relationnel
Dossier
La rencontre avec les patients, leur caractère, leurs souffrances suscite bien chez les soignants des émotions, souvent discrètes. Certains ne savent que faire de leur tristesse, de leur colère ou de leur joie. Par pudeur, respect ou professionnalisme ? Enquête sur ces états d'âme.
Colère, joie, tristesse, honte, peur... « Dans l'intimité d'une chambre d'hôpital, toutes les émotions sont potentiellement présentes », observe Alexandre Manoukian. Une émotion, explique ce psychologue qui intervient en établissement de soins depuis de nombreuses années, est « une réaction psycho- physiologique à une situation donnée, qui touche des zones lointaines et profondes comme des zones plus superficielles du moi intime et du moi professionnel ». Une dimension largement occultée de l'exercice du métier d'infirmière, souligne Catherine Mercadier, sociologue, directrice des soins à l'Ifsi du CH de Millau. « Jusqu'à présent, souligne-t-elle, on a formé et mesuré la compétence des soignants au travail comme s'ils ne ressentaient pas d'émotions face aux patients dont ils s'occupent. » Et le psychologue de renchérir : « Les gestionnaires attendent des fonctions de la part des soignants. On leur apprend à faire et on ne mesure que des actes. »
Dans une société qui laisse peu de place aux émotions, alors qu'elles sont, avec la raison, un moteur essentiel de l'action, pas étonnant que l'hôpital micro-société reproduise ce schéma. Une sorte de norme officieuse veut donc que, plus que n'importe qui dans la société, « les soignants se doivent de maîtriser leurs affects », remarque Catherine Mercadier. Une norme qui se transmet, selon elle, de manière implicite durant l'apprentissage et qui ne se perçoit, finalement, que lorsqu'elle est transgressée. Cette prescription émotionnelle, selon Marc Loriol, sociologue au CNRS, reçoit d'autant plus d'écho qu'elle est parfois perçue comme un moyen d'éviter le « burn out »... Sabrina, qui travaille dans une maison de convalescence, s'interdit parfois de s'investir affectivement « parce que, quelque part, on aura à en souffrir ». Infirmière dans le service des maladies infectieuses d'un CHU, Mathilde se souvient de ses débuts, voilà dix ans, quand elle essayait d'ignorer ses émotions pour ne pas se laisser déborder et offrir un service un peu uniforme.
Pourtant, « on n'est pas des machines face à des machines », rétorquent les infirmières. Marc Loriol a d'ailleurs souvent observé la grande facilité des infirmières à concevoir leur métier à travers la notion d'émotion. Comment imaginer qu'elles ne ressentent rien face aux personnes en situation de souffrance que concentre un hôpital ? Qu'on le veuille ou non, les émotions sont là. Encore faut-il savoir, ou pouvoir, les identifier, un exercice encore parfois malaisé : on y est si peu encouragés dans notre société. Et, contrairement aux professionnels de la relation d'aide, les infirmières ne sont pas obligées de participer à des moments de « supervision ».
Naturellement, les émotions les plus facilement identifiées sont assez négativement connotées, comme la colère ou la tristesse. À l'évidence, certaines situations suscitent la peine. Une femme d'une trentaine d'années, épouse et mère, atteinte d'un cancer incurable. Un patient pris en charge depuis des années et qui décède... « Lorsqu'un accompagnement se termine par le décès du patient, c'est normal d'éprouver de la tristesse, estime Brigitte, infirmière en soins palliatifs. C'est ce qui nous rend humains. Les malades n'ont pas choisi d'être là, ils sont en situation de dépendance. Et nous, nous avons choisi de prendre soin de l'autre. » L'isolement absolu des personnes démentes l'émeut aussi beaucoup, comme celui de ce patient souffrant d'une grave hémorragie et que l'équipe essayait de réanimer : « Je lui tenais la tête et il me regardait dans les yeux, se souvient-elle. À un moment, il y avait tellement de supplication dans son regard que je suis sortie. Une collègue a pris le relais. »
Sauf lorsqu'elle est très intense, la tristesse n'empêche pas le soin de se dérouler, estime Mathilde, « si on est convaincu que ce que l'on fait est bien ». Il lui est arrivé d'être triste justement parce que ce n'était pas le cas. « Mais j'ai évolué dans ce domaine, ajoute- t-elle. Il y a des choses que je ne ferai plus. »
Après deux ans de DE, Sabrina n'est pas encore dans ce cas : faire un soin avec le coeur lourd, elle connaît. Lorsqu'elle doit continuer des soins douloureux parce qu'une famille refuse le passage de la prise en charge à une phase palliative, par exemple. Sa tristesse, associée à un sentiment d'impuissance, laisse alors souvent place à la colère. « On se demande parfois si on n'est pas perçues comme des prestataires de service », s'insurge l'infirmière, qui se sent parfois prisonnière des souhaits des familles. Des reproches perçus comme injustes, des paroles ou un comportement agressif, inadapté, l'irrespect du personnel, du matériel, du travail constituent des causes fréquentes de colère chez les infirmières. La non-compliance au traitement ou aux soins, aussi, en ce qui concerne Mathilde. « Lorsqu'un patient est hospitalisé, explique-t-elle, on doit mettre en oeuvre une prise en charge, des soins, et parfois, en général en raison d'un problème de communication, le patient les refuse. À ce moment-là, ça monte en moi. J'ai envie de lui dire qu'on fait ça pour son bien ! » Le ton condescendant d'untel pour les soignants a également le don de lui faire monter la moutarde au nez.
Contrairement à la tristesse, estime Mathilde, la colère « peut faire rater un soin. Si le patient est contre l'infirmière et elle contre lui, une prise de sang, ça se rate, même sur un boulevard ». Elle se rappelle le jour où le ton est monté entre elle et une patiente, pour un motif quelconque. « Il y avait un vrai climat d'hostilité, alors je lui ai redemandé une dernière fois si elle était d'accord pour que je la pique - je voulais probablement qu'elle dise non ! Elle a accepté, je l'ai piquée une fois et je n'ai pas réussi. J'ai préféré appeler une collègue pour qu'elle prenne le relais. »
La peur n'est pas non plus étrangère au vécu émotionnel des infirmières, même si elle est sans doute davantage ressentie dans des services où la violence, principale source de peur face au patient, est plus présente, comme la psychiatrie. Mathilde a parfois une certaine appréhension à effectuer des soins, surtout invasifs, sur des personnes dont le comportement agressif est notoire. Elle n'a pas oublié ce toxicomane tout juste sevré dans le nez duquel elle devait insérer une sonde pour effectuer un prélèvement. Elle y est allée vraiment tout doucement... « J'avais un peu peur de sa réaction. C'est quand même un métier où on a affaire au corps des autres. Et on ne choisit pas ses patients. Il faut y croire et être professionnelle avec tous. » Quitte à demander à une collègue de l'accompagner. C'est parfois, d'ailleurs, obligatoire. Brigitte, elle, déjoue la peur potentielle vis-à-vis des patients violents en les abordant profil bas : « Cela fonctionne plutôt bien. » Moins bien identifiés, souvent préalables à un accès de colère, le dégoût ou la honte sont parfois ressentis par les infirmières, souligne Catherine Mercadier. Comme pour cette soignante dont un patient dément a commencé à dégrafer la blouse, par exemple.
Ce tableau des émotions n'est pas complet. En effet, la joie n'est pas absente des relations soignant-soigné ! Elle passe peut-être plus souvent inaperçue car elle est considérée comme normale au regard de la conception traditionnelle des dispositions « naturelles » de l'infirmière : disponibilité, bienveillance, compassion, voire empathie... Brigitte a vécu une expérience marquante auprès d'une patiente dans le coma. « Elle ne communiquait pas du tout, évoque-t-elle. Mais, tous les jours, en entrant dans sa chambre, je lui disais "Bonjour madame, je viens voir comment vous allez". Naturellement, elle ne répondait jamais. Et un jour, elle a dit : "qu'est-ce que je suis heureuse !".J'ai tout de suite téléphoné à la famille, pour qu'elle vienne profiter de ce moment qui n'allait peut-être pas durer. J'avais un sourire jusqu'aux oreilles ! » Voir un patient se rétablir, sortir d'une impasse thérapeutique, retrouver le moral, l'entendre exprimer sa joie ou sa reconnaissance constituent autant de motifs de se réjouir. Cette joie sera d'autant plus intense qu'elle se doublera du sentiment d'avoir bien fait son travail.
Dans l'éventail habituel des affects, Alexandre Manoukian ajoute une émotion difficile à nommer : l'inverse de la colère, un élan positif en direction d'une personne, une sorte de tendresse. « Est-ce une émotion ou pas ? Je pense que oui », estime le psychologue. Comme les autres émotions, elle dépend de celui qui l'éprouve, de la personne qui la suscite et de la situation dans laquelle elle éclôt. Pour Mathilde, certains patients ont ce potentiel « chouchou », une capacité à susciter ce type d'élan. Parce qu'ils sont hospitalisés depuis un moment et que les soignants les connaissent bien, parce qu'ils sont « sympathiques », qu'ils ont une « bonne bouille », qu'ils sont dans une situation de fragilité, isolés...
Les mêmes émotions peuvent survenir lors du contact avec les proches ou la famille des patients. La colère, face à l'incompréhension des nécessités du soin, l'intransigeance ou les exigences de certaines familles, mais aussi face à certaines attitudes dont la dimension culturelle n'est pas connue des soignants. Par exemple, les proches d'un malade africain lui apportent ses repas de façon un peu envahissante... : cela se fait dans le système de santé de leur pays d'origine, lorsqu'on tient à quelqu'un. Tristesse devant leur peine lorsque meurt un être cher. Joie face à leur reconnaissance devant les efforts engagés, face à l'implication professionnelle. Pour Catherine Mercadier, au chapitre de ces liaisons émotionnelles, il ne faut pas oublier les émotions que les soignants suscitent chez leurs patients, de par leur attitude. Elle-même commandée, bien souvent, par leurs émotions : il s'agit bien là d'une interaction !
Alors, faut-il montrer ses émotions ? Vaut-il mieux les garder pour soi ? Les ignorer ? S'en protéger ? « D'une manière ou d'une autre, qu'on les cache ou pas, on les exprime, estime Alexandre Manoukian. Les patients voient bien quand un soignant est gêné, triste, agacé, ou quand il s'en fiche. Je ne pense pas qu'il soit possible d'avoir des stratégies suffisamment fortes pour pouvoir contrôler ses émotions, ni que ce soit bon. On n'aurait alors aucun ressenti interne et on obtiendrait des soins standardisés ! » Les infirmières semblent de plus en plus sensibilisées au travail émotionnel. Catherine Mercadier constate que les plus jeunes expriment et verbalisent plus facilement ce qu'elles ressentent, auprès de leurs collègues ou de leurs proches. L'expérience améliore aussi les choses. « Le stress par rapport à la technique, je l'ai un peu dépassé, et les émotions, je les ai expérimentées, je n'en ai plus peur, observe Mathilde. Je suis plus naturelle avec les patients. Je me dis qu'exposer ses émotions, cela permet d'avoir une vraie relation. J'essaie d'accepter celles qui arrivent et que je voulais museler quand j'étais jeune diplômée pour être pro. Cela a pu m'arriver et, finalement, je l'ai regretté. »
De crainte d'être dépassée par ses émotions face à un patient d'environ son âge devenu tétraplégique après un accident, elle décide de se montrer détachée, très professionnelle. Et s'est finalement retrouvée dans l'attachement ! « J'ai compris, en conclut-elle, que les moments où on a l'impression qu'il ne faut rien montrer sont ceux où c'est le plus dur de gérer ses émotions. Quand on les filtre trop, elles risquent de nous revenir en pleine figure ! » Pourquoi ne pas montrer au patient, à la famille, qu'ils suscitent de la tristesse ? « Leur montrer que ça nous touche... », commente Mathilde. Tout en gardant à l'esprit qu'on ne peut pas être plus tristes qu'eux. Beaucoup d'infirmières s'accordent d'ailleurs sur l'idée que si elles s'expriment, leurs émotions doivent s'inscrire dans des limites assez strictes. La colère, en particulier. « Quand je la ressens, je la réfrène, explique Brigitte, ce serait délétère de l'exprimer. Pour le patient, pour l'équipe, pour moi. Je peux ne pas être satisfaite mais je ne veux pas apporter de réponse négative qui risquerait davantage de fermer des portes que d'en ouvrir. On ne peut pas se permettre d'"exploser" », surtout dans son domaine, les soins palliatifs. Face à la colère du patient ou de la famille, Brigitte s'efforce, ainsi, d'abord de la reformuler, d'en comprendre les raisons, et s'interdit d'y répondre par la colère.
Mathilde, elle, s'autorise parfois à hausser le ton comme à verser une larme. Même tue, la colère est perceptible dans un geste brusque ou un ton sec, relève Alexandre Manoukian. Mais, souligne Catherine Mercadier, « la colère qui peut être exprimée envers un patient ne sera jamais de la même intensité » que celle adressée à un quidam dans la rue ou que celle effectivement ressentie, car « on se doit de comprendre le malade ». Et, elle considère que, d'une manière générale, l'expression de la colère face au patient est contre-productive. De son point de vue, un travail émotionnel est nécessaire pour permettre aux infirmières de trouver la façon d'exprimer leurs émotions d'une manière éthique, qui ne porte préjudice à aucun des partenaires de la relation. « Cela me paraît normal, estime-t-elle. Il faut à la fois que les soins puissent se dérouler et prendre en compte la dimension émotionnelle » de l'exercice du métier infirmier. Des moyens doivent, selon elle, être dévolus à cet objectif.
Pour Sabrina, les émotions ne doivent s'exprimer « ni devant les familles ni devant les patients. Nous, normalement, on doit être neutres et professionnels, surtout avec les affects négatifs ». Quant aux émotions considérées comme positives, ce n'est pas facile pour autant, estime-t-elle, « car, pour les familles, c'est normal que tout se passe bien, on est là pour ça ». En outre, les infirmières travaillent parfois dans un environnement qui n'est pas favorable à ce genre d'expression, même positive. « On se blinde, ajoute la jeune infirmière. Si on n'apprend pas à prendre du recul, on termine assez vite en dépression. Quand on reçoit des reproches des gens, on dit qu'on comprend ce qu'ils ressentent, on essaie de ne pas le prendre pour soi. Quand ça va plus loin, on dit qu'on ne peut pas faire autrement ou on conseille de s'adresser à la direction. Et quand c'est incessant, on n'écoute plus que d'une oreille... » Elle reconnaît que ce « blindage » n'est pas forcément bon signe et qu'il révèle un certain dysfonctionnement.
Pour Catherine Mercadier, quand on « se blinde », c'est qu'on n'a pas pu faire autrement, du fait de ses propres ressources ou de celles du contexte de travail. Car, si l'expression des émotions est généralement limitée devant les patients, elle s'épanouit plus volontiers avec les collègues. Ces discussions aident Sabrina, par exemple. « On est une équipe assez soudée, tous dans le même navire, constate-t-elle. On peut dévoiler pas mal de choses, c'est un bon exutoire. Cela permet aussi d'avoir des points de vue différents sur une situation, un patient, de prendre connaissance d'informations qui nous faisaient défaut » et qui permettent, notamment, de mieux comprendre les réactions d'un patient. Mathilde tire aussi un grand profit de ses échanges avec ses collègues sur ce sujet des émotions. « Quand je ne peux pas laisser filtrer mes émotions, je vais en parler à mes collègues ou à mon cadre pour lâcher la pression... et ne pas la rapporter à la maison », remarque-t-elle. Une riche discussion qu'elle a eue récemment avec une collègue infirmière qui essaie de travailler son impulsivité l'a encore « fait avancer » et réfléchir sur sa façon d'être avec les patients. Le moment des transmissions lui permet également de voir que des collègues ont été, par exemple, touchées par un patient qui, elle, l'a mise en colère, et de s'interroger sur sa façon de l'aborder, de chercher un moyen d'entrer en relation, elle aussi, avec lui. Pour Brigitte, qui travaille au sein d'une équipe mobile, pas facile de recourir aux collègues pour exprimer ses émotions. Elle en parle avec le médecin de l'équipe, avec ses proches, aussi, cela lui permet « d'alléger » le poids de ses ressentis. Elle participe aussi à des réunions de deuil avec ceux qui veulent évoquer en équipe l'accompagnement et le décès de patients de leur service.
Mais « la communication entre soignants n'est pas systématique, remarque Catherine Mercadier. Par leur attitude, le cadre ou le chef de service peuvent ne pas la rendre possible », en ne s'exprimant pas, eux non plus, sur leurs affects. Et l'autocensure des soignants sur ces sujets reste forte. « Or, quand on censure ses émotions, comment autoriser les autres à exprimer les leurs ? », interroge la sociologue infirmière, très favorable au développement de la formation dans ce domaine (lire encadré ci-contre).
Parfois, le vécu émotionnel est trop lourd ou impossible à absorber, de manière individuelle ou en équipe. Le risque : ne plus considérer le patient comme un sujet mais seulement comme un objet de soin. Voire un organe ou une affection : « L'AVC du 412 », « le rein de la 36 » ou juste « le 42 »... Autres symptômes de cette mise à distance symbolique : les frontières invisibles entre les « territoires » des uns et des autres, celui des soignants restant interdit aux patients, par exemple, ou l'agressivité de certains soignants, souvent passée sous silence. Pour Marc Loriol, certaines situations « risquent davantage » de provoquer ces réactions, comme celles où les soignants ont du mal à dissocier implication professionnelle et implicatioin personnelle. Exemple : une infirmière travaillant dans un service d'orthogénie alors qu'elle-même ne parvient pas à tomber enceinte, et qui s'agace de l'appétit des femmes qui viennent de subir une IVG. Une fois qu'elle admet que ces patientes sont toujours sous l'emprise des hormones de la grossesse, elle comprend mieux. Encore faut-il que des moyens soient mis en place pour permettre à ce travail émotionnel d'être réalisé, et de façon éthiquement satisfaisante (lire ci-contre). Comme le souligne Alexandre Manoukian, « est-ce qu'on attend des infirmières qu'elles soient des machines uniformes ou bien qu'elles soient des personnes avec un corps qui leur permet de faire des choses, une tête qui leur fait dire des choses et un coeur qui leur fait ressentir des choses ? »
« Une même situation peut affecter chaque infirmière de façon différente mais la façon dont elles vont gérer leurs émotions dépend de leur histoire personnelle autant que de la norme émotionnelle dans leur service ou leur hôpital », souligne Catherine Mercadier. Les deux dimensions (individu et contexte) se conjuguent », estime aussi Alexandre Manoukian. Les soignants ont tout intérêt à s'interroger sur leurs affects et leur façon de les gérer, voire à demander l'aide des collègues, d'une formation ou de la médecine du travail. Mais, pour la sociologue, « les institutions ont un rôle à jouer pour permettre aux soignants d'exprimer et de gérer leurs émotions de façon éthique », bénéfique à eux-mêmes comme aux patients. Il s'agit donc de permettre à des soignants de faire une pause, de partager avec les collègues ou de se faire aider mais aussi d'offrir aux équipes les moyens de mener le travail émotionnel nécessaire. Par une politique institutionnelle, au cours de formations, au sein de groupes de parole... Encore faut-il avoir à l'esprit, insiste Marc Loriol, que les services de médecine, d'ORL ou de neurologie ont autant besoin que ceux de soins palliatifs ou de cancérologie de ces espaces d'expression...
- Insensibles aux patients, les infirmières ? Pas du tout. Certaines finissent par « se blinder » et étouffer leurs émotions. Mais les autres « font avec », chacune avec ses moyens, individuels et au sein de son équipe.
- Toutes s'accordent sur la nécessité de « gérer » ces émotions pour poursuivre les soins dans de bonnes conditions. Avec l'expérience, elles affinent leur « savoir-être ». - Les plus jeunes semblent davantage enclines à s'exprimer ou à partager leurs émotions.
« Si vous n'arrivez pas à retenir vos larmes, vous n'êtes pas faite pour ce métier. » Bien des infirmières ont entendu ce type de phrases, pendant leur formation ou leurs débuts à l'hôpital. Face aux difficultés de leur métier, « elles sont dans une injonction paradoxale, souligne Bernadette Habitouche, infirmière de formation, aujourd'hui psychologue clinicienne et animatrice de groupes de parole. Elles doivent à la fois être dans le relationnel avec le patient et afficher une grande froideur. Sinon, elles ne sont pas professionnelles. Il faut qu'elles aient un espace pour s'exprimer : ce sont les groupes de parole. » Un espace, un moment (deux heures), dans un groupe fixe, où elles trouvent une écoute dans le respect des affects des uns et des autres. Mais, ensuite, elles repartent vivre leurs émotions en silence dans leurs services... « Les groupes de parole devraient être systématiques, estime Bernadette Habitouche. Si on veut que les infirmières prennent soin des patients, il faut qu'on prenne soin d'elles. À défaut, elles ressentent très vite une grande souffrance. » Ces groupes ne sont obligatoires que dans les unités de soins palliatifs et restent rares dans les autres services. Pourtant, insiste Bernadette Habitouche, « payer un psychologue pendant deux heures une ou deux fois par mois, cela revient bien moins cher que l'absentéisme ! »
La « norme » tacite dessinant un profil d'infirmière imperméable à ses émotions a été largement diffusée par la formation et au sein du milieu soignant. Les choses pourraient changer puisque le nouveau programme des études d'infirmière mentionne désormais le thème des émotions. Les « finalités de la formation » indiquent que « l'étudiant travaillera à renforcer son bagage de qualification (...), ses savoir-faire mais également ses capacités relationnelles et sa gestion émotionnelle, qui lui permettront autonomie et responsabilité dans le champ de sa fonction ». Et deux des « objectifs de stage » visent à permettre aux ESI de « reconnaître [leurs] émotions et les utiliser avec la distance professionnelle qui s'impose » mais aussi « de prendre la distance nécessaire et de canaliser [leurs] émotions et [leurs] inquiétudes ». Pour Catherine Mercadier, il faudrait également que les futurs professionnels soient sensibilisés à l'utilité des groupes de parole.
- Travail émotionnel des soignants à l'hôpital. - Le corps au coeur de l'interaction soignant-soigné, C. Mercadier, Éd. Seli Arslan, 2002.
- La relation soignant-soigné, 2001, et La souffrance au travail, Alexandre Manoukian, 2009, éditions Lamarre.
- « La fatigue, le stress et le travail émotionnel de l'infirmière » (Revue Prévenir 2001). Marc Loriol, sociologue et chercheur au CNRS.
- « Empathie et communication d'autrui », J. Cosnier Revue Sciences humaines, n° 68, 1997.
- Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité, Vinciane Despret, Synthélabo, 1999.