POLÉMIQUES
DOSSIER
En matière de prévention du sida, les autorités marchent sur des œufs… et font face aux critiques venues de toutes parts.
Aujourd’hui, on est presque au niveau zéro de la prévention. » Inutile de demander à Hugues Fischer, fondateur et ancien président d’Act Up Paris, ce qu’il pense de l’évolution du message des campagnes de prévention du VIH en France : « Nous n’en sommes pas à réfléchir aux subtilités, affirme-t-il. L’État fait trois fois rien, il n’assure même pas un service minimum en termes de quantité de prévention. » En février 2010, un rapport de la Cour des comptes sur la politique de lutte contre le sida dressait lui aussi un constat très critique : « Si la lutte contre le VIH/sida bénéficie de moyens humains et financiers plus conséquents que d’autres pathologies ou risques, ces moyens restent cependant limités, écrivaient les rapporteurs. De surcroît, ils ne sont pas employés de manière optimale. » Le déséquilibre dans les moyens déployés, il est vrai, est patent, en dépit du coût des traitements : 54 millions d’euros affectés à la prévention en 2008, contre plus d’un milliard pour la prise en charge sanitaire. Les modalités sont également épinglées par la Cour des comptes : un ministère de la Santé qui se contente d’arbitrer entre les associations de patients, sans affirmer de politique claire, un ciblage insuffisant des groupes à risques (homosexuels masculins et migrants), un laxisme dans la réglementation des établissements de rencontre…
Quant à l’impact des campagnes de communication grand public, il avait déjà été mis en doute en 2002 dans un rapport du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) : les enquêtes sur la mémorisation et l’appréciation des campagnes étaient jugées globalement peu exploitables
Nécessité de cibler les homosexuels, les toxicomanes et les migrants, sans stigmatiser ces groupes à risques… L’équation, pour les pouvoirs publics, est délicate à résoudre, d’autant que le thème du sida est sensible et que le moindre dérapage expose les hommes politiques à l’interpellation directe des associations. En 1987, ainsi, la première campagne se prépare dans le plus grand secret. La ministre de la Santé, Michèle Barzach, veut absolument éviter que le président Mitterrand n’intervienne sur le sujet avant elle, et court-circuite le Centre français d’éducation pour la santé (CFES), qu’elle ne juge pas acquis à sa cause. Le résultat : la campagne « Le sida ne passera pas par moi », en octobre 1987, avec une allusion au préservatif à la fin du spot publicitaire. Tout le monde reconnaît que cette campagne, première du genre, a le mérite d’exister, mais les associations critiquent son ton aseptisé et l’individualisme qu’elle semble promouvoir.
Un an plus tard, le nouveau ministre Claude Évin pose les bases de la stratégie de communication sur le sida : distinguer les messages sur la prévention, pour lesquels le ton de l’humour sera privilégié, de ceux de solidarité avec les séropositifs, qui jouent sur le registre de l’empathie. Une association, sous le contrôle de l’État, est créée pour gérer cette communication : l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS), tandis que les politiques de prévention, elles, restent du ressort de la Direction générale de la santé. À l’organisation institutionnelle, complexe, s’ajoute un décalage de culture : l’administration souhaite cibler les groupes à risques ; les hommes politiques, soucieux d’éviter toute controverse, imposent un message généraliste. « Au départ, cela se tenait, estime Geneviève Paicheler, directrice de recherche au CNRS et auteur du livre Prévention du sida et agenda politique (CNRS, 2002). Si on avait parlé, à l’époque, des gays et des toxicomanes dans les médias grand public, les gens se seraient démobilisés. » Aussi, les groupes à risques ne sont-ils visés que par des messages subliminaux ou des allusions très voilées.
Petite révolution en 1995 : Élisabeth Hubert, ministre de la Santé, hérite à sa prise de fonctions d’une campagne audacieuse, préparée par le CFES, qui a repris le dossier du sida après la dissolution de l’AFLS. On y trouve des messages destinés aux toxicomanes (« Dans une seringue qu’on prête, il y a le sida qu’on donne »), aux bisexuels (« Quand vous faites l’amour avec Pierre, pensez à protéger Virginie ») et aux homosexuels multipartenaires (« Quand vous faites l’amour avec Karim, pensez à protéger Jérôme »). « Le gouvernement qui avait préparé ça savait qu’il était en sursis et qu’il n’aurait pas à assumer les conséquences de son audace », relève Geneviève Paicheler. Élisabeth Hubert, refusant de payer les coûts de dédit en cas de marche arrière, maintient la campagne, en l’amendant légèrement : « Gilles » remplace « Karim » dans le message de prévention, et le volet sur l’utilisation du préservatif lors des fellations est supprimé (lire encadré ci-dessous).
Les années suivantes sont marquées par une certaine normalisation du sujet. Dès le début des années 2000, l’alcool et le tabac mobilisent davantage de moyens que le VIH. Les campagnes se concentrent sur le préservatif, et déclinent les messages généraux en ciblant les gays et les migrants. « La baisse des budgets et l’amélioration des traitements a fait passer l’idée que l’urgence était moins forte », estime Geneviève Paicheler.
La dernière campagne, lancée par l’Inpes en novembre 2010, fait légèrement bouger les lignes. Inspirée par le rapport Lert-Pialoux, qui chiffre à 50 000 le nombre de séropositifs qui s’ignorent en France, elle incite au dépistage volontaire en s’adressant à tous. « L’idée sous-jacente, non prouvée parce qu’improuvable, est que si elles l’ignorent, c’est parce qu’elles n’appartiennent à aucun groupe à risque, commente le Dr Michel Ohayon, de Sida Info Service. Donc, le message doit être universel. C’est une théorie avec laquelle je ne suis pas tout à fait d’accord, mais il n’est pas idiot de vouloir la vérifier. » « Cette campagne est symbolique de ce qu’est la réduction des risques, estime, de son côté, Gabriel Girard, doctorant en sociologie à l’EHESS, qui travaille sur les pratiques à risques dans le milieu gay. Il y a un sous-entendu clair de l’Inpes : on admet que les gens peuvent prendre des risques, alors on les incite à se faire dépister régulièrement. » La radicalité du discours sanitaire, note-t-il, est en effet problématique, notamment lorsque celui-ci fait l’impasse sur le thème du plaisir : « Ce sont les effets contreproductifs du discours de prévention… Le rabâchage se heurte à des résistances, c’est presque inévitable. »
1– Le rapport du Crédoc souligne la grande difficulté de montrer un lien de cause à effet entre les campagnes et leurs résultats… et déplore le fait que les données soient « systématiquement interprétées de manière positive ». Lire ici : www.credoc.fr/pdf/Sou/etudesida.pdf
→ Les pouvoirs publics doivent-ils inciter franchement les homosexuels à utiliser des préservatifs lors des rapports bucco-génitaux ? Si certains médecins et associations attirent l’attention sur les risques, les études scientifiques fiables sont rares. Une seule vraie tentative de communication a été effectuée : la campagne de 1995 prévoyait, dans sa première version, le slogan suivant : « Vu tout ce que vous portez à la bouche en une journée, pourquoi refuser 60 microns de latex ? » L’idée des pouvoirs publics est de se prémunir contre toute accusation d’une mauvaise évaluation du risque, quelques années après le scandale du sang contaminé. Très critiqué par les opposants à cette campagne au sein du gouvernement, ce volet est supprimé. Le retrait est justifié par les arguments fournis par le Pr Willy Rozenbaum, qui redoute que le message de prévention soit inaudible s’il est trop contraignant.
« Aujourd’hui encore, le degré de risque de la fellation non protégée est une des questions les plus posées par les gays, souligne Gabriel Girard. Il y a un compromis dans la démarche de prévention, qui consiste à laisser aux gens certaines marges de manœuvre. »