SUR LE TERRAIN
RENCONTRE AVEC
Dans les rues de Paris, Richard Sotto, infirmier en psychiatrie, intervient auprès de personnes en situation de précarité et d’exclusion, au sein d’une équipe mobile (EMPP). Écoute, repérage précoce… l’approche est posée et ouverte.
En l’écoutant parler, une chanson de Dutronc, qu’il se plaît à citer, habite un peu l’atmosphère : « Le café est dans les tasses / Les cafés nettoient leurs glaces /Et sur le boulevard Montparnasse / La gare n’est plus qu’une carcasse / Il est cinq heures / Paris s’éveille… » Au coin d’une rue ou sur le bord d’un trottoir, c’est là que Richard Sotto intervient auprès de sansabri, d’exclus. Sur un coup de fil, l’équipe mobile dont il fait partie
Écharpe blanche, perfecto et jean noirs, Richard Sotto entend bien ne jamais quitter la ville qui l’a vu naître. « À la campagne, je m’ennuie. À Paris, j’aime le monde, les différents quartiers, les odeurs… » Il a longtemps vécu près du faubourg Saint-Denis, un quartier où l’on est en contact avec les commerçants, les badauds, les passants. Aujourd’hui, ce sont les personnes en situation précaire, celles des rues du cœur de Paris, dont l’infirmier s’occupe au quotidien. Son lieu de travail est « un bout de trottoir », son outil de travail, un téléphone portable sur lequel il peut être joint à tout moment. « Hier, on nous a appelés dans un squat pour aller rencontrer une mère en détresse et ses enfants. L’aîné avait 14 ans, le plus jeune, 5 ans. Avec l’assistante sociale de secteur, on a essayé de la convaincre de venir avec nous dans un foyer. Rien à faire, malgré l’insistance de ses propres enfants. » Une situation pénible émotionnellement qui, juste après, a entraîné un debrief de l’équipe avec mise à distance de la scène vécue.
Par quel hasard, cet infirmier « ancienne mouture », comme il se qualifie, s’estil penché sur ces patients des rues ? Alors qu’il est encore étudiant, son avenir se dessine presque à son insu. « Après mon bac, je cherchais ce que j’allais faire. » Cet été-là, un de ses amis lui propose de travailler dans le service de psychiatrie de l’hôpital Esquirol. Il sera auxiliaire de soins pendant deux mois. « Après cette expérience, j’ai décidé de passer le concours d’infirmier en psychiatrie. » Il s’inscrit à l’école et apprend son métier en contact direct avec les patients. C’est à cette époquelà que le service de médecine interne de l’hôpital ouvre ses portes : il y restera plus de deux ans, au sein d’une équipe soudée. Cette façon de travailler colle à son éthique, à sa vision du soin.
Vingt ans plus tard, c’est donc sur le terrain qu’il poursuit son chemin d’infirmier non conventionnel. Avec « de l’empathie, oui, mais il ne faut pas aller trop loin et sentir à quel moment arrêter l’entretien ». Au centre médical Marmottan, où il a auparavant travaillé une dizaine d’années auprès des toxicomanes, le psychiatre Claude Olievenstein lui a transmis les bases de sa relation à l’autre dans le cadre de sa profession : « Respecter l’autre dans ses limites, même avec ses écarts. À partir de ce momentlà, l’autre vous respecte aussi. » Une expérience plutôt déterminante pour la suite de son parcours. « Je voyais les gens en première intention pour préparer les hospitalisations. Des patients qui venaient régulièrement ou non, qui évoquaient leur quotidien, leurs difficultés. » Il apprend à ne pas se montrer inquisiteur, « à éviter toute forme d’interrogatoire, à travailler tranquillement, en évoquant des choses authentiques ». L’échange doit être progressif : « On ne règle pas les problèmes en une fois. » C’est cette approche qu’il applique aujourd’hui auprès des personnes en situation de précarité. Une philosophie que des années d’escrime ont consolidée : « Ce qui compte, c’est la rapidité du mouvement, et de réfléchir à la façon de toucher l’autre sans se faire toucher. »
Épris de liberté, Richard Sotto travaille depuis 2001 au sein de l’équipe mobile rattachée au pôle La Terrasse, du service intersectoriel de Maison Blanche. L’équipe, composée d’un médecin, de deux infirmiers – depuis octobre 2010 –, et d’un assistant socioéducatif, se déplace dans cinq arrondissements du nord de Paris à la rencontre de personnes en difficulté considérées comme pouvant relever d’une intervention psychiatrique. La force de cette pluridisciplinarité réside dans l’interaction entre chaque intervenant, l’interface entre les secteurs de psychiatrie, les équipes sanitaires et les équipes sociales. Tout commence par un signalement. L’équipe se rend sur le site où a été repérée une personne en difficulté psychique. « On arrive, on entre en contact en déclinant nos fonctions professionnelles, à hauteur de la personne, voire en proposant une cigarette. » L’entretien dure le temps nécessaire pour établir ce contact. Puis, l’équipe annonce qu’elle repassera plus tard. « Notre intervention ne se substitue pas à une prise en charge. Celle-ci prendra corps au sein du service de soins qui accueillera la personne par la suite, s’il y a orientation. » La vocation de l’équipe mobile est plutôt de filtrer les demandes de structures sociales pour n’orienter vers le secteur que les personnes relevant de la psychiatrie, de faciliter le premier contact avec la psychiatrie de secteur et de favoriser une orientation adaptée en cas de problèmes somatiques, psychiques ou addictifs.
L’objectif ? Établir une préalliance thérapeutique. « On essaie de faire dire : “Là, je ne vais pas bien, ce serait bien que j’aille mieux.” Avec ce type de public, on n’a pas la même temporalité. » Le temps est un allié. « Il est illusoire de penser que l’on peut établir un vrai contact en une ou deux rencontres. On peut les voir dix fois, vingt fois avant d’engager une prise en charge. » Et si patience et longueur de temps font plus que force et que rage, « il faut également être toujours dans l’improvisation. On ne fait pas du prêtàporter, on fait du surmesure », ajoutetil.
Il y a eu ce quinquagénaire qui entendait des voix. Selon lui, elles lui disaient : « Je vais te tuer, tu vas mourir… » Richard et son équipe l’orientent vers un centre psychiatrique d’orientation et d’accueil (CPOA), un service d’urgence sanitaire. « Là-bas, ce monsieur a demandé un hébergement mais sans parler de ses voix. Pour lui, seul un marabout ou un imam pouvait le sauver. Il a été obligé de quitter son hébergement, et je l’ai retrouvé à la rue deux ans plus tard, toujours avec ses voix. Il m’a reconnu, mais là, on a retravaillé son retour au CPOA en mettant d’abord en place une hospitalisation de trois semaines. Les voix sont devenues moins pressantes et, de lui-même, il s’est fait réhospitaliser. » Aucune hospitalisation n’est menée sous contrainte. « L’idée est de faire naître ou renaître en eux le désir. Celui de trouver un hébergement, un petit boulot. L’envie de se réapproprier son soi-même. »
Séparation, divorce, perte d’emploi, ce sont les ruptures qui mènent le plus souvent à la rue. « Au début, les sansabri sont très déprimés, mais ensuite, ça s’organise, explique Richard Sotto. Ils ont un mode d’emploi qui n’est pas le nôtre. » Malgré une grande solitude, ils résistent mieux physiquement et psychiquement dans l’urgence, dans la survie. Leur changement de vie est radical : horaires, lieux, repères, habitudes… « Après plusieurs années, un lit, ça peut faire mal, on peut vouloir reproduire ses habitudes, et dormir par terre. Parfois, si on les sort de là, les troubles psychiques apparaissent, les maladies se déclenchent. » Modifier brutalement les choses peut être fatal, car la plupart des personnes baissent la garde. La sortie se réfléchit, se travaille. « L’idée, ce n’est pas que les personnes dont on s’occupe soient guéries, mais plutôt qu’elles aillent moins mal. C’est essentiel lorsqu’on s’adresse à une population dont les repères sont autres. On est dans un dispositif où l’on prend les gens dans leur globalité. » Chaque rencontre est très différente, les interventions ne se ressemblent pas. Le rôle multifacette de cet infirmier des rues lui va comme un gant. « D’ailleurs, on ne s’occupe pas seulement des gens de la rue, on propose aussi de l’aide aux aidants. » Aujourd’hui, il est également formateur et intervient dans les Ifsi ou les écoles d’éducateurs. Si vous lui demandez quelle est la plus grande misère, il vous répondra : « C’est de ne plus exister dans le regard de l’autre. Ça, c’est le début de la mort. »
1– Équipe mobile psychiatrie et précarité, service intersectoriel du Pôle « La Terrasse », hôpital de Maison Blanche. Contact : precarite. maisonblanche@ch-maison-blanche.fr
1974 Auxiliaire de soins, hôpital Esquirol, Saint-Maurice (94).
1977 Diplôme d’État d’infirmier de secteur psychiatrique à l’école de l’hôpital Esquirol.
Jusqu’en 1979 Service de médecine générale de l’hôpital Esquirol.
De 1980 à 1990 Hôpital de jour du centre médico-psychologique JeanWier, Suresnes (92).
de 1990 à 2001 Unité d’hospitalisation du centre médical Marmottan, Paris.
Depuis 2001 Équipe mobile psychiatrie et précarité (hôpital de Maison Blanche, Paris).
→ Environ 88,5 % des demandes adressées à l’EMPP émanent du champ social.
→ Les hommes représentent 59 % de la file active. L’âge moyen est de 46,7ans.
→ Deux tiers des patients sont de nationalité française.
→ 51,5 % des personnes vivent sur les minima sociaux (AI, RSA…).
→ Problématiques de santé :
– Pathologies « psy » : 33,1 %.
– Addictions : 24,8 %.
– Pathologies somatiques : 21,8 %.
– Troubles du comportement : 20 %.