L'infirmière Magazine n° 272 du 01/02/2011

 

HUMANITAIRE

RÉFLEXION

Face à des désastres de l’ampleur du séisme de janvier 2010 en Haïti, que peut l’action humanitaire ? Et comment travailler dans des pays au régime autoritaire ? Le point avec Philippe Ryfman, avocat et chercheur.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment vient-on à s’engager dans l’action humanitaire ?

PHILIPPE RYFMAN : Lorsqu’on s’oriente vers l’humanitaire, le salaire n’est pas la principale motivation… Dans cet engagement, il y a l’idée fondamentale qu’on ne peut pas s’en remettre à l’État pour tout. On estime que l’on a également son rôle à jouer. Beaucoup d’infirmières suivent le master que j’ai dirigé (cf. encadré). Elles sont portées par un engagement raisonné, qui ne consiste pas à voir tout le monde comme une victime mais à mettre ses compétences au service de l’autre, sans pour autant en faire une carrière. C’est un mélange de motivations diverses, qui viennent parfois du milieu familial, culturel, religieux…

L’I. M. : Quelles ont été les grandes évolutions ces dernières décennies ?

P. R. : Parmi les plus prégnantes, il y a le rôle de plus en plus important des infirmières, même si elles ont toujours été très présentes. Au XXe siècle, elles ont été pionnières dans la réduction de la mortalité infantile, dans l’amélioration des traitements contre la malnutrition. Leurs missions se sont diversifiées : elles mènent une action de secourisme, mais aussi de long terme. Leurs responsabilités sont plus importantes et plus transversales que dans un hôpital, une structure plus normée, plus hiérarchisée. Jusqu’à une époque récente, leur rôle, à côté des nutritionnistes, a été essentiel, peut-être même plus que celui des médecins, notamment dans le cadre de centres thérapeutiques et de l’hospitalisation de jeunes enfants. Les infirmières sont en première ligne pour la réhydratation, le suivi technique, la pesée, etc. Il n’est pas certain qu’elles continuent à jouer ce rôle, ces traitements reposant maintenant sur de nouveaux produits, comme le Plumpy’nut(1), qui ne nécessitent plus d’hospitalisation.

L’I. M. : Le séisme qui a frappé Haïti a entraîné plus de 300 000 morts. Depuis, une épidémie de choléra s’est déclenchée, dans un cadre politico-économique très instable. Sur de tels terrains, comment les humanitaires peuvent-ils travailler ?

P. R. : Il faut prendre le contexte dans sa globalité. En tant que tel, le séisme n’avait pas une magnitude considérable. Juste après, le Chili a connu un tremblement de terre beaucoup plus puissant. Comme le Chili peut être considéré comme un pays émergent, avec un État solide, les pertes humaines ont été bien plus faibles qu’en Haïti. Haïti, c’est une moitié d’île totalement coupée en deux, deux pays incomparables : la République dominicaine, l’autre partie de l’île, n’a, en principe, aucun problème à se remettre d’une tempête. En Haïti, la capitale souffre d’une grande concentration humaine, l’État est sous assistance internationale depuis le début des années 1990. D’ailleurs, bien avant le séisme, le bilan de l’action humanitaire était assez mitigé.

L’I. M. : Comment surmonter ce problème et s’attaquer au choléra ?

P. R. : Le choléra est malheureusement emblématique de la situation en Haïti. On sait le traiter. Mais, dans un pays pauvre, détruit, il y a un fort terrain pour qu’il fasse des ravages. L’ampleur de l’épidémie amplifie les besoins en soins, et rend le rôle des infirmières extrêmement important. On connaît le traitement curatif, on a les protocoles. Mais il faut un suivi, pouvoir assister les malades, les réhydrater, suivre les perfusions… Du coup, MSF publie très régulièrement des annonces de recrutement d’infirmières.

L’I. M. : Haïti s’engage-t-il vers la reconstruction ?

P. R. : Il y a une mobilisation financière importante. Mais il faut distinguer l’aide humanitaire en tant que telle, l’urgence, et l’action sur le long terme, qui incombe aux États, aux instances internationales. Les ONG parviennent à réaliser les soins de santé, bon an mal an, même quand la situation politique est très complexe. En revanche, on ne peut pas leur demander d’agir sur tous les fronts : la reconstruction d’un pays, les logements, l’éducation doivent être, à terme, pris en charge par l’État et l’aide internationale autre qu’humanitaire. En Haïti, une commission intérimaire pour la reconstruction a été mise en place. C’est une bonne chose, mais il faut éviter de faire de ce pays un protectorat international.

L’I. M. : Constate-t-on un désengagement des responsables politiques dans tous les pays pauvres ?

P. R. : Il ne faut pas généraliser. Les ONG arrivent, dans certains cas, à travailler avec eux. Après le tsunami de décembre 2004, on a observé des actions politiques positives. Ce fut le cas en Indonésie, où l’agence de reconstruction du pays a été mise en place par l’État, ce qui a bien fonctionné, en collaboration avec les acteurs non gouvernementaux. En Haïti, il manque des cadres capables de faire ce travail. L’élite politique vit souvent en exil. C’est pour cette raison que l’action humanitaire reste limitée.

L’I. M. : Le travail des humanitaires nécessite une coordination entre différents acteurs ; comment se met-elle en place ?

P. R. : Au cœur de ce travail, on trouve les acteurs non gouvernementaux, les ONG et les organismes de type Croix-Rouge et Croissant-Rouge. Puis, il y a les acteurs publics, les agences des Nations unies telles que l’Unicef, le Programme alimentaire mondial (PAM), le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), l’Organisation mondiale de la santé. Ensuite, il y a les États et leur protection civile et armée, et, enfin, les bailleurs de fonds, car l’argent reste le nerf de la guerre. Généralement, les rôles de chacun sont bien déterminés. Prenons l’exemple des réfugiés, qui sont un demi-million dans le monde. Dans un camp de réfugiés, le HCR s’occupe de la protection, de l’identification, de la recherche de pays d’accueil. Les questions de santé et d’éducation sont prises en charge par des ONG, en partenariat avec le HCR. Chaque acteur a sa spécificité. Au Darfour, on compte 2 millions de déplacés. Ces réfugiés sont totalement dépendants de l’aide alimentaire internationale. Le PAM va être très pertinent en matière de logistique, mais la distribution elle-même de la nourriture, activité hautement technique, incombe aux ONG. Pour résumer, même s’il est difficile de faire des généralités, la collaboration est plutôt bonne.

L’I. M. : L’aide humanitaire n’est cependant pas acceptée par tous les États…

P. R. : En Birmanie, au moment du cyclone Nargis de 2008, qui a fait plus de 138 000 morts, le gouvernement a refusé la présence d’États étrangers, mais il a accepté celle d’ONG et de quelques agences des Nations unies. Des zones très difficiles comme la Somalie, où les attaques de pirates sont fréquentes, soulèvent la question de l’acceptabilité de l’aide. Certains États ne voient pas les humanitaires pour ce qu’ils sont, et les considèrent comme des témoins gênants de possibles exactions. Ou ils pensent que l’action humanitaire ne peut pas être impartiale. C’est un grand classique dans le conflit du Proche-Orient. Parfois, des États mènent des stratégies de lutte contre une minorité ethnique en rébellion dont ils ne veulent pas qu’elle soit secourue. Ce fut le cas de l’Irak de Saddam Hussein vis-à-vis du Kurdistan, par exemple.

L’I. M.: Les ONG ont-elles le droit de leur côté ?

P. R. : Le droit international humanitaire les protège, et son non-respect est, en principe, passible de sanctions. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a déjà jugé des violations de ce droit. Mais il ne faut pas se leurrer. L’action humanitaire n’est pas une BD pour enfants. Parfois, les ONG vont devoir passer certains accords avec le gouvernement local. Par exemple, au Bangladesh, pour pouvoir aider les réfugiés rohingyas d’origine birmane(2), les ONG peuvent être amenées à engager aussi des programmes pour des populations bangladaises de souche qui n’ont pas le même type de besoins.

1- Le Plumpy’nut® est une pâte à base d’arachide en sachet, prête à l’emploi, utilisée pour traiter la malnutrition et éviter une hospitalisation.

2- Minorité musulmane originaire du nord-ouest de la Birmanie, les Rohingyas subissent des persécutions depuis plusieurs décennies dans ce pays. Près d’un million seraient en exil, dont 400 000 vivant dans l’illégalité au Bangladesh voisin.

PHILIPPE RYFMAN

AVOCAT ET PROFESSEUR DE DROIT HUMANITAIRE

→ Ancien codirecteur du master « Coopération internationale, action humanitaire et politiques de développement » à l’université Paris 1.

→ Professeur de droit international humanitaire.

→ Membre du comité de rédaction de la revue Humanitaire.

→ Expert-consultant auprès d’ONG et de gouvernements.

→ Avocat au barreau de Paris en droit des associations et fondations.

→ Engagement dans des associations, dont Action contre la faim.

→ Sur Internet : www.philippe-ryfman.fr