L'infirmière Magazine n° 276 du 01/04/2011

 

CAMBODGE

REPORTAGE

Dans un pays où le système de santé a mauvaise réputation, certains dispensaires tentent d’améliorer les pratiques en assurant une permanence des soins de proximité. Les infirmiers y œuvrent en première ligne.

Vous ne pouvez même pas dire ce qu’il a ? Il fait nuit, et l’hôpital est vraiment loin… » Face à ce père de famille, angoissé parce que son fils souffre lorsqu’il urine, Kouch Ny reste inflexible. Le petit dispensaire de Trapeng Andeuk, dans la province de Takeo, à l’est du Cambodge, ne dispose pas d’un seul médecin. En tant qu’infirmier en chef, il est responsable de beaucoup de choses, mais s’en tient strictement à la liste des actes autorisés : les accouchements, les petits soins et la distribution de médicaments à faibles doses. Alors, même si le petit garçon souffre probablement d’une infection urinaire, Kouch Ny se garde bien de poser le moindre diagnostic. Le père remonte sur sa moto, place son fils contre lui. Il devra faire sept kilomètres sur un chemin de terre non éclairé avant d’arriver à l’hôpital provincial.

Entre guerre et paix

Au dispensaire de Trapeng Andeuk travaillent à temps plein deux infirmiers, trois sages-femmes et quatre à cinq étudiants paramédicaux. Ce sont eux les seuls gestionnaires de ce centre de santé, qui accueille en majorité des paysans et des petits commerçants. La nuit, ils assurent une permanence des soins pour les villages aux alentours, dans cette zone rurale isolée.

Lorsque Kouch Ny est arrivé ici, au début des années 1990, la région était encore en proie à la guerre civile. « Personne ne voulait y aller, mais moi, après mes études à Phnom Penh, dans la capitale, j’étais pauvre. Alors je n’avais pas le choix. » La pagode bouddhiste du village fait alors office de dispensaire. Puis, dans les années 2000, les chefs de la guérilla khmère rouge ayant déposé les armes, la province retrouve la paix et les autorités font construire un centre de santé à Trapeng Andeuk. Avec comme seul bagage ses trois ans d’études à l’école d’infirmières de Phnom Penh, Kouch Ny apprend à gérer l’équipe, les plannings, les gardes de nuit et les finances de l’établissement. Il y hérite de plus de travail, mais aussi de davantage de responsabilités et de considération que les infirmiers des hôpitaux (lire encadré p. 16). « Bien sûr, il est possible de se former au management, il existe des programmes de trois à six mois… Mais il faut payer soi même », note-t-il. Alors, il a tout appris sur le tas, sauf quelques notions supplémentaires d’hygiène, pour lesquelles il a reçu des conseils spécifiques du ministère de la Santé et de plusieurs organisations non gouvernementales (ONG).

Un système déréglé

Sur un grand tableau, à l’entrée du dispensaire, sont affichés les prix, en riels, de chaque acte paramédical. Cette mesure, obligatoire, est un des garde-fous imposés pour lutter contre la corruption dans le système de santé cambodgien. Jusqu’aux années 1990, sous le régime communiste, le statut de fonctionnaire était plutôt enviable malgré des salaires modestes. L’absentéisme des soignants pouvait par ailleurs être interprété comme un manque de fidélité envers l’État-Parti, qui assurait une gratuité totale des soins pour les patients. Avec l’ouverture à l’économie de marché, les salaires n’ont guère évolué alors que le coût de la vie a explosé. Un infirmier reçoit de l’État l’équivalent de 22 euros par mois. Alors, pour survivre, les soignants cambodgiens qui le peuvent ouvrent des consultations privées et ne se rendent au bureau que pour assurer un service minimum, d’où un absentéisme chronique. Les patients, eux, savent que pour être correctement traités, ils doivent rétribuer directement les médecins et infirmiers en glissant quelques billets dans leur blouse à chacun de leur passage. Résultat : la plupart des petites structures, comme les centres de santé, ne sont ouverts que par intermittence, et les familles pauvres doivent souvent s’endetter pour payer les soins.

L’expérience de SKY

En cela, le dispensaire de Trapeng Andeuk fait figure de cas particulier : il est l’un des rares à être effectivement ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et à ne demander aux patients que les prix affichés à l’entrée. Dans le district sanitaire d’Ang Roka, en effet, le Groupe de recherche et d’échanges technologiques (Gret), une association française, a mis en place SKY(1), un programme pilote de micro-assurance santé. Le principe est simple : les habitants cotisent pour quelques euros par an auprès de l’ONG, qui reverse cette somme aux établissements de santé du district en fonction du nombre de patients pris en charge. En échange, ils bénéficient d’une gratuité totale s’ils ont besoin de soins, tandis que les hôpitaux et dispensaires s’engagent à ouvrir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à améliorer les conditions d’hygiène et à éradiquer la corruption. Les soignants, eux, touchent un complément de salaire calculé à partir des recettes du centre. Kouch Ny, par exemple, gagne environ 45 euros par mois, et double ainsi son salaire de fonctionnaire. Dans le district sanitaire, 10 800 personnes ont déjà souscrit à ce système d’assurance, soit près de 10 % de la population, se félicite Cédric Salze, président du Gret. En toute logique, ceux-ci ont davantage recours aux services du centre que les autres : « Il y a une moyenne de trois visites par an au dispensaire parmi la population assurée, contre une seule visite annuelle pour les autres », note-t-il. Ces chiffres de fréquentation permettent aussi d’évaluer la confiance qu’inspire le dispensaire à la population, quand les Cambodgiens font souvent tout pour éviter les hôpitaux.

Vers 4 heures du matin, le bruit des motos réveille l’animation au dispensaire. Un homme d’une vingtaine d’années soutient sa jeune épouse enceinte, accompagné des deux grand-mères de l’enfant à naître. Pour les soignants, c’est un exercice de routine : toutes les nuits, ils effectuent un à deux accouchements. Kouch Ny et une sage-femme accompagnent la jeune femme dans la pièce réservée aux parturientes et ferment les portes en bois. Les deux grand-mères s’approchent et tentent d’observer la scène à travers les persiennes. Puis, alors que le jour se lève, l’une d’elles part brûler de l’encens devant l’autel aux ancêtres, dans la cour du dispensaire, une pratique religieuse conciliant le bouddhisme et l’animisme, et partagée par la grande majorité des Cambodgiens.

Ménage et placenta

Au bout de quelque temps, le jeune père est sollicité : l’accouchement est terminé, il doit d’urgence emmener sa femme pour libérer la pièce. Il s’exécute poliment, prend son épouse dans les bras et la porte jusqu’à une annexe du dispensaire qui sert à stocker le matériel. Là, il déroule une natte sur le sol, y couche sa femme et pose la petite fille sur un coussin. Comment s’appelle-t-elle ? « Je ne sais pas encore », répond la femme. « Si, elle s’appelle Srey Nith », l’informe son mari. C’est l’infirmier qui l’a baptisée ainsi. Au Cambodge, la tradition veut que les futurs parents ne discutent pas du prénom de leur enfant avant sa naissance. Si celui choisi par l’infirmier ne leur convient pas, ils ont quelques jours pour le changer auprès de l’état-civil. Mais le mari a d’autres priorités : il doit aller chercher de l’eau au puits et nettoyer la salle d’accouchement (lire encadré p. 16). Il doit ensuite, comme les soignants le lui ordonnent, égoutter le placenta avec une passoire, avant de le brûler au fond du jardin et d’enterrer les cendres. Cette pratique a été introduite ces dernières années, par mesure d’hygiène : jusque-là, la coutume voulait que les femmes rentrent chez elles avec le placenta et le conservent plusieurs semaines, à côté de leur nourrisson.

Une foule de patients se pressent à présent devant le dispensaire : il est 7 heures, et les consultations du matin ont ouvert. Des mères de famille viennent faire vacciner ou peser leur enfant, des personnes âgées font prendre leur tension, d’autres récupèrent quelques médicaments, délivrés par les infirmières stagiaires. Pour celles-ci, le choix de la profession est dicté par des considérations essentiellement matérielles : elles habitent à proximité d’un dispensaire et savent qu’une fois leurs études terminées, elles pourront habiter avec leur famille.

L’infirmier en chef, lui, ne va pas se coucher : il doit assurer une opération d’éducation à la santé auprès des hommes du village, à la pagode. Chacun a reçu une somme modique pour y assister. Dans le lieu de culte, où les portraits du Premier ministre et de son épouse – une ancienne infirmière militaire – côtoient les représentations de la vie de Bouddha, Kouch Ny explique aux habitants l’intérêt du dépistage du VIH au moyen des tests CD4. L’acte, rappelle-t-il, peut être effectué au dispensaire et est entièrement gratuit, même pour ceux qui ne souscrivent pas au programme SKY. « Pour toutes les politiques de santé, ou lorsqu’une nouvelle technique est disponible, je reçois une formation à l’hôpital provincial, et on me demande ensuite de faire circuler l’information auprès du public », commente-t-il.

Question de confiance

Le cas de cet établissement, situé dans le chef-lieu, à Takeo, montre que des initiatives comme celle de SKY ne règlent pas tout. L’absentéisme des médecins a beau avoir reculé, leur nombre est toujours insuffisant. Pour éviter le vol de matériel ou le racket des patients, la direction se contente de réaffecter les coupables vers des emplois administratifs. L’hôpital est également victime de sa bonne réputation pour traiter les « maladies de la femme », à savoir les dysfonctionnements de la thyroïde et les fibromes utérins. Ainsi, des habitants viennent parfois d’autres provinces pour se faire soigner. L’hôpital ne peut pas accueillir tout le monde, et a dû installer des lits en bois sous le préau. La forte proportion d’indigents, que l’hôpital est censé soigner gratuitement, est également un obstacle pour parvenir à l’équilibre financier. « De toute façon, aujourd’hui, les riches ne veulent pas venir ici, lâche un homme en blouse blanche. Ils vont se faire soigner à Phnom Penh, ou, lorsqu’ils en ont les moyens, font même l’aller-retour jusqu’au Vietnam. » Les migrations sanitaires ne sont pas le problème le plus anecdotique du système de santé. Elles prouvent aussi qu’entre les Cambodgiens et leurs soignants, la bataille de la confiance est loin d’être gagnée.

1- Acronyme khmer pour « Sokapheap Krousar Yeugn » ou « la santé de nos familles ».

ANTHROPOLOGIE

Le partage du « sale boulot »

Si les infirmiers étrangers venus au Cambodge dans le cadre de missions humanitaires ont généralement accès à des responsabilités très valorisantes, ce n’est pas le cas du personnel paramédical cambodgien à l’hôpital, soumis à une hiérarchie pesante et peu considérés. Les frictions et les frustrations se focalisent souvent autour des questions d’hygiène. Sous le régime socialiste, les employés des structures sanitaires étaient tous chargés à tour de rôle du nettoyage, quel que soit leur grade. Mais, à partir des années 1990, les médecins ont cessé d’accomplir ces tâches en les reléguant aux infirmiers. Ceux-ci, refusant d’effectuer ce travail, jugé dégradant, devant des patients d’une condition sociale plus modeste, ont peu à peu confié le « sale boulot » aux familles des malades. Ainsi, l’hygiène consiste, pour l’essentiel, au nettoyage du sol, ce qui ne règle en aucune manière le problème de l’asepsie et de l’entretien du matériel médical. Dans les hôpitaux, l’entretien des bâtiments, le nettoyage, la désinfection du linge et l’incinération des déchets sont confiés à des « kamacor », nom générique pour désigner les ouvriers. Situés en bas de l’échelle hiérarchique et vêtus d’un uniforme bleu semblable à celui des prisonniers, ils ont souvent le sentiment d’être des « moins-que-rien » et d’effectuer un travail dévalorisant. A. L. G.

À LIRE

→ Cambodge, soigner dans les fracas de l’histoire, Anne Yvonne Guillou, Les Indes savantes (2009).

→ Les Kamacor dans l’hôpital cambodgien, Céline Dumas, mémoire de master, université d’Aix-Marseille-3 (2008).