La vie continue en Palestine - L'Infirmière Magazine n° 273 du 15/02/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 273 du 15/02/2011

 

SUR LE TERRAIN

RENCONTRE AVEC

Infirmier au très moderne « Palestine Medical Complex » de Ramallah, Mohammed Dertaha oscille entre la satisfaction d’un métier qui comble sa soif d’apprentissage, et les inquiétudes liées à des conditions de vie peu évidentes.

Les rues du centre-ville de Ramallah ressemblent à un gigantesque champ de bataille. Tout autour de la place Al Manara, les engins creusent des tranchées tandis que des ouvriers travaillent sur les réseaux d’électricité et de téléphone, sur les canalisations d’eau… Ces chantiers ne facilitent pas la circulation, déjà chaotique d’habitude. À quelques centaines de mètres de là, un bâtiment se dresse, flambant neuf : le PMC, « Palestine Medical Complex ». Il a été officiellement inauguré en août 2010. L’établissement public comprend plusieurs unités de soins (urgences, pédiatrie, ophtalmologie, neurologie…). Quant au vétuste « Ramallah Hospital », il a été entièrement restauré, avant d’être intégré au PMC et rebaptisé « The Sons of Ramallah Wing » – en Palestine, l’anglais est utilisé partout, au même titre que l’arabe, d’où le nom attribué à l’édifice. Cet hôpital moderne, bien équipé et doté d’un personnel qualifié, a amélioré le quotidien des Palestiniens. Auparavant, les habitants de Cis­jordanie devaient, pour se faire soigner, se rendre soit en Israël, soit en Jordanie ou dans un pays du Golfe (Koweït, Qatar…). Environ 350 infirmiers (en majorité des hommes) y officient.

Rêves de médecine

Mohammed Dertaha, 26 ans, travaille dans l’unité de cardiologie et de transplantation rénale du service post-opératoire. Dans ce service, une quinzaine de chambres individuelles accueillent des patients sortant du bloc. Pour cet infirmier, ce poste est assez nouveau. Malgré son jeune âge, il possède déjà de longues années d’expérience. « Adolescent, j’étais volontaire au Croissant-Rouge palestinien(1), raconte Mohammed. L’un des responsables de ma section, enseignant à l’école d’infirmiers, m’a poussé vers le secteur médical. » L’homme avait repéré en Mohammed quelques qualités essentielles à la pratique de cette profession : il était, notamment, doté d’un sang-froid qui lui permettait d’agir dans des situations d’urgence. « J’aimais soutenir et accompagner les personnes victimes d’accident », précise-t-il. Il envisage de devenir médecin. Hélas, son rêve ne pourra se réaliser. « Je suis issu d’une famille modeste qui ne pouvait se permettre de m’envoyer suivre des études de médecine pendant six ou sept ans », dit-il, sans regrets. D’autant qu’aucune école de médecine n’existe en Palestine. Il aurait dû partir en Jordanie ou dans un pays du Golfe, ce qui aurait encore gonflé le budget. C’est donc vers l’école d’infirmiers de l’université al-Qods, à Jérusalem, qu’il se tourne. Des études qui représentent un vrai investissement pour sa famille, chaque semestre coûtant l’équivalent de 700 euros, et ce pendant quatre années. Par le biais de l’organisation internationale ITLS, il bénéficie également de formations en Italie et en Norvège.

Précision et sang-froid

Après une première expérience au sein d’un petit hôpital privé, il entre au Ramallah Hospital en 2006, aux urgences. Là, Mohammed retrouve ce qui lui a fait aimer le métier : les situations tendues, difficiles, où il faut agir vite mais avec précision et sang-froid. « Je n’ai toutefois pas connu les périodes de crise dues aux événements politiques, aux manifestations violentes qui faisaient beaucoup de blessés, notamment pendant les deux Intifada » [déclenchées en 1987 et 2000], reconnaît-il. En 2008, il est à nouveau envoyé en Europe, cette fois-ci en Suisse, afin de suivre une formation complémentaire sur un nouvel outil, le Nims (Nerve Integrity Monitoring System). Une invention concernant le repérage non invasif de structures telles que des nerfs, dans une zone donnée du corps. « J’ai besoin et envie d’en savoir toujours plus, pour pouvoir avancer dans ma profession », clame-t-il. À son retour, il intègre donc son service actuel. Rien à voir avec les urgences. Ici, c’est une zone calme et reposante, pour des patients sortant de la salle d’opération. Six ou sept infirmiers travaillent dans ce service. « Chacun de nous prend en charge entre un et trois patients, selon leur état, commente-t-il. Nous avons tout à notre disposition dans chaque chambre. » Mais les infirmiers sont, pour l’instant, en nombre insuffisant… « Ce qui nous oblige souvent à doubler nos services », ajoute Mohammed. Et les semaines de cinq jours se prolongent parfois. La Palestine ne manque pas d’infirmiers très bien formés, mais faute de budget, l’hôpital ne peut en embaucher davantage. Le ministère de la Santé de l’Autorité palestinienne a néanmoins promis des fonds pour augmenter le nombre de postes.

Dans la salle de repos, Mohammed profite de quelques minutes de pause. Autour d’un café, il plaisante avec ses collègues. Même s’il doit s’interrompre pour répondre à une alerte venue d’une des chambres dont il a la responsabilité. Mohammed essaie de passer son temps libre avec sa femme, encore étudiante, et sa petite fille de 4 mois. Il vit à Qatanna, un village situé près du mur qui sépare la Cisjordanie d’Israël.

Un travail peu valorisé

Bien sûr, comme la plupart des Palestiniens, il se sent concerné par la situation politique de son pays en devenir. Mais il ne s’étalera pas sur le sujet. Trop sensible. « Mon quotidien, c’est surtout de rendre plus facile celui des patients dont j’ai la responsabilité, décrit le jeune homme. J’aime vraiment ce que je fais, ces contacts humains, mais je souhaiterais que l’on nous rémunère mieux, que notre travail soit valorisé par un meilleur salaire… » Un infirmier palestinien gagne 3 000 shekels, soit 600 euros. C’est peu par rapport au coût de la vie, très élevé, dans les territoires occupés. D’ailleurs, certains de ses collègues pratiquent un autre travail en parallèle afin de faire face aux difficultés financières. « Je suis moi-même en train de chercher… », avoue-t-il. Malgré cela, Mohammed n’a pas du tout l’intention de quitter sa profession. « Ni de partir à l’étranger, précise t-il. Souvent, je me dis que je pourrais mieux gagner ma vie en travaillant quelques années dans un hôpital du Golfe. Mais j’aime la Palestine, malgré tous les soucis dus à l’occupation. »

Comme beaucoup de ses compatriotes, ses sentiments varient d’un jour à l’autre. Entre l’espoir de voir naître, enfin, un État palestinien, et l’angoisse de vivre à nouveau une dégradation de la situation, les renforcements des check-points, des contrôles, des incursions de l’armée israélienne (lire ci-contre)… Ainsi va la vie à Ramallah. Un passé douloureux, un présent difficile et un futur incertain. Mohammed, comme une grande partie des Palestiniens, a depuis longtemps appris à affronter avec philosophie la complexité de la situation.

1– Le Croissant-Rouge est l’équivalent de la Croix-Rouge dans les pays musulmans. À propos de son antenne en Cisjordanie, lire notre reportage « Le Croissant-Rouge sur tous les fronts », L’Infirmière magazine n° 239, juin 2008.

MOMENTS CLÉS

2002-2006 Études d’infirmier, cours de secourisme et d’intervention d’urgence. Mohammed se ? forme également en Italie et en Norvège avec ITLS (International Trauma Life Support).

2006 Sept mois dans un hôpital privé à Ramallah.

2006-2009 Intègre les urgences du Ramallah Hospital.

2008 Formation en Suisse au Nims (Nerve Integrity Monitoring System).

Depuis 2009 Infirmier en post-opératoire cardiologie et transplantation rénale au Ramallah Hospital.

POLITIQUE

Soigner dans l’incertitude

→ La situation politique en Cisjordanie est actuellement moins difficile qu’à Gaza. Mais se faire soigner dans la partie orientale des territoires occupés n’est pas simple non plus. Si Ramallah est plutôt bien dotée avec ce complexe hospitalier, il n’en est pas de même ailleurs. D’un lieu à l’autre, les distances ne sont pas longues mais l’incertitude est grande, du fait des check-points à traverser. Et de l’attitude imprévisible des soldats israéliens… Il arrive, en outre, que le matériel médical ainsi que les médicaments restent bloqués dans un hangar.

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