L'infirmière Magazine n° 274 du 01/03/2011

 

CAMPAGNES PUBLIQUES

DOSSIER

Inefficaces, insuffisantes, incohérentes ? Les campagnes publiques de prévention, élément le plus visible de l’action sanitaire de l’État, sont aussi l’objet de polémiques. Et d’une éternelle remise en question.

Ne m’enfumez pas, merci », « Le sida ne passera pas par moi », « Un verre, ça va, trois verres, bonjour les dégâts »… Qui n’a jamais entendu ces formules, qui se multiplient sur les écrans et les affiches depuis le milieu des années 1970 ? De tels slogans, pourtant, sont loin d’avoir suffi à éradiquer les phénomènes qu’ils dénoncent. En 2010, ainsi, les ventes de tabac chez les buralistes ont stagné par rapport à 2009 en France, alors que le trafic de cigarettes de contrebande explosait. L’épidémie de VIH progresse chez les homosexuels et les migrants, en dépit des efforts de communication destinés à ces groupes à risques. L’alcool, lui, est toujours responsable de 45 000 décès par an, selon l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), le principal acteur public de la prévention en France, qui fonctionne avec environ 115 millions d’euros par an, attribués par l’État et par l’assurance maladie.

Par nature très exposées, les campagnes et les politiques de prévention sont régulièrement épinglées par les organismes de contrôle et de conseil de l’État. Un exemple parmi d’autres : en 2003, une note du Conseil économique et social reprend les critiques généralement adressées à la prévention « à la française » : des moyens financiers et humains insuffisants, une incapacité à s’élever contre les lobbies, un manque de continuité et de suivi sur le terrain des grandes campagnes médiatiques, une détermination trop faible pour imposer des priorités par rapport à celles définies par les médias. « En dépit des efforts fournis, nous manquons en France d’une véritable culture de prévention, commente une ancienne directrice d’Ifsi. Les cibles sont mal identifiées, les priorités mal définies… Et surtout, en dehors de ces campagnes, l’aspect préventif n’est presque jamais déployé dans le soin, qui reste axé sur le curatif. Les infirmières libérales, par exemple, ne disposent d’aucune cotation des actes de prévention. »

À ses débuts, la prévention était davantage attaquée sur sa légitimité que sur son efficacité. Aussi, dès l’après-guerre, la volonté des pouvoirs publics d’évacuer tout discours moral et d’éviter de se poser en censeurs des comportements est visible. « À partir de 1954, le Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme a développé des actions de propagande auprès de la population au nom de l’hygiène publique », note Luc Berlivet, chargé de recherche au CNRS. Le discours de « l’alcool, fléau social » est alors porté par le Pr ? Robert Debré, à la tête du Haut Comité. Mais, soumis au poids politique des viticulteurs et du ministère de l’Agriculture, les slogans de prévention sont pour le moins mesurés : « Jamais plus d’un litre de vin par jour » (voir p. 17), « Boire peu, boire bon pour boire longtemps », clament alors les affiches. « Dès cette époque, un effort était fait sur les slogans, même si on ne disposait pas de système d’enquête, comme chez les publicitaires », relève Luc Berlivet.

Changement de ton au milieu des années 1970 : la nouvelle ministre de la Santé, Simone Veil, se laisse convaincre d’intervenir publiquement sur le tabac, alors que le cancer était jusque-là considéré comme un problème essentiellement médical. En juillet 1976, une loi interdit la publicité pour les cigarettes en dehors de la presse écrite et impose un message sanitaire sur les paquets. Peu après, dans le Tarn-et-Garonne, la ministre est vivement interpellée par des planteurs de tabac, alors qu’elle visite un hôpital. Une évidence s’impose : pour gagner la bataille de l’opinion, il est urgent de communiquer auprès du grand public et de changer l’image du tabac. La première campagne, « Sans tabac, prenons la vie à pleins poumons », qui joue sur un registre affectif, est suivie d’une autre, « Une cigarette écrasée, c’est un peu de liberté gagnée », ciblant les jeunes et les femmes. « Il s’agissait notamment de renforcer l’individu contre la pression sociale de son milieu, alors que l’on savait que les jeunes étaient incités par leur père à fumer, estime Luc Berlivet. On assiste là au passage d’une logique d’hygiène publique à une forme de prévention. »

Cacophonie et paradoxes

Tabac, alcool, puis VIH, syndrome d’alcoolisation fœtale, troubles musculo-squelettiques, cancer du sein, cancer colorectal, papillomavirus… Chaque gouvernement tente, à sa façon, de mettre en scène ses priorités sanitaires en imprimant sa marque sur les politiques de prévention. Entre le temps politique, le temps médical et le temps médiatique, les calendriers se chevauchent et les acteurs se multiplient. Au point d’arriver à d’étranges paradoxes : pour prévenir le cancer colorectal, des campagnes font la promotion des Hemoccult®, qui permettent aux particuliers de prélever leurs selles chez eux, avant de les envoyer à un médecin qui vérifie la présence de sang. Le dépistage de masse, lancé en 1998, s’opère en dépit de l’opposition de nombreux médecins gastro-entérologues qui reprochent à l’Hemoccult® son incapacité à détecter certains polypes.

L’État n’a pas, il est vrai, le monopole du discours préventif : même les associations de producteurs d’alcool financent une association, « Entreprise & prévention », qui porte le discours de la consommation modérée, avec un message bien moins drastique que celui des associations de patients. À l’étranger, des industriels du tabac ont lancé leurs propres publicités antitabac, souvent accusées de brouiller intentionnellement le message préventif. Les associations, elles non plus, n’ont pas systématiquement le même discours que les autorités sanitaires : la récente campagne « Cancer de la prostate, ne passez pas à un doigt du diagnostic », où quatorze médecins, urologues et gynécologues s’affichent en caleçon, l’index levé pour inciter les hommes de plus de 50 ans à effectuer un dépistage par toucher rectal, suscite de fortes réserves. En effet, la Haute Autorité de santé juge inutile le dépistage de masse du cancer de la prostate, celui-ci ne permettant pas de réduire de manière significative la mortalité, mais présentant, en revanche, d’importants risques de surdiagnostic.

L’infirmière passerelle

Diversité des acteurs, différences de langage et de priorités : dans les agences régionales de santé (ARS), les infirmières de santé publique peuvent jouer un rôle de passerelle dans la complexité du dispositif préventif. Ces agences ont repris une partie des missions des Ddass et des Drass, qui ont été supprimées en 2010, et sont devenues essentielles au suivi des campagnes sur le terrain. « Par définition, la prévention pèche par son incapacité à produire des résultats rapides, note Isabelle Gers-Dubreuil, infirmière de l’ARS du Centre et membre du bureau de l’Association française des infirmiers de santé publique. Les responsables politiques, qui ne sont, en général, pas issus du milieu médical, peuvent se demander à quoi servent les opérations de prévention, dont ils ne verront pas les effets rapidement sur la santé de la population… » Par ailleurs, poursuit-elle, « les associations de bénévoles et les associations professionnelles ne parlent pas forcément le même langage que les décideurs. Il nous revient de traduire leurs projets afin qu’une réponse institutionnelle puisse leur être apportée, car nous connaissons à la fois l’effet d’une action de prévention dans le temps, les besoins en santé et en prévention de la population de ces territoires régionaux et les grands axes nationaux. »

ÉCONOMIE

Coûts et bénéfices

→ Économiquement, vaut-il toujours mieux prévenir que guérir ? Chaque année, le programme de qualité et d’efficience « maladie », publié en même temps que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, présente la prévention comme un moyen de faire des économies. Mais en l’absence de moyens pour évaluer l’impact des campagnes sur les comportements, l’équation n’est pas si simple. « Il n’est pas automatique que le développement de la prévention entraîne des économies au niveau financier et qu’elle représente toujours l’allocation des ressources la plus optimale », note, ainsi, le Centre d’analyse stratégique dans un rapport daté de 2010. Celui-ci cite une étude du New England Journal of Medecine, en 2008, aux États-Unis : sur 279 stratégies préventives étudiées, seules 20 % ont effectivement permis de réaliser des économies. Parmi les mesures coûteuses, le dépistage du diabète chez toutes les personnes âgées de plus de 65 ans, par rapport à un ciblage sur celles souffrant d’hypertension.

BIBLIOGRAPHIE

→ Bleu, blanc, pub. Trente ans de communication gouvernementale en France, Jessica Scale et Jean-Marc Benoît, Le Cherche-Midi, 2008.

→ « Prévention du sida et agenda politique », Geneviève Paicheler, CNRS, 2002.

→ « Une biopolitique de l’éducation pour la santé : la fabrique des campagnes de prévention », de Luc Berlivet, dans Le gouvernement des corps, dirigé par Didier Fassin et Dominique Memmi, EHESS, 2004.

→ « Prévention : un impact délétère de la stigmatisation des prises de risque ? », G. Girard, Transversal n° 49, septembre-décembre 2009.

→ « La politique de lutte contre le VIH/sida », Cour des comptes, février 2010.

→ « Nouvelles approches de la prévention en santé publique », Centre d’analyse stratégique, mars 2010.