L'infirmière Magazine n° 275 du 15/03/2011

 

VICTIMES DE TORTURE

RÉFLEXION

Meurtries, déstructurées, les personnes qui ont subi des violences politiques ont besoin de se reconstruire. Pour les soignants, rétablir une relation sincère demande temps et tact. Entretien avec le Dr Patrick Hirtz, du Centre Primo-Levi.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : De quels maux souffrent les victimes de torture ou de violences politiques ?

PATRICK HIRTZ : Avant tout, de psychotraumatismes. La torture est un processus de destruction systématique de l’intégrité psychique, sociale et relationnelle. L’objectif des tortionnaires n’est pas de faire disparaître l’autre mais de l’atteindre dans son identité profonde et dans ses liens à lui-même et au monde. Au plan clinique, ce psychotraumatisme se manifeste par des maux de tête, des crises d’angoisse, des troubles du sommeil (réveils multiples, cauchemars…), de la concentration, de la mémoire. Les victimes éprouvent des phénomènes de reviviscence ; la simple vue d’un uniforme peut générer un sentiment de panique. Par ailleurs, les maltraitances ont pu provoquer des lésions physiques, induire des dérèglements physiologiques, faire apparaître des pathologies qui seraient peut-être survenues un jour, mais plus tard. Ainsi, on observe souvent des troubles cardio-vasculaires (palpitations, malaises vagaux, hypertension artérielle) ou digestifs (gastrites, ulcères…).

S’ajoutent, enfin, les affections liées à la précarité. Ces survivants ont fui dans l’urgence l’Afrique, le Pakistan, la Colombie… ils ont effectué des périples hallucinants, ont été privés de soins, ont dû arrêter leurs traitements. Et, en exil, beaucoup se retrouvent sans protection sociale.

L’I.M.: Quelle mémoire laisse ce vécu traumatique, et comment ces personnes vivent-elles leur corps ?

P.H. : Elles le désinvestissent, le nient. Les atteintes physiques, en particulier les plus intimes, les violences sexuelles, font que de sujet, l’individu devient objet. Les personnes vont donc devoir réhabiter ce corps malmené par des mains tortionnaires, vu par des yeux tortionnaires, lui redonner une existence. Mais torturer quelqu’un, ce n’est pas que balancer des coups, c’est aussi créer la peur, l’angoisse. Un exemple : un homme vivant en France retourne voir sa famille dans son pays et se fait arrêter car on le soupçonne de côtoyer, à Paris, des opposants au régime. Menotté, cagoulé, il est emmené dans un lieu inconnu, installé sur un tabouret, dénudé. Terrorisé, il est interrogé, puis on le relâche. Il n’a pas été battu, pourtant il pourra présenter les signes décrits. La torture est avant tout une destruction psychologique, une humiliation.

L’I.M. : Comment, dès lors, redonner un avenir à ces victimes ?

P. H. : L’approche ne peut pas être que sanitaire. Pour ouvrir un horizon à ces personnes, déstructurées et déracinées, la thérapie ne peut être que globale. Il faut les reconstruire physiquement, mais aussi psychologiquement, socialement, s’occuper de la « personne » et non simplement du « patient », tenir vraiment compte de son histoire singulière. Parfois, l’urgence est sociale, et les premiers soins consistent à répondre aux besoins de base (alimentation, hébergement…) ou à apporter une reconnaissance juridique pour leur redonner une identité, une existence administrative. Ces personnes ont toujours une demande concernant le corps et la tête, mais cela vient souvent en second lieu.

L’I.M.: Au Centre Primo-Levi (lire l’encadré), quelle forme prend cette approche globale ?

P.H. : L’équipe comprend plusieurs médecins, un kinésithérapeute-ostéopathe afin de redonner de la consistance au corps et réduire les douleurs physiques, des psychologues cliniciens, un service social, des juristes… Cette pluridisciplinarité est très efficace car chacun sait rester à sa place et respecte les compétences des autres. Pour autant, en tant que médecin, je ne fais pas abstraction du psychologique, du social ni du juridique. Si je soigne quelqu’un mais qu’il ne mange pas, ça ne sert à rien ! Si je lui donne des médicaments pour mieux dormir, je l’apaise, c’est un premier pas, mais je ne règle pas le problème qui le hante. Le plus difficile est de savoir à quel moment orienter la personne.

L’I.M. : Comment abordez-vous ces victimes ?

P.H. : L’essentiel est de leur accorder du temps. Il faut être patient, ne pas se précipiter, accepter les silences, parfois longs, toujours avoir en tête qu’on est face à quelqu’un qui s’imagine ne plus exister. Il faut rétablir du lien, sécuriser. La personne doit sentir la sincérité de la relation, que le professionnel est un recours possible, une main fraternelle, et qu’elle ne risque rien. Il faut donc beaucoup d’empathie, d’humanité et, aussi, d’humilité. Ensuite, on cherche à circonscrire le problème : comment vit-elle son corps ? Existe-t-il encore pour elle ? Et, à cette fin, on fait appel à tous ses sens. Concrètement, pour approcher ce corps qui refuse parfois tout contact, le soignant doit veiller à ne pas avoir de gestes brutaux ou qui pourraient renvoyer au vécu traumatique. Un exemple évident : quand une personne a subi des viols à répétition, de toute nature, on sait que cela a provoqué des lésions intravaginales, une fissure anale, des hémorroïdes… mais on ne pourra pas effectuer d’emblée un toucher vaginal ou rectal pour établir un diagnostic. Cela exige de s’adapter en permanence à la personne. C’est, pour les médecins ou les infirmières, toute une alchimie à trouver.

L’I.M. : Il faut déjà pouvoir parler la même langue…

P.H. : Il s’avère parfois impossible de communiquer directement. Il faut donc recourir à un interprète. Cela suppose cependant qu’il soit d’une extrême qualité car on se situe vraiment, là, dans l’intime. À nouveau, la notion de temps est essentielle car la confiance doit s’établir dans cette relation à trois. On ne peut pas être dans l’à-peu-près. À Primo-Levi, nous avons recours à Inter-service migrants (ISM), et quand l’interprète traduit, il dit « je » et non « il » ou « elle ». La langue est un élément de l’accueil, on laisse l’ego s’exprimer, on resitue la personne en tant que sujet singulier. Bien sûr, travailler avec un interprète a ses limites puisqu’on ne contrôle pas la traduction, mais le soignant doit savoir aller au-delà des mots : observer les gestes, les attitudes, sentir les hésitations, les silences… Si l’on est vigilant, on peut voir si la personne a confiance ou non dans l’interprète.

L’I.M. : Comment un soignant peut-il repérer ces publics, et comment doit-il réagir ?

P.H. : Première chose : on ne les voit que si on se dit qu’ils existent. Il faut déjà considérer que des réfugiés politiques viennent chercher asile en France et qu’on peut y être confronté. En général, ils sont d’une extrême discrétion, timides. La démarche est en fait la même que face à un enfant battu, qui ne revendique pas sa maltraitance. Les victimes de torture non plus. Ensuite, il faut se comporter avec elles comme le veut la pratique soignante, c’est-à-dire s’inquiéter de l’autre, mais peut-être, là, avec davantage encore d’attention, d’écoute, de tact, de douceur. Veiller à ne pas imposer des réponses, une aide à des besoins non exprimés, mais se souvenir qu’elles vivent un drame, qu’elles sont isolées, et tenter de les orienter vers un organisme où elles bénéficieront d’une approche pluridisciplinaire. Il peut s’agir de structures spécialisées comme Primo-Levi à Paris, Osiris à Marseille, Mana à Bordeaux (lire l’encadré Contacts)… mais aussi d’associations comme Médecins du monde.

L’I.M. : Pourquoi avoir choisi cet engagement ?

P.H. : Depuis plus de trente ans, j’effectue des missions médicales dans les zones de conflit de la planète, en particulier en Afrique. Si je n’ai pas subi directement ces violences, j’ai vu des choses dépassant l’entendement et en ai été un témoin impuissant. Réagir n’aurait servi à rien, j’aurais pris un coup de machette ou une balle dans la nuque… Je suis donc resté en vie et j’ai fait mon travail de médecin. À Primo-Levi, je cherche sans doute à donner du sens à cette attitude impuissante dans laquelle je me suis retrouvé. Par cette expérience, je sais ce qu’ont subi ces personnes, et qu’elles ne mentent pas. Quand elles reprennent un peu de souffle, on voit que ça vaut la peine de se battre pour les aider et dénoncer leur situation. On peut être un jour un témoin impuissant, mais on ne doit jamais rester un témoin silencieux.

CONTACTS

→ Centre Primo-Levi (Paris) 01 43 14 88 50 primolevi.org

→ Centre Osiris (Marseille) 04 91 91 89 73 centreosiris.org

→ Mana (Bordeaux) 05 56 79 57 14 associationmana.e-monsite.com

→ Interservice migrants 01 53 26 52 50 http://www.isminterpretariat.com

AIDER ET DÉNONCER

Créée en 1995 par cinq organismes, dont Amnesty International et Médecins du monde, l’Association Primo-Levi a vocation à soutenir les personnes ayant subi des tortures, la répression politique, puis l’exil, et à dénoncer les violations des droits de l’homme. Elle organise, en outre, des formations pour les professionnels du sanitaire et du social amenés à accueillir de telles victimes.

DR PATRICK HIRTZ

MÉDECIN AU CENTRE PRIMO-LEVI

→ Retraité depuis août 2010, Patrick Hirtz a été réanimateur au CHU de Nancy, chef de service en anesthésie-réanimation au centre hospitalier de Vitry-le-François (Marne), puis a rejoint les urgences de l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines).

→ À Médecins du monde, dès 1980, il a assuré maintes missions de terrain et rempli les fonctions d’administrateur. Aujourd’hui, il y est responsable du groupe Afrique.

→ Depuis 2010, il exerce au Centre Primo-Levi.