L'infirmière Magazine n° 274 du 01/03/2011

 

FIN DE VIE

RÉFLEXION

Comment prendre en charge les patients en fin de vie ? Près de six ans après l’adoption de la loi Leonetti, réflexions croisées d’un médecin-réanimateur, d’une philosophe et d’une sociologue.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Parallèlement aux évolutions sociétales et hospitalières, notre rapport à la mort s’est transformé. Comment est apparue la notion de « limitation et arrêt de traitement » (LAT) ?

Robin Cremer : À la fin des années 1990, les sociétés savantes de réanimation ont levé le tabou qui entourait les LAT(1). Auparavant, le débat sur la fin de vie se limitait à la question : « Euthanasie ou pas ? » En réfléchissant à leurs pratiques et en s’appuyant sur des principes éthiques forts, ces sociétés savantes ont permis de déterminer un concept à part entière, celui de LAT, et de le caractériser strictement. La loi Leonetti est venue donner un cadre légal à ces pratiques. Si le patient est incapable d’exprimer sa volonté, cette loi prévoit expressément de consulter l’équipe soignante, la personne de confiance et les proches, et de recueillir l’avis motivé d’un médecin consultant avant de prendre toute décision de LAT.

L’I.M.: Quel est le rôle exact de ce consultant ?

R. C. : Pour le conseil de l’ordre des médecins, l’appel à ce consultant extérieur à l’équipe qui soigne le patient constitue une garantie procédurale indispensable. Il participe à la réflexion, examine le malade, rencontre sa famille et donne un avis éclairé ; il s’agit donc d’un médecin à part entière. En cas de désaccord, la loi prévoit de faire appel à un second consultant. Tous les intervenants consultés lors du processus d’évaluation de la loi à l’Assemblée nationale ont insisté sur le fait que l’avis du consultant ne devait par dénaturer la collégialité en s’imposant comme un imperium d’expert, ni dans le domaine de l’éthique ni dans celui de la maladie dont souffre le patient. Les données sur le recours au consultant extérieur dans la pratique actuelle sont encore très fragmentaires. Il est probable que certains services n’ont pas encore intégré cette obligation.

L’I. M.: Pourquoi un tel fossé entre ce que dit la loi et la pratique ?

R. C. : Parmi les freins à l’intervention d’un consultant extérieur, les équipes médicales pointent le manque de formation spécifique de celui-ci, son indisponibilité ou la difficulté à choisir le meilleur intervenant. Savoir qui est la meilleure personne pour rendre service au patient n’est pas tranché par la loi. Le code de déontologie médicale dit qu’il doit s’agir d’un médecin en situation régulière d’exercice. Les recommandations actualisées de la Société de réanimation de langue française (SRLF) insistent sur le fait qu’il doit être au fait de la réglementation. Il existe deux logiques de choix, qui peuvent coexister : celle de la personnalisation de la décision, pour laquelle on fait appel à un médecin qui connaît le patient, et celle de la personnalisation du projet, qui fera intervenir un médecin spécialiste qui prendrait en charge le patient s’il survivait.

L’I. M.: Que fait-on du consentement du malade, parfois impossible à obtenir en réanimation ? Pour qu’il y ait consentement, il faut qu’il y ait autonomie…

Lise Haddad : On parle d’autonomie du patient depuis les lois Kouchner (2002) et Leonetti (2005), qui, toutes deux, tentent de redonner au patient un statut de sujet. Or, l’expression même « autonomie du malade en réanimation » constitue un oxymore, cette figure de style associant deux mots de signification opposée. Ne serait-ce que par leur étymologie : l’autonomie est la capacité de produire soi-même sa propre loi. C’est le plus haut degré d’activité et d’indépendance. Patient vient du latin patior, « endurer », et désigne une totale passivité. Le malade en réanimation se trouve renvoyé à sa condition humaine d’être fini, aussi bien dans le temps que dans les moyens dont il dispose.

L’I. M. : Jusqu’à quel point un patient conscient peut-il exprimer son consentement ?

L. H. : Même si le patient est conscient, savoir ce qu’il veut relève de la gageure. La fatigue, l’ennui, l’angoisse, la douleur sont autant de sentiments parasites de la parole du malade. Cela ne correspond pas à l’idée kantienne de la liberté comme tentative d’être l’auteur de sa volonté, sans pression extérieure ni intérieure. Dans ces conditions, comment savoir réellement ce qu’il pense ? Il faut du temps pour appréhender sa volonté, à travers ce qu’il a dit ou dit aujourd’hui.

Nancy Kentish-Barnes : D’un point de vue sociologique, l’autonomie peut être définie comme la capacité d’une personne à donner un sens à son expérience, à participer et à consentir aux décisions la concernant. Mais est-ce possible en réanimation ? Ce service est un lieu de « violences », de stress multiples… Le patient se sent vulnérable, marqué par des angoisses, dont celle de mort. De nombreux patients présentent une sidération de la pensée ; impossible pour eux d’unifier le sens des différentes expériences qu’ils vivent. Il est donc fondamental de les aider à donner un sens à leur maladie et aux techniques qui sont mises en œuvre ou proposées, telle la trachéotomie.

L’I. M.: De quelle façon ?

L. H. : L’inconvénient des directives anticipées et de la personne de confiance, c’est qu’elles ne permettent pas de savoir comment, avec l’expérience de la maladie, le patient envisage son existence et le sens qu’il peut lui donner. Ce n’est qu’en éprouvant la maladie dans le temps qu’il peut le découvrir. Cela exige, de la part de l’entourage et de l’équipe médicale, de la patience et de l’attention pour interpréter ce qu’il dit. Il ne faut pas confondre désespoir ou révolte avec une vraie décision d’en finir, par exemple.

N. K.-B. : Il faut bien garder à l’esprit que le temps psychique du patient n’est pas le même que le temps médical et, particulièrement, le temps de la réanimation : ce dernier est extrêmement rapide, alors que le patient a besoin de temps pour comprendre ce qui se passe et réfléchir à ce qui lui est proposé. Or, très souvent, on demande au patient de s’adapter au rythme de la réanimation. L’équipe médicale doit encourager son autonomie, tout en sachant que celle-ci est très fluctuante. L’important est de cheminer avec le malade, ce qui engage la responsabilité des soignants. Ils doivent veiller à développer une autonomie solidaire et non une autonomie solitaire, modèle qui laisse un patient dépendant et vulnérable choisir seul, et qui peut avoir des conséquences psychologiques néfastes.

L’I. M.: Sous la question de l’autonomie du malade en réanimation transparaît aussi la question du coût matériel et moral pour ces grands malades…

L. H. : Effectivement. Si le patient n’opte pas pour la LAT, il se verra proposer plusieurs thérapeutiques, toutes invalidantes, incertaines, nécessitant un calcul de risques bien improbable. Jusqu’à quel point est-il prêt à supporter la souffrance, la dépendance, la modification de son style de vie, de son aspect ? Jusqu’à quel point les structures sont-elles prêtes à prendre en charge des patients chroniques lourdement handicapés, les familles sont-elles partantes pour modifier leur relation avec le proche malade ? Et jusqu’à quel budget les hôpitaux peuvent-ils supporter l’afflux de patients stabilisés dans la dépendance ? Derrière toutes ces interrogations se pose donc aussi la question de la grande dépendance et de son coût inhérent.

D’après leurs interventions au congrès de la Société de réanimation de langue française, en septembre 2010.

1- Les trois intervenants ont participé à l’élaboration du texte de recommandations de la SRLF en matière de LAT. Une définition de la LAT est donnée en p. 5 de ces recommandations : www.srlf.org/ (Rubrique documents puis référentiels). Lise Haddad et Nancy Kentish Barnes sont toutes deux membres invités de la commission éthique de la SRLF.

ROBIN CREMER

MÉDECIN EN RÉANIMATION PÉDIATRIQUE AU CHRU DE LILLE(1)

NANCY KENTISH BARNES

SOCIOLOGUE ET CHERCHEUSE À L’UNIVERSITÉ BORDEAUX-2 ET AU SEIN DU GROUPE FAMIRÉA, HÔPITAL SAINT-LOUIS (PARIS)(1)

LISE HADDAD

PHILOSOPHE CONSULTATION DOULEUR DU DÉPARTEMENT D’ANESTHÉSIE-RÉANIMATION DE L’HÔPITAL SAINT-LOUIS (PARIS)(1)

EN BELGIQUE

La question de l’euthanasie

→ La Belgique s’est dotée d’une loi sur l’euthanasie. En France, les sénateurs ont rejeté, fin janvier, toute légalisation de l’aide active à mourir. Le débat peut-il se résumer à opposer les soins palliatifs à l’euthanasie ? L’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) rappelle pourtant que « dans les pays où l’euthanasie est légale, les soins palliatifs sont très développés. Chez nous, seuls 20 % des gens qui en auraient besoin y ont accès ». Christian Mélot, vice-président de la Société de réanimation de langue française (SRLF) et chef du service des urgences de l’hôpital Erasme de Bruxelles, insiste sur la « primauté des mesures de confort et de soins palliatifs ». Quelle que soit la décision, « seule la rigueur d’approche des différentes étapes du processus décisionnel, la clarté de leur intention et leur traçabilité pourront permettre de justifier la stratégie choisie ». Pour ce médecin, la question ne doit pas se poser en termes culpabilisants, même s’« il peut arriver qu’on se dise que c’est peut-être mieux pour le patient d’en finir… » Et de conclure par une citation de Montaigne : « Si nous avons besoin de sage-femme pour nous mettre au monde, nous avons besoin d’un homme encore plus sage pour nous en sortir. » (Essais, Livre III, chapitre IX).