Mais où est passé le relationnel ? - L'Infirmière Magazine n° 265 du 20/10/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 265 du 20/10/2010

 

TARIFICATION À L’ACTIVITÉ

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Mise en place il y a cinq ans, la tarification à l’activité ou T2A concerne aujourd’hui 100 % du budget des hôpitaux. Si le corps infirmier n’est pas directement impliqué dans son application, il subit, en revanche, ses répercussions. Course à la rentabilité, suppressions de postes, la T2A a des effets pervers qui pèsent sur les conditions de travail. État des lieux et perspectives.

Déséquilibre des comptes de l’assurance maladie, carences du modèle de financement… La gestion du budget de l’hôpital public est un casse-tête. La réforme de son financement, qui a abouti à la tarification à l’activité (T2A) (voir encadré p. 25), s’inscrit dans le cadre d’une évolution juridique entreprise dès 1996. Appliquée depuis cinq ans, la recette peut déjà faire l’objet d’un bilan, au regard de ses enjeux de départ : augmenter l’activité et maîtriser les dépenses ; améliorer l’efficience ; responsabiliser les acteurs avec le codage des actes médicaux en développant des outils de gestion et de comptabilité analytique et en faisant évoluer les systèmes d’information. Autant de bouleversements qui se superposent aux autres réformes de l’hôpital public, comme la loi Hôpital, patients, santé, territoire (HPST). Des bouleversements que les infirmières subissent plus qu’elles n’en bénéficient.

Codification difficile

Avec la T2A, les ressources d’un hôpital doivent se justifier par la quantification et la codification précises des actes médicaux réalisés dans chaque établissement. En fonction des actes, chaque patient est classé dans un groupe homogène de malades (GHM) et un groupe homogène de séjour (GHS), dont les tarifs sont régis pas des règles très précises, définies au niveau national. Le codage de l’activité doit nécessairement découler d’un avis médical. Les infirmières ne sont donc généralement pas du tout impliquées. « Elles ont énormément de travail de soins, une activité de formation, d’entretien du matériel, d’encadrement, elles ont leur propre dossier infirmier à remplir… Chez nous, on a donc réparti les tâches », explique Claude Martin, chef du pôle réanimation de l’hôpital Nord de Marseille.

Humaniser le système ?

Néanmoins, de plus en plus sensibilisées à la culture des économies, les infirmières le sont parfois aussi à la question du codage. « Avant de m’occuper de codage, je ne me rendais pas compte de ce que le patient coûtait et rapportait en une semaine, en deux mois… Quand j’entendais un médecin confirmer l’entrée d’un patient pour une transfusion en disant “c’est bien, ça rapporte !”, j’étais outrée ! », confie Annie Martin, infirmière coordinatrice au service d’hospitalisation à domicile (HAD) du centre hospitalier Robert-Bisson de Lisieux. Les infirmières intègrent peu à peu la culture des économies : gaspiller moins de compresses, faire moins de soins en stérile quand ce n’est pas nécessaire…

D’autre part, avec la T2A, chaque établissement doit signer un contrat de bon usage des médicaments et des produits et prestations (CBUS). Une rationalisation qui lui permet de savoir précisément, service par service, les activités réalisées, et de pouvoir mettre sur pied des statistiques analytiques utiles à leur développement. Mais, paradoxe pervers, l’introduction de cette notion de rentabilité a aussi contribué à dégrader les conditions du travail infirmier.

Un service qui codifie mal ses actes, oublie de prendre en compte les comorbidités d’un patient qui ajoutent à la gravité de son état et donc valorisent financièrement son séjour, se retrouve sous-doté. Cela se traduit inévitablement par des réductions de personnel. « 70 % des dépenses de l’hôpital, c’est le personnel, rappelle Dominique Lance, contrôleur de gestion au CHU de Dijon. Or, les effectifs infirmiers, qui représentent en moyenne un quart du personnel d’un établissement public, sont les premiers touchés par la politique économique. On comprend donc pourquoi les infirmiers ont du mal avec la T2A. » « Qu’on soit d’accord ou pas, note, pour sa part, Gaël Desormeaux, cadre infirmier au CH de Lisieux, aujourd’hui, l’hôpital est géré comme une entreprise. Il faut rapporter des preuves de l’activité pour fonctionner correctement. Ça ne sert à rien de dénigrer le système puisqu’on est dedans. Mais les soignants ne perçoivent pas toujours la réalité des choses. Leur travail, c’est d’humaniser ce système. »

Une humanisation très problématique, car les missions relationnelles au lit du patient sont de plus en plus rognées par la course au temps. Le soin infirmier, hors soins purement techniques, est difficilement quantifiable. Comment calculer les répercussions économiques d’un geste réconfortant, de l’encouragement avant une opération délicate, des discussions avec les familles ? « Je ne me retrouve pas dans cette réforme, confie Christine Villerot, infirmière de nuit au service cardiologie du CHU de Belfort-Montbéliard. Certaines hospitalisations sont trop rapides, on n’a plus le temps de prendre en charge le patient de façon globale, de voir certains à-côtés. » La situation sociale des patients est toujours prise en compte sans trop de mal. Heureusement, car elle permet d’évaluer plus finement la durée d’hospitalisation, et donc de définir son GHS. Le système T2A a donc tendance à rationaliser et à réduire les séjours. Un aspect plutôt positif, qui comporte aussi le revers de la médaille. « J’ai déjà entendu des médecins me dire qu’il vaut mieux un patient hospitalisé deux fois trois jours qu’une fois six jours !, déplore Christine Villerot. De cette façon, on comptera deux séjours, donc ça rapportera davantage à l’hôpital. Or, pour un insuffisant cardiaque, polypathologique, âgé, c’est très préjudiciable. »

Dans la perspective de la rationalisation des séjours hospitaliers, la réforme T2A devait aussi accompagner le développement de l’hospitalisation à domicile (HAD). « Au début, lorsqu’on décidait de la mise en place d’une HAD, le médecin nous disait “faut que ça rapporte !”. Nous, on pensait “mais, qu’est-ce que c’est que ce discours ?” », raconte Annie Martin. Au CH de Lisieux, la moyenne des séjours en HAD s’élève à trois semaines. En concertation avec l’administration de l’hôpital et le directeur de l’information médicale, la mise en place de certains outils a néanmoins permis de mieux prendre en compte les spécificités de ces patients : « On a dorénavant une fiche codage qui comprend une grille dépendance, spécifique à l’HAD. C’est très important pour justifier les soins palliatifs, très nombreux dans notre service, et qui sont bien cotés financièrement », explique Annie Martin.

Intégrer les actes infirmiers ?

Dans ce service, la prise en charge globale du patient, réflexe infirmier, semble peu à peu trouver ses marques dans le cadre de la T2A. Pourtant, souvent, faute de temps ou d’informations, la codification des activités passe sous silence des pathologies associées. Les comorbidités d’un patient sont soignées, mais le bénéfice financier passe à la trappe. Un patient opéré de la hanche, par exemple, mais qui présente aussi une obésité morbide, ou encore une démence, va demander une charge de travail plus importante et justifie de coûter davantage. Bien signaler toutes les comorbidités permet donc à l’établissement de mieux justifier ses dépenses, de mieux savoir ce qu’il traite, et de récupérer un budget adapté. Gaël Desormeaux peut en témoigner. Une de ses tâches principales consiste, en effet, à coder les comorbidités des patients : « Avant 2008, précise le cadre, on ne les prenait pas en compte. Mais on s’est rendu compte de leur importance en termes financiers. Depuis le début de l’année, on a récupéré 100 000 euros simplement grâce à leur codage. »

Ces comorbidités devraient, en principe, être codées par les médecins. Mais, en pratique, les infirmières, davantage que les médecins, sont familiarisées avec la prise en charge globale du patient. Elles sont souvent les plus attentives au repérage de comorbidités, de facteurs aggravants tels que de la dépendance. « Notre rôle est d’alerter les médecins de toutes sortes de choses : si le patient est dénutri, si on observe une altération de son état cutané… », rappelle Christine Villerot. Dans ces conditions, il serait judicieux de faire d’une spécificité infirmière un bénéfice pour les finances de l’hôpital… et pour la prise en charge du patient. « On pourrait imaginer pour elles un rôle spécifique, souligne Nicolas Mauduit, médecin-chef du département de l’information médicale (DIM) du CHU de Nantes. Elles pourraient avoir un rôle dans les renseignements du dossier, car elles sont habituées à regarder tous les “à-côtés” qui pourraient compter. Un système de cotation de charges en soins qui entrerait en ligne de compte dans la tarification serait bénéfique à toute l’organisation. » Reste à trouver le temps, pour les infirmières, d’ajouter cette tâche à une charge de travail déjà lourde.

Changer les mentalités

La revalorisation, la « réhumanisation » du travail infirmier dans le cadre de la T2A bute, pour le moment, contre un manque de volonté politique… mais aussi sur les mentalités de certains médecins. Christine Villerot raconte ainsi le cas, édifiant, de la prise en charge récente d’une patiente, qui l’a fait bondir : « Elle arrive en fin de journée aux urgences pour une décompensation cardiaque. Elle est transférée au service de réanimation et des maladies infectieuses à 19heures. À 22heures, on appelle le service cardiologique : la réa a besoin d’un lit et nous demande de nous occuper de cette patiente. Mais on nous précise qu’elle ne sera transférée qu’après minuit, afin de faire enregistrer son séjour et qu’on compte une journée d’hospitalisation au service de réa ! Donc, de son arrivée à minuit, elle est passée par trois services alors qu’elle aurait pu bouger en cardiologie à 22heures et s’endormir tranquillement ! »

1 – L’Hôpital à la dérive, Albin Michel, 224 pages, septembre 2010.

2 – Interview parue dans le n° 188 d’Objectif soins (août-septembre), à lire aussi sur www.espaceinfirmier.com

FINANCES

Mode d’emploi

→ La tarification à l’activité (TAA = T2A) a été consacrée par la loi de financement de la Sécurité sociale pour l’année 2004. Elle est entrée en vigueur progressivement en 2005, et concerne aujourd’hui 100 % du budget de l’hôpital.

→ Principe : c’est l’activité, c’est-à-dire le volume et la nature des soins fournis, qui détermine les ressources de l’établissement, dans l’objectif de répartir plus équitablement les ressources générales. Ce volume est calculé à partir d’une estimation d’activités et de recettes.

→ Avant cette réforme, l’hôpital public était financé par une enveloppe globale, calculée et reconduite d’une année sur l’autre en fonction des dépenses globales hospitalières, et non par établissement.

→ Certaines missions hospitalières échappent au dispositif et bénéficient toujours de ces enveloppes globales. Ce sont les missions d’intérêt général (MIG), comme les activités de recherche, d’enseignement, d’innovation.

→ Les missions de permanence des soins telles que les Samu et les Smur ou encore la prise en charge de populations spécifiques, comme les détenus, bénéficient aussi de forfaits annuels.

→ Au-delà de l’aspect financier, primordial, la T2A joue un rôle dans la réorganisation de l’offre de soins nationale.

3 QUESTIONS À

« Priorité pour ce qui rapporte »

NATHALIE DEPOIRE présidente de la Coordination nationale infirmière (CNI) depuis 2008, basée à Belfort Montbéliard (Franche-Comté)

Comment impliquer davantage les infirmières dans la T2A ?

En prenant en compte les actes infirmiers dans la codification. Les patients à pathologie lourde nécessitent beaucoup de soins, qui sont très difficiles à codifier. De même, le rôle d’éducation thérapeutique, qui figure dans la convention collective infirmière, est aussi difficile à codifier et a tendance à disparaître. Pourtant, sans les « petites mains » – comme on nous considère –, que nous sommes, il n’y aurait pas d’activité ! On a interpellé le ministère de la Santé sur cette question mais on ne sent pas de volonté d’agir.

La T2A a donc, pour vous, plutôt des conséquences négatives…

Elle a des effets pervers. On constate une course à l’acte, une priorité pour ce qui rapporte et moins de place pour la dimension relationnelle. Trop de choses sont exclues de la T2A. Par exemple, on a mis en place des tuteurs infirmiers ; or, nulle part ce tutorat n’est pris en compte en termes d’activité. Il devait y avoir une ligne de crédit pour l’encadrement de nos futurs collègues, qui fait partie des missions d’intérêt général (MIG), mais on n’en a pas vu la couleur.

La situation est-elle la même partout ?

La T2A induit des changements dans la prise en charge des patients, un développement de l’ambulatoire mal maîtrisé, un ratio soignant au lit du patient à revoir. Des patients sortis un peu prématurément reviennent plus rapidement, la gestion entrées-sorties devient problématique. Par conséquent, la précarité n’est pas la même partout car le développement du réseau HAD et du réseau familial est à plusieurs vitesses.

À LIRE

→ Kevin Doumail, Guide pratique de la tarification à l’activité, Les études hospitalières, collection Pratiques professionnelles, avril 2009.

→ Zeynep Or, Thomas Renaud, Principes et enjeux de la tarification à l’activité à l’hôpital (T2A), Enseignement de la théorie économique et des expériences étrangères, Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdès), mars 2009.

→ Patrick Expert, La tarification à l’activité, Médecine et gestion : une dynamique nouvelle, éditions Berger-Levrault, juin 2006.

Articles de la même rubrique d'un même numéro