L'Infirmière Magazine n° 263 du 01/09/2010

 

Anne Perraut Soliveres

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Quarante ans d'exercice infirmier ont rendu Anne Perraut Soliveres intarissable sur son expérience et, notamment, sur « le savoir de la nuit ».

La langue de bois, Anne Perraut Soliveres ne connaît pas. La profession infirmière, en revanche, elle connaît bien car elle l'a exercée pendant quarante ans. Elle n'y était pourtant pas prédestinée. « D'origine sociale modeste, je n'avais aucune perspective car je n'ai pas eu la chance de faire des études supérieures. À 15 ans, j'étais dans une école ménagère agricole où l'on vous apprend le repassage, la broderie, la cuisine, le ménage, l'économie domestique... Tout ce que je détestais. » Une camarade lui dit qu'elle va passer le concours de l'école d'infirmières. Anne se lance alors un défi et se forme en prenant des cours par correspondance. « C'était la première fois que je prenais le train quand je suis montée à bord du Nevers-Paris pour aller passer le concours. » Elle est reçue. Ironie de la vie ? : sa camarade, elle, échoue.

« petite bleue »

Anne est une mémoire vivante d'un métier qui a beaucoup évolué. Parmi les points positifs, l'enseignement a gagné en qualité. En 1965, en effet, à l'école d'infirmières de l'hôpital Tenon, « l'une de mes monitrices brillait par son ignorance de la pratique infirmière et n'était pas mieux pourvue au niveau pédagogique. Elle avait certainement été placée là en raison de son incompétence notoire afin de ne pas représenter un danger lors de l'administration des soins. Nous n'étions pas encadrées dans les stages, car les monitrices étaient le plus souvent absentes. Les "petites bleues", car c'est ainsi qu'on nous nommait, constituaient davantage une main-d'oeuvre gratuite délestant les infirmières des tâches ingrates, à une époque où la profession souffrait d'un sous-effectif permanent. »

six nuits par semaine

Après deux ans d'école d'infirmières, interne à l'hospice Debrousse, avec les mêmes conditions de vie que les pensionnaires, dormant dans un box flanqué d'un rideau, c'est avec un sentiment de frustration que certaines des petites bleues obtiennent un poste en fonction de leur rang de classement à l'examen. Les meilleures places s'étant arrachées entre le personnel déjà en poste, il ne reste que celles dont personne n'a voulu, en cancérologie, en gériatrie, ou bien des postes de nuit. « Je me suis décidée pour un poste de nuit en chirurgicale cardio-thoracique. Je n'avais pas compris qu'il s'agissait de réanimation ! Je me suis donc retrouvée en réa par hasard... »

« À l'époque, nous travaillions six nuits par semaine et avions droit à un dimanche toutes les sept semaines. » Les conditions de travail étaient encore moins bonnes que celles d'aujourd'hui. Les progrès techniques (pousse-seringues, scopes) et l'apparition du matériel jetable (jusque-là, le matériel était stérilisé avant chaque nouvelle utilisation) ont libéré du temps infirmier. Cependant, les avancées techniques fonctionnent parfois au détriment du patient : « La nouvelle génération est meilleure dans les gestes et dans la technique, mais ne sait pas "bricoler". Elle a tellement d'outils sophistiqués à sa disposition qu'elle ne sait pas réagir face à l'imprévu. Or, il y a toujours plusieurs manières de résoudre un problème. Les machines ont aujourd'hui un tas d'alarmes qui se déclenchent pour un oui ou pour un non et qui ont tendance à détourner l'attention du soignant du véritable enjeu : le patient. La conséquence, c'est qu'on observe moins les signes cliniques. »

Hôpital de Bligny

Après l'arrivée de son premier enfant, en 1968, Anne demande un poste de jour à l'Assistance publique. On ne lui propose qu'un poste de nuit « avec l'autorisation exceptionnelle de pouvoir emmener mon bébé à la crèche du personnel de jour pour que je puisse dormir ». Ni ce poste, ni le suivant ne lui conviennent, d'autant qu'en 1970, naît son deuxième enfant. Les conditions de travail harassantes et le peu de cas que l'administration de l'AP fait de la gestion des plannings - donc de la vie privée de ses agents - encouragent Anne à quitter l'AP dans le but d'intégrer un hôpital un peu plus « humain ». En outre, elle décide, avec son mari, d'aller vivre à la campagne, en région parisienne.

En 1973, elle trouve un poste à l'hôpital de Bligny (Essonne), un ancien sanatorium alors en cours de reconversion. Comme il n'y a rien, tout reste à créer. Anne lutte sans cesse contre les aberrations d'un système, d'une administration hospitalière qui rendent son métier particulièrement difficile à exercer la nuit, car « dans notre société, le jour l'emporte toujours sur la nuit ». C'est dans cet établissement qu'Anne va poursuivre toute sa carrière, et tout d'abord en tant qu'infirmière de nuit en réanimation médicale cardio-pulmonaire.

Elle a donc passé une grande partie de sa vie à travailler de nuit, et elle en est certaine : « Les soignants, la nuit, doivent être plus compétents, car ils doivent faire face, et apprendre à se débrouiller avec rien. La nuit, l'infirmière n'a personne pour la relayer. Et le médecin arrive en général quand le problème a été résolu. Il y a le même nombre de patients, avec beaucoup moins d'infirmières. Je suis amoureuse de la nuit, pour la liberté que cela donne, et malgré tous les inconvénients que cela comporte. »

Tandis que le travail de jour est géré au fur et à mesure, car les équipes se relaient et se prêtent main forte en cas de difficulté, la nuit, tout prend des proportions plus importantes. Il n'y a pas de visites, pas de repas, pas d'animation, pas de médecin. Les patients n'ont plus les dérivatifs qui rythment la journée. Ils sont davantage concentrés sur leur douleur. La nuit, le patient prime. Il reprend sa place. Le jour, il est otage du système, des repas, des soins.

syndicalisme

« On ne choisit pas la nuit dans le but de moins travailler, mais pour travailler différemment. La nuit, il y a une baisse de la vigilance, mais pas de la surveillance. Cela requiert des compétences différentes. Les soignants développent une attitude de veille. » Cependant, toutes les réunions et les prises de décision ont lieu pendant la journée. Anne décide alors, en 1997, de se syndiquer pour pouvoir faire partie du comité d'entreprise et intervenir dans les instances représentatives. C'est la seule solution pour avoir la parole et comprendre le fonctionnement de l'hôpital, basé, comme beaucoup d'administrations, sur un jeu de pouvoirs. Elle constate que « les décisions sont prises en fonction des intérêts de quelques personnes et non de la majorité ». D'ailleurs, chaque nouvelle réforme qu'Anne a vu mettre en place à l'hôpital vient chasser la précédente, sans qu'aucune ne soit jamais vraiment menée à terme.

gestion humaine

En 1978, Anne devient cadre, et quatre ans plus tard, elle est nommée cadre supérieure, gérant le personnel infirmier des 21 unités de l'hôpital. Gérer une centaine de personnes n'est pas chose facile, et pourtant... « Je me suis appliquée à tenir les plannings d'une manière humaine, avec souplesse, pour que toutes les équipes bénéficient des mêmes avantages ou inconvénients, ce qui n'était pas un exercice évident. Pendant trente ans, j'ai réussi à faire correctement tous les plannings, munie d'un crayon et d'une gomme. Et tout le monde y trouvait son compte. C'était de la gestion humaine. Aujourd'hui, c'est un logiciel qui fait les plannings. Le résultat n'est évidemment pas le même. »

Parallèlement à son travail d'infirmière, la volonté de faire bouger les choses lui fait reprendre ses études. En 1994, elle obtient son DEA et, en 1999, son doctorat. De sa thèse, « La nuit du savoir ou les valeurs de l'ombre », est tiré un livre, Infirmières, le savoir de la nuit. Sept ans d'observations et de recueil de témoignages auront été nécessaires pour que cet ouvrage soit finalisé. Le travail des soignants de la nuit et ses contraintes y sont décrits. Le système hospitalier, le scientisme médical et la déshumanisation progressive des soins y sont également dénoncés.

Aujourd'hui à la retraite, Anne a tourné la page. « Quand je vais à l'hôpital de Bligny, je constate que ce n'est plus pareil. Il y a maintenant non pas une organisation humaine qui s'adapte aux personnes, mais des personnes qui doivent s'adapter à un logiciel. »

moments clés

- 1948 : naissance à Nevers.

- 1965 : entrée à l'école d'infirmières de l'hôpital Tenon.

- 1968 : naissance de son premier enfant.

- 1970 : naissance de son deuxième enfant.

- 1973 : poste d'infirmière de nuit à l'hôpital de Bligny (91).

- Fin 1978 : elle devient cadre.

- 1982 : elle devient cadre supérieure.

- 1994 : DEA, Paris-8 : « L'infirmière, entre morale et éthique ».

- 1999 : doctorat en sciences de l'éducation, Paris-8.