés au comptoir du rez-de-chaussée, où Pascale Donati leur distribue les médicaments. Le rythme des repas ponctue chaque journée. Ensuite, chacun vaque à ses occupations. Aujourd'hui, une quinzaine de résidents sont réunis dans la grande pièce à vivre où trône une télévision. À l'ordre du jour : présentation d'un projet de vacances pour l'été, dans un gîte. La sonnerie d'un téléphone portable lance de petits aboiements, tout le monde éclate de rire.
« Avez-vous des doléances ? », s'enquiert Françoise Ferry, technicienne socio-éducative. Les réponses fusent : « Plus de légumes ! », « Dans ma chambre, il fait froid », « Je ne veux pas qu'on vienne me voir ». Jalel Boulabiar intervient : « Les visiteurs doivent se présenter à l'accueil. Ici, vous êtes dans un foyer, vous êtes chez vous, vous avez le droit de dire non, et on est là pour vous protéger. C'est votre espace privé, mais dans un collectif avec des règles. Personne n'a le droit d'entrer chez vous. Mais vous avez le droit d'avoir de la visite. » Dehors, le soleil brille, une partie de pétanque est organisée sous les arbres. Dans le salon, Agathe Marguet, technicienne socio-éducative remplaçante, tourne autour du billard avec Borislav Vasic, qui joue avec dextérité. « Oh la la, vous m'embêtez bien... », s'amuse-t-elle. Un peu plus loin, Roger Soulier, rasé de près, affiche une figure mi-figue mi-raisin : « Ben, ça y est, je vais me faire engueuler... » La veille, il est allé au bal, et il est rentré très éméché. « Vous avez été pénible hier soir, se fâche Valérie Berthaud. Il a fallu quatre personnes pour vous remonter ! »
Vers 17 h 45, Nathalie Prost, infirmière libérale, arrive. « Les résidents traînent depuis longtemps mauvaise alimentation, alcoologie, pathologies diverses, mais n'acceptent pas facilement notre assistance. Ils ne sont pas à l'aise avec la prise en charge. » Avec Jean Grisval, son confrère, ils interviennent depuis des années à la Manutention. « Ce sont des partenaires essentiels », considère Pascale Donati. Nathalie Prost se dirige vers l'ascenseur et commence sa tournée.
Au dernier étage, on entend un air d'accordéon. Au 503, Georges Lecuyer, 68 ans, en hypoglycémie, attend sa piqûre d'insuline quotidienne. À l'étage du dessous, Andrée Beaudot, 88 ans, est fermement assise au fond de sa chambre, la porte grande ouverte, un balai coincé entre le chambranle et la poignée. Elle surveille les allées et venues dans le couloir. Lorsqu'elle s'exprime, elle détache chaque syllabe et choisit ses mots. Toujours justes. « Un jour, mon mari m'a quittée ; j'ai élevé mes six enfants toute seule. Et puis... » Quand tout s'enchaîne, elle hésite. Vient ensuite le tour de Raymond Hyenne : « J'en sais rien de ce que j'ai mangé, lance-t-il à Nathalie Prost. Maintenant..., c'est la mort qui m'attend ! »
Vers 18 h 30, la queue se forme à nouveau à l'entrée de la salle de restauration. Juste avant la tombée du soir, dans cet interstice entre chien et loup. Bientôt, il n'y aura plus que des murmures et le café du soir, un moment important. C'est un moniteur éducateur de nuit qui veillera sur la Manu. Georges Dumoulin, lui, a quitté sa chambre au foyer il y a un an et habite dans un appartement : autonome, il passe ses journées à la Mapam mais dort chez lui. « Moi, j'suis l'étranger à la Manu. Mais ce qui est bien, c'est qu'ils gèrent tout. S'il y a un problème, je m'adresse à ma référente. » Dans sa cuisine, un lecteur de CD. Il introduit un disque, tape dessus. On entend un léger tournoiement et puis, soudain, dans le silence carrelé de sa cuisine, quelques paroles syncopées : « Avec / la mer / du / Nord... » Un frisson parcourt les murs et le plafond pâle. « C'est beau, hein ?, s'émeut Georges. Eh bien, cet appartement, c'est mon pays ! C'est à moi. »