L'infirmière Magazine n° 269 du 15/12/2010

 

PATIENTS EVC-EPR

RÉFLEXION

Prendre soin des personnes en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel, c’est accompagner la vie, si ténue soit-elle. Mais passé la réanimation et hors des seuls soins palliatifs, jusqu’où peut-on limiter ou arrêter les traitements ?

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qui sont les patients dont vous vous occupez ?

THIERRY SARRAF : Les personnes en état végétatif chronique (EVC) ou en état pauci-relationnel (EPR) ont toutes des lésions cérébrales graves, résultant d’un traumatisme crânien, accident vasculaire cérébral (AVC) ou anoxie cérébrale… Elles sont sorties du coma mais leurs possibilités d’interaction avec l’environnement sont très limitées.

L’état végétatif se définit par un cycle veille-sommeil avec ouverture des yeux, ventilation spontanée mais absence de vie relationnelle. On le dit chronique lorsqu’il persiste au-delà d’un an après l’accident (trois à six mois en cas d’AVC ou d’anoxie). Il est très rare. En quinze ans ici, je n’ai connu que trois cas. Le patient en état pauci-relationnel manifeste, lui, de façon fluctuante mais identifiable, une perception de ce qui se passe dans son environnement. Poursuite visuelle, expression d’émotions, de pleurs ou de sourires, réponse verbale ou encore gestuelle à la suite d’un ordre simple, sont possibles.

DOMINIQUE JOUVE : Pour tous ces patients en situation de dépendance totale, y compris sur le plan de la nutrition, une circulaire parue en 2002 préconise la création d’unités de soins dédiées, comme celle qui existe ici depuis 1993. Nous disposons de huit lits (six permanents, deux temporaires). L’idée est d’offrir des soins prolongés afin d’éviter complications et douleur, d’accompagner les familles aussi. Cela passe avant tout par des soins de nursing (hygiène, confort)… et par la sollicitation de la vigilance et de l’activité consciente, d’où l’importance du rôle infirmier.

L’I. M. : En quels termes la question des limitations et arrêts de traitements se pose-t-elle à vous ?

T. S. : Dans un service comme le nôtre, nous ne sommes plus en réanimation, où limitations et arrêts de traitements s’entendent souvent en termes de vie ou de mort. Ici, nous faisons encore moins de lien systématique entre limitation de traitement et pronostic de fin de vie. Nous sommes dans le « quels moyens se donne-ton pour le bien-être, le confort du patient » ?

D. J. : Nous ne sommes plus en réanimation, ni en soins palliatifs. Car les patients EVC ou EPR ne sont pas en fin de vie, et ne sont pas atteints d’une maladie évolutive. Même minime, et imprévisible, il y a une possibilité d’évolution de leur état, que ce soit une légère amélioration ou une dégradation. Résultat, les décisions de limitation de traitement peuvent, elles aussi, être évolutives.

L’I. M. : Au quotidien, comment envisagez-vous alors limitations et arrêts de traitements ?

T. S. : En premier lieu, nous essayons, pour chaque patient, de prévoir le plus tôt possible la conduite à tenir en cas d’aggravation de l’état clinique qui nécessiterait un traitement intensif et/ou un transport vers un service de soins techniques lourds. Doit-on réanimer en cas d’arrêt cardiaque ? Corriger une hypotension grave ? Poser une voie veineuse ? L’idée est d’anticiper le plus possible, en équipe et avec la famille.

Nous décidons en fonction de l’état clinique de chacun, de la volonté de ses proches, de ce qui nous semble « raisonnable et proportionné » pour tel ou tel.

Exemple : en cas de problème urinaire impossible à résoudre avec une sonde urinaire, faire poser un cystocath… ou non, si l’on estime que transfert, changement d’équipe et intervention chirurgicale pèseront plus que le confort amené par le cystocath.

D. J. : Le confort, oui, c’est cela qui prime. Et pour les familles aussi. Le temps passant, elles sont rarement dans « la vie à tout prix ». Plutôt qu’un soin intensif dans un autre établissement, lourd à supporter, elles privilégient l’accompagnement par une équipe qu’elles connaissent et qui connaît leur proche. C’est ce même souci du confort qui fait que limitations et arrêts de traitements sont envisageables quels qu’ils soient.

L’I. M. : C’est-à-dire ?

T. S. : Ce peut être, par exemple, pour un patient encombré, décider non pas de poser une canule de trachéotomie, mais de le traiter avec des corticoïdes. Cela dit, l’arrêt de tous les traitements ne s’envisage vraiment pour nous que lorsque l’état d’un patient se dégrade à tel point que l’on est dans la fin de vie. Identifier ce moment est particulièrement délicat, l’incertitude diagnostique est fréquente. Mais, oui, en situation palliative, cela se fait. Car, au seuil de la mort, le prendre-soin prime sur le traitement d’un diabète, d’une hypertension, ou même de l’alimentation, qui peut être synonyme de vomissements pour un patient. L’arrêt de traitement est alors compris comme un confort pour lui. Sachant qu’arrêt de traitement ne signifie pas arrêt de soins.

L’I. M. : Avez-vous déjà été confrontés à une demande d’arrêt de traitement de la part d’une famille, que vous estimiez non proportionnée ?

D. J. : Non, cela ne s’est jamais produit. D’ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la question de l’arrêt de traitement est rarement posée par les familles. La loi Leonetti de 2005, dans son article consacré aux patients non communicants, pose l’impératif d’entendre la volonté des proches dans la décision de limiter ou d’arrêter les traitements. Mais le vœu des proches ne prime pas pour autant sur la décision médicale, qui est collégiale. La seule option, à mon avis, pour éviter l’affrontement, est de ne jamais perdre le lien équipe-famille. Car une famille exprimant un vœu d’arrêt de traitement dit avant tout, à la fois son immense souffrance et une volonté de bien-être pour son proche.

T. S. : Il y a plusieurs aspects dans votre question. Tout d’abord celui du regard que l’on porte sur les EVC. Oui, l’état végétatif est un état limite, qui interroge chacun d’entre nous sur le sens de la vie, de la vie sans expression de la conscience… Quoi de plus complexe ?

Chacun y répond avec ses mots, ses croyances, parfois fluctuantes. La vie en état végétatif, née des progrès de la réanimation, revient en boomerang interroger la spécialité. Disposant de moyens pronostics de plus en plus fins, les réanimateurs sont d’ailleurs en train d’élaborer de nouvelles recommandations. Les délais de réanimation post-arrêt cardiaque sont discutés, incluant le souci de ne pas réanimer au-delà d’un seuil synonyme de pronostic d’état végétatif persistant.

Ensuite, il y a l’exercice en unité de proximité, unité de soins. Nous ne sommes plus dans ce choix binaire mais dans l’accompagnement, dans le temps, de situations certes limites mais incertaines. Et, en ce sens, je ne me vois pas interrompre tous les traitements d’un patient dont l’état clinique me semblerait stable et qui ne présenterait pas de signes de souffrance, uniquement pour répondre à un « On n’en peut plus ». Ce qui ne veut pas dire refuser d’entendre le désir des familles ; leur parole est essentielle, d’autant qu’elles perçoivent souvent chez leur proche des choses que nous pouvons laisser passer. En cas d’appréciations différentes entre famille et équipe, je pense, comme Dominique, que la solution passe par le dialogue, centré sur le confort du patient.

L’I. M. : Disposez-vous d’outils pour accompagner ces prises en charge particulièrement difficiles ?

D. J. : Au quotidien, ce qui est parfois dur pour les soignants, c’est la persistance de signes d’inconfort malgré des soins appropriés, le manque de retour. En cas de décision d’arrêt de traitement, c’est l’éventualité de l’arrêt de l’alimentation entérale qui est difficile à vivre, surtout si elle est mal comprise. Sur ce plan, ce qui nous aide ici, hors de la réflexion en équipe, du soutien d’un psychologue…, c’est que toutes les infirmières ont suivi une formation spécifique à la prise en charge de patients EVC-EPR, un diplôme universitaire proposé par l’université de Saint-Étienne depuis 2006.

T. S. : Nous sommes aussi en train de mettre en place un système de fiches, pour le bureau infirmier, où seront notées les décisions prises, avec la famille. Un moyen supplémentaire d’anticiper autant que faire se peut, d’éviter la rupture dans le projet de soins.

DOMINIQUE JOUVE

CADRE DE SANTÉ

→ Entre 1980 et 1995, elle a exercé, en tant qu’infirmière, dans différents services du Centre médical de l’Argentière (Rhône) : en neurologie, auprès des grands brûlés…

→ Cadre de santé, elle travaille aujourd’hui dans l’unité de proximité pour patients EVC-EPR.

DR THIERRY SARRAF

MÉDECIN DE MÉDECINE PHYSIQUE ET DE RÉADAPTATION

→ Il est responsable, depuis 1995, de la filière neurologique du Centre médical de l’Argentière.

→ Il est membre de l’association de professionnels France Traumatisme crânien (FTC).

À LIRE

→ La circulaire relative à la création d’unités de soins dédiées aux patients EVC-EPR, mai 2002, disponible sur www.sante.gouv.fr

→ Le rapport de la mission d’évaluation de la loi Leonetti, décembre 2008, en ligne sur assemblee-nationale.fr.

→ « États végétatifs chroniques : répercussions humaines, aspects médicaux, juridiques et éthiques », F. Tasseau, M.-H. Boucand, J.-R. Le Gall, P. Verspieren, éditions de l’ENSP, 1991.