« Le métier de soignant engage tout l’être » - L'Infirmière Magazine n° 277 du 15/04/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 277 du 15/04/2011

 

PHILOSOPHIE AU QUOTIDIEN

RÉFLEXION

Pour Alexandre Jollien, la philosophie tient essentiellement d’un art de vivre. Un art issu de la réflexion, des ouvrages de grands penseurs… et de son cheminement dans le dédale de l’existence et du handicap – une infirmité motrice cérébrale.

INFIRMIÈRE MAGAZINE : Dans votre dernier ouvrage, Le philosophe nu, vous parlez de façon sincère de votre fragilité et de votre rage face à la beauté, à la « normalité » de certains physiques d’êtres que vous croisez ou que vous connaissez. Dire, écrire… Cela vous a-t-il libéré de cette souffrance, et peut-on s’affranchir de ses passions ?

ALEXANDRE JOLLIEN : L’écriture aide, sans aucun doute, mais c’est avant tout la pratique d’un art de vivre, que j’essaie de déployer au quotidien, qui permet, un tant soit peu, à une fragile liberté d’apparaître. Fragile, car tout est précaire ; rien n’est jamais acquis. D’où l’intérêt d’un certain état d’esprit et d’une persévérance.

Néanmoins, avec le recul, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de s’affranchir de ses passions, mais plutôt d’essayer de travailler à ce qu’elles occupent leur juste place et deviennent des instruments de vie. La colère peut être destructrice, mais une saine colère peut être un moteur. Tout est dans l’art de canaliser cette force sans en être la victime. Je cherche une philosophie de l’action. Ne rien faire, baisser les bras devant la souffrance, est le pire qui puisse arriver. Il faut trouver un équilibre.

Les stoïciens m’ont beaucoup aidé, avec la distinction entre ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi. Pour ce qui dépend de moi, tout doit être mis en œuvre pour progresser et faire diminuer la souffrance, la mienne comme celle de l’autre. Ce qui ne dépend pas de moi réclame davantage encore une adhésion à tout l’être, qui prend la figure du détachement. Je laisse faire les choses sur lesquelles je ne peux agir. Cette expérience de l’abandon est le plus dur pour moi, mais c’est très libérateur.

L’I. M. : Accepter son corps, son apparence, les signes visibles (handicap, vieillesse…) : n’est-ce pas à chacun, par son propre regard sur soi, de faire changer le regard de l’autre ?

A. J. : Il ne s’agit pas de se fixer des buts trop grands, qui nous arracheraient du présent. Pour ma part, il s’agit simplement de trouver un peu plus de joie dans le quotidien, sans se laisser déterminer par le regard de l’autre, ni le mépriser d’ailleurs. La joie est l’adhésion totale au réel, la non-discussion de ce qui nous est donné. La joie est, à mon sens, beaucoup plus accessible et beaucoup plus humble que le bonheur, qui me semble incompatible avec les hauts et les bas de l’existence. Je suis fondamentalement persuadé que la joie est en chacun de nous, dès lors qu’on en revient à l’intériorité. L’un des problèmes que j’évoque dans Le philosophe nu est de croire que les aides extérieures peuvent répondre à tous les manques. C’est peut-être une illusion. Pour moi, la joie est une découverte plus qu’une conquête. Mais pas en solitaire : je pense qu’on ne peut pas se construire seul.

L’I. M. : Au fond, les tourments ne sont-ils pas les moteurs d’une forme d’énergie, parfois créatrice ?

A. J. : Il est délicat d’attribuer, a priori, un bénéfice aux tourments, car la souffrance est dévastatrice et il faut beaucoup de ressources pour en faire un moteur. De plus, ce n’est pas la souffrance qui grandit, mais ce qu’on en fait. Aucun mot ne justifie la souffrance : une prudence extrême est requise. Cependant, il ne s’agit pas non plus de sombrer dans un manichéisme qui rejette le corps dans le mal, mais au contraire de revisiter cet instrument de liberté que peut être le corps.

L’I. M. : La philosophie vous accompagne dans votre parcours, votre combat. Comment rendre cet « art de vivre », ce regard sur la vie, accessible à chacun ?

A. J. : Dans Le philosophe nu, j’ai précisément essayé de montrer comment cet art de vie est accessible au quotidien et comment il est menacé. Il n’y a pas de recettes, chacun peut, au fil des rencontres et des lectures, se forger un mode de vie à l’écart des modes d’emploi mièvres, inefficaces : une philosophie toute proche de la vie et du quotidien. Avant, je rejetais catégoriquement mon corps. La philosophie m’a peut-être, à certains moments, offert la possibilité d’un retrait dans la sphère intellectuelle. Je l’ai découverte par hasard. J’avais 14 ans, j’accompagnais une fille dans une librairie. Je n’aimais pas les livres, je les trouvais réservés à l’élite. J’ai ouvert un ouvrage sur Platon, qui citait une parole de son maître Socrate : « Il faut travailler à vivre meilleur plutôt qu’à vivre mieux. » Mais peut-on déraciner la souffrance, le mal-être ? Il s’agit plutôt de les laisser partir, de laisser s’évacuer le mal-être du jour, plutôt que de vouloir absolument se braquer contre tout ce qui est mal en nous.

L’I. M. : « Soigner l’âme », que cela vous évoque-t-il ?

A. J. : Les exercices spirituels proposés par la Grèce antique, à savoir un art de vivre philosophique qui travaille sur nos représentations et nos désirs, mais aussi la méditation zen, qui consiste à laisser passer les émotions, les pensées, sans en être la proie. Dans La leçon du zen(1), le maître zen Soko Morinaga écrit : « Le vrai courage, c’est de travailler à l’unisson avec la faiblesse de son propre esprit, sans abandonner sa détermination première. Afin de pouvoir maintenir cette tension, on se pose la question : “Que suis-je en train de faire ici ?” »

L’I. M. : Qu’est-ce qui devrait être au cœur de toute prise en charge dans le cadre des soins, de l’accompagnement ?

A. J. : Déjà, ne pas enfermer le patient dans une étiquette. Ne pas négliger non plus la dimension spirituelle de l’être humain. Bref, ne pas réduire le patient au corps, ni nier son corps. Je pense qu’il est sain de rappeler, lorsque la distance thérapeutique peut laisser croire que le soignant est un technicien interchangeable, qu’il est un être humain unique, avec une éthique. Il ne se réduit pas à sa fonction. L’ouverture à l’autre est capitale. Par ailleurs, pour la personne dépendante, la maladie peut être le lieu d’une remise en question de son propre art de vivre, et elle appelle une philosophie toute simple, au-delà des mots et du jargon, pour ne pas sombrer dans l’amertume. Enfin, il y a la question de l’autonomie de l’être qui ne peut plus toujours agir par lui-même. Mais être autonome, c’est peut-être précisément être capable d’assumer sa dépendance, ne pas vivre le besoin que l’on a d’autrui comme une aliénation. Autrement dit, l’autonomie est avant tout un état d’esprit, plus que la somme de capacités. Ainsi, pour moi, le métier de soignant est une vocation. Cette vocation engage tout l’être, à l’écoute de l’autre.

L’I. M. : Quel regard portez-vous sur une personne « différente » que vous croisez, que vous rencontrez ?

A. J. : Sans doute le regard le plus « jugeur » possible, car je ne suis pas immunisé contre la bêtise, la peur et la méfiance. Mais ce premier regard peut être doucement corrigé, ou simplement vu, assumé pour s’en libérer. Je crois que c’est la peur qui nous arrache à la bienveillance, et peut-être s’agit-il de revenir à cet état de simplicité qui réside au fond du fond de notre être…

L’I. M. : Avez-vous un modèle de façon de vivre, de penser, dans la vie réelle ou dans la fiction ?

A. J. : Plus que de modèles, je préfère parler de références. Je pense à des moines pétris d’humilité qui consacrent leur vie à la spiritualité. Je songe aussi à l’abbé Pierre qui, malgré, ou mieux, avec ses blessures, s’est tout entier donné aux autres. Enfin, celles et ceux qui persévèrent dans la joie au cœur des difficultés me nourrissent assurément.

L’I. M. : Si vous deviez citer une œuvre littéraire qui porte un nouveau regard sur la différence, le handicap, laquelle choisiriez-vous ?

A. J. : Je ne suis pas très bibliophile et je n’ai aucune compétence dans ce domaine. Mais j’ai beaucoup aimé le recueil d’articles rassemblés dans Handicap : de la différence à la singularité. Enjeux au quotidien, de Jason Borioli et Raphaël Laub(2), qui jette une lumière inédite sur une réalité trop souvent abordée avec pathos et paternalisme.

1- éditions Courrier du livre, 2004.

2- éditions Médecine et hygiène, 2007.

ALEXANDRE JOLLIEN

PHILOSOPHE ET ÉCRIVAIN

→ Spécialiste de philosophie helléniste, conférencier, chroniqueur, militant, Alexandre Jollien, infirme moteur cérébral de naissance, a grandi dans une institution pour handicapés. Pour ce Valaisan (du canton suisse du Valais) de 35 ans, marié et père de trois enfants, la philosophie est une discipline de soi qui tient d’une façon d’appréhender la vie et d’un exercice spirituel. Proche de son lecteur ou de son public par sa simplicité et sa manière de raconter, ce philosophe authentique, en quête perpétuelle d’équilibre, est l’auteur de plusieurs livres (cf. Bibliographie). Le philosophe nu est son ouvrage le plus personnel : chacun peut y voir une part de soi, dans son approche du corps, du regard, de la vulnérabilité.

→ Site : www.alexandre-jollien.ch

BIBLIOGRAPHIE

→ Éloge de la faiblesse, Cerf, 1999.

→ Le métier d’homme, Seuil, 2002.

→ La construction de soi, Seuil, 2006.

→ La philosophie de la joie, livre sonore, Textuel, 2008.

→ Le philosophe nu, Seuil, 2010.