l'IME Saute-Mouton
24 heures avec
Près de Bordeaux, le Sessad et l'IME Saute-Mouton accueillent des enfants autistes. Grâce à une approche multidisciplinaire, les équipes accompagnent chaque jeune dans son cheminement vers la vie d'adulte.
Les sourcils sont froncés, l'adolescent concentré. D'une main qu'il voudrait experte, Jérémy(1) manie le couteau éplucheur, sous l'oeil timide de Louise, dont les doigts malhabiles peinent à préparer les légumes qui feront partie du repas de midi à l'IME(2). Goguenard, Jérémy ose même arborer un petit sourire fier en réponse aux « super ! » de Delphine et d'Alexandra, les deux éducatrices qui animent l'atelier. Mais, quelques instants plus tard, l'adolescent lâche prise. Son regard se perd, son couteau dérape... Jérémy n'est plus là. Aussitôt, Delphine est près de lui, ses mains guident celles de l'enfant, qui accepte le geste et se remet à éplucher, serein.
Atteint d'autisme, Jérémy est aujourd'hui un adolescent de 16 ans posé, parfois même mutin. « Bien loin du petit garçon de 6 ans arrivé au Sessad, se souvient Alexandra. À l'époque, il ne parlait pas, et fuyait toute relation, terré, mutique, entouré de ses animaux en plastique. S'effondrant dès que l'on s'approchait de lui, sitôt que quelqu'un le touchait. » Pas à pas, l'enfant a accepté d'entrebâiller la porte sur le monde. Il a apprivoisé les mots, les autres. Les animaux en plastique ne sont plus là, même si l'adolescent les retrouve dans les dessins qu'il croque dès qu'il le peut et dans lesquels, oui, il continue à s'enfermer parfois. Mais Jérémy accepte désormais aussi de les délaisser... pour un moment de cuisine, un tour à vélo ou un temps d'écriture dans la classe de Chantal. Ce matin, c'est même lui qui compte les couverts nécessaires au déjeuner qui approche. Avant de se rasseoir près de Louise et de Matteo, occupés à retrouver, sur les pictogrammes et les photos que Delphine a étalés sur la table, les ingrédients utilisés dans leur recette.
Louise hésite, perplexe, quand Matteo, à l'énoncé du mot « poireau », a les yeux qui se rivent sur l'image correspondante. L'adolescent - qui ne parle pas - ne daigne pourtant pas pointer le légume du doigt. Il boude, ayant refusé, avec force cris et rage, de participer aujourd'hui à l'atelier. Jérémy n'en a cure, qui désigne, espiègle, le fameux poireau.
Être au monde... À une activité, une parole, un regard, un apprentissage. Pour les enfants atteints de troubles autistiques, le cheminement est complexe, douloureux, rarement linéaire. Gérées par l'association Saint-François-Xavier, installée à Gradignan, près de Bordeaux, deux structures dédiées - un Sessad(3) et un IME - offrent à ces jeunes un espace de prise en charge adapté à leurs difficultés. Au Sessad, éducateurs spécialisés, psychomotricien, psychologue et psychiatre accueillent une trentaine d'enfants de 6 à 12 ans à temps partiel (par demi-journées) en collaboration avec hôpitaux de jour et Éducation nationale. L'IME, qui a ouvert fin 2007, et doit déménager en septembre dans des lieux plus vastes, reçoit, lui, 23 adolescents de 12 à 18 ans ; l'accueil s'y effectue en journée la semaine, et se complète, selon les besoins de chacun, le week-end et la nuit, via une possibilité d'internat modulé. Une prise en charge globale, assurée par une équipe pluriprofessionnelle : éducateurs spécialisés et techniques, mais aussi infirmier, assistante sociale, psychologue, psycho- motricienne, et institutrice. « L'idée, explique Julie, éducatrice au Sessad, était d'offrir un accompagnement qui soit aussi adapté à l'enfant selon son âge. »
« Les deux structures, souligne Claude Auffret, chef de service, fonctionnent de façon indépendante. Mais le lien existe : certains éducateurs de l'IME ont travaillé au Sessad, et, à 12 ans, les enfants peuvent passer du Sessad à l'IME s'il y a une place. Mais, ce qui rassemble plus encore les équipes, c'est la volonté établie de dépasser le dogmatisme régnant dans le monde de l'autisme, où le conflit entre approche psychanalytique et partisans du tout-éducatif est souvent féroce. Ici, chacun a certes ses références ; la mise en oeuvre de cette approche multidisciplinaire se fait pas à pas, selon les moyens du bord - une récente formation au PECS (système de communication par échange d'images), l'inscription prochaine de chacun à un DU autisme... » « Mais, dépasser les clivages, note Gilles, l'infirmier de l'IME, c'est rester humble face à la complexité du processus autistique, et mettre ainsi pleinement chaque enfant au centre de notre intervention. »
Il est à peine 9 heures ce jeudi matin que déjà, les coups de klaxon des parents et des taxis médicalisés retentissent. Le cliquetis des clés déverrouillant les portails des lieux s'accélère, au rythme de l'arrivée des enfants. Certains ont des « bonjour » assurés, d'autres s'avancent à pas comptés. Raphaël se met à arpenter en cercle le jardin de l'IME, marchant sur la pointe des pieds, indifférent à l'agitation qui l'entoure. À quelques centaines de mètres de là, les locaux du Sessad s'emplissent des pleurs muets d'Alban, désarçonné par l'absence d'Anthony, un des éducateurs, parti en séjour dans les Pyrénées.
« Démarrer la journée, investir un lieu, une activité, c'est souvent compliqué pour ces enfants supportant mal le changement, explique Julie. D'où l'importance de prendre le temps d'accueillir chacun. » Paroles échangées, mais aussi emplois du temps accrochés au mur, ou photos des jeunes présents ce jour-là scotchées sur un panneau, aident alors l'équipe à structurer le temps et l'espace. Ouvrant la voie aux ateliers de la matinée. Tandis que dans la salle commune, Lucas et Léo s'essaient à vaincre leurs réticences à devoir malaxer une pâte à pizza qui colle aux mains, à l'étage, histoires et contes résonnent aux oreilles d'Elsa et de ses camarades. Dans la cour, le ronflement du mini-bus signe, lui, le départ d'Alban, Kevin et Yohan, accompagnés de Guylaine et Perrine, vers un musée. L'exposition n'a de cesse de les intriguer, de les interpeller aussi par instants : animaux de noir et de blanc, et créations disant le mouvement, le vent, accrochent une main, provoquent un jeu avec le ventilateur installé dans la pièce...
À l'IME, José et Minh Tinh sont partis avec Benoît, Fanny, Tonia et Laurent, direction le parc animalier voisin. La marche à travers bois qui y mène est émaillée des escapades de Tonia. À l'arrivée, Fanny tente bien de chiper des brins de la nourriture censée nourrir les animaux, mais finit par accepter de brosser un poney. Étonnement face au crin retenu par la brosse. Et sourires sur le chemin du retour. Gilles, qui repère de loin sa démarche gauche, lui sourit en retour. « En quelques mois, tout juste, celle que l'on nous présentait à son arrivée à l'IME comme une enfant murée dans l'isolement, a pris des airs d'adolescente curieuse et rieuse. Rires anxieux parfois, certes, mais rires de mieux-être avec autrui aussi », note-t-il. L'infirmier travaille aujourd'hui avec ses collègues à accompagner Fanny dans la perception de son corps, dans l'apprentissage de la propreté que ses 14 ans ont jusque-là refuser d'intégrer. Intrication de l'éducation et du soin. « Chacun ayant son rôle propre, bien sûr, commente Gilles, mais qui prend sens dans le travail d'équipe. » Soigner un mal de ventre, enlever des points de suture, administrer un traitement... Auprès des adolescents, le travail infirmier a bien une composante somatique. « Une part certes minime, mais exigeante. Car le corps vécu comme étranger et le langage absent ne permettent pas toujours aux enfants de dire leur souffrance. » Ainsi de Fanny, dont l'agitation des jours derniers traduisait, en fait, une carie douloureuse ; sa dent soignée, l'adolescente s'est posée. « Soin somatique, soin relationnel, mon travail est en grande partie synonyme d'observation vigilante, nourrie aussi de la réflexion en équipe », commente Gilles.
Et la complémentarité des regards ne fonctionne pas à sens unique. Illustration à l'heure du déjeuner, lors duquel Gilles est là pour rassurer Delphine, inquiète de la façon dont Raphaël avale ses carottes râpées : en les gobant, comme pour signifier qu'il n'en veut pas vraiment et qu'il préférerait du pain. Le repas englouti ou chipoté, les adolescents s'égaient en récréation. Vélo, cavalcades..., mais aussi cris, solitudes, stéréotypies gestuelles, comme pour tenter d'ordonner ce temps flottant. La reprise des activités de l'après-midi surgit à point nommé.
Au menu du Sessad, danse, marionnettes, ou encore atelier escalade avec Cédric et Vincent, psychomotricien. Dans celui de l'IME, bricolage, théâtre, atelier thérapeutique d'éveil aux sens..., mais aussi école dans la salle de classe aménagée au sein de l'établissement par Chantal, institutrice spécialisée, aujourd'hui accompagnée d'Alexandra, l'une des deux éducatrices. En réponse aux capacités hétérogènes des adolescents, à leurs fréquents retards cognitifs, « chacun a son plan de travail, ses propres exercices qui lui permettent de progresser à son rythme ». Tandis que Chantal guide Matteo dans l'apprentissage des chiffres et des couleurs, Matthieu découpe et colle des formes géométriques, quand Tom s'échine à agencer des animaux sur un cadre, pour répondre à un énoncé écrit qu'il déchiffre seul. « Obéir à une consigne, buter, se confronter à un élément, à une notion inconnue, la tâche est souvent ardue. Mais des acquis naissent », dit l'institutrice en souriant.
L'après-midi a filé. Le goûter à peine avalé, taxis et parents sont déjà là. Leurs enfants récupérés, certains disparaissent, quelques-uns s'arrêtent un instant. Comme le papa de Louise, qui doit bientôt se faire opérer du dos. L'adolescente est inquiète, Gilles et son père s'allient pour la rassurer. « La souffrance des parents le rend souvent difficile, mais le travail avec les familles est fondamental », note l'infirmier. Temps de rencontre avec médecin et psychologue, échanges avec les éducateurs, nouveau cahier de liaisons mis en place par Gilles, ou groupe de parole hebdomadaire institué par Claude Auffret et un médecin généraliste extérieur à la structure. Un dialogue essentiel tant l'autisme, si particulier à chaque enfant, désarçonne, bousculant les professionnels comme les parents. « C'est ce qui ressort de nos réunions d'équipe, confie Gilles. Elles sont souvent animées, les interrogations fusent, tant l'autisme impose une remise en question constante de nos pratiques. »
Laissant leurs collègues à leur réflexion d'équipe, Henry et Marie s'éclipsent avec Cathy et Fabien, les deux adolescents qui doivent passer la nuit à l'internat. Une Cathy qui se pelotonne, tout sourire, dans le canapé des lieux, tandis que Fabien s'agite. Un coup de balançoire plus tard, le garçon s'est posé et attelé aux devoirs laissés par Chantal. Puis, il s'assied près de Cathy. Les deux jeunes se dévisagent, grimacent un sourire. « C'est une première », souligne Marie.
1- Tous les prénoms des enfants ont été changés.
2- IME Saute-Mouton : 05 57 35 46 00.
3- Sessad Saute-Mouton : 05 56 02 70 14.