Un bus avec ou sans arrêt - L'Infirmière Magazine n° 277 du 15/04/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 277 du 15/04/2011

 

TOXICOMANIE

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

À Paris, l’association Gaïa assure la délivrance quotidienne d’un traitement de substitution aux usagers de drogues les plus éloignés des soins, dans un esprit de réduction des risques.

Face à la gare de l’Est, dans la capitale, un groupe de plus en plus fourni s’agglutine sur le trottoir. La nervosité tend les visages. Il est près de 14 h 30. Une forme blanche se profile enfin, celle du « bus méthadone », dont les flancs portent le logo de l’association Gaïa Paris. Les portes s’ouvrent, un passager monte sans attendre. Comme chaque jour, il vient prendre son traitement de substitution. Dans un espace assurant la confidentialité, Karine Élias, responsable infirmière, et Marie-Line Cudelou, psychologue bénévole, accueillent le jeune homme. Celui-ci énonce un numéro et tend une carte avec sa photo. Derrière le comptoir, l’infirmière entre l’identifiant dans l’ordinateur, jette un œil sur la fiche individuelle, puis annonce la dose de méthadone prescrite. À l’aide d’une pompe graduée, Marie-Line remplit un gobelet, vérifie le poids sur une balance et sert l’usager. L’opération ne prend que quelques secondes. Un verre d’eau pour faire passer le goût du sirop, et le patient ressort par l’arrière du bus. Une file ininterrompue traverse alors la cabine.

L’ambiance est conviviale, les échanges sont rapides, mais chaleureux. Karine lance quelques mots en russe à un Géorgien, demande à un usager s’il a récupéré ses résultats d’analyses, prend des nouvelles de l’un, fait un compliment à l’autre… « En un temps très court, nous devons capter si la personne peut recevoir ce jour-là son traitement sans risquer une OD [overdose, ndlr]. On est cool, mais comme on les voit souvent, on a l’œil ! » Ceux qui trouvent leur dosage de méthadone trop faible se voient recommander de faire le point avec un médecin au bureau de Gaïa ; ceux en grande détresse, d’aller y rencontrer une assistante sociale. En parallèle, l’infirmière gère les traitements secondaires d’une soixantaine d’usagers, préparés dans de petits sachets. En quatre heures de distribution, l’équipe, constituée d’au moins trois membres, dont une infirmière ou un médecin, accueille environ 90 patients. Chaque jour de l’année, ceux-ci peuvent venir chercher leur méthadone ou, pour 10 % d’entre eux, leur Subutex®, à l’un des trois points de rendez-vous fixes prévus dans Paris.

Une grande dose… de souplesse

Expérimental à l’origine, le bus méthadone a été fondé en 1998 par Médecins du monde devant le constat que des usagers de drogues n’avaient pas accès aux traitements de substitution et qu’il fallait aller au-devant d’eux. Fin 2006, le dispositif, animé par un esprit de réduction des risques, s’est autonomisé avec la création de Gaïa Paris. Avec son équipe pluridisciplinaire, celle-ci gère un Caarud(1) et un Csapa(2) auquel est rattaché le « bus méthadone ». Trois règles s’appliquent : accueil inconditionnel et sans rendez-vous, gratuité, anonymat. Les personnes sont ainsi inscrites après un seul entretien médical au siège. « On effectue un état des lieux des consommations, de la santé somatique et psychique, de la situation sociale… Puis, on réalise une analyse d’urine pour déceler la présence d’opiacés et autres produits, et si tout va bien, la personne est de suite intégrée », explique l’infirmière, qui se réjouit de pouvoir participer aux entretiens d’inclusion. En 2010, près de 300 nouvelles personnes ont rejoint le programme. La relative liberté clinique qu’offre le dispositif est très appréciée des usagers. « C’est mieux que dans un centre, ça va plus vite. Dès le premier jour, on peut avoir sa “métha” ; ailleurs, il faut attendre quinze jours ! », souligne Cyril, qui, à la rue, aurait du mal à gérer son traitement dans d’autres conditions. « Le bus, ça m’a beaucoup aidé. J’ai arrêté l’héro. Je continue à boire et je fume du crack de temps en temps, mais moins qu’avant. » Sonia, elle, davantage insérée, pourrait se passer d’un cadre aussi fixe, mais, malgré la contrainte du rendez-vous quotidien, apprécie la formule. « Je préférerais avoir mon traitement à la semaine, ce serait moins lourd, mais ici, on n’infantilise pas les gens. On n’a pas de comptes à rendre sans arrêt, il y a du respect, de la tolérance. Ma relation avec un produit, je l’ai réfléchie mais je n’ai pas envie de déballer ça à un psy ou autre, ni de devoir me justifier, s’enflamme-t-elle. 16 h 30 : Anne-Lise Dehée, chauffeure-accueillante, gare le bus porte de la Chapelle, puis se poste à l’entrée du véhicule pour accueillir les usagers, parfois venus de très loin. « Je gère la file d’attente, je régule les tensions, j’entends les demandes… Sur le trottoir, beaucoup de choses sont dites qui ne peuvent l’être à la distribution parce que ça va vite et que le médical engendre une autre relation », observe l’animatrice en prévention. Lorsqu’elle n’est pas à la distribution, la bénévole psychologue passe aussi du temps à échanger avec les usagers. « Souvent, on discute d’autre chose que de leur addiction. Ils parlent de leur vie, de leurs conditions de logement… On amorce un lien, c’est important », explique Marie-Line. Au besoin, Anne-Lise rappelle les droits et devoirs de chacun. Avec douceur et bienveillance, avec fermeté aussi. Comme avec ce patient marginalisé qui, défoncé, manifeste un brin d’agressivité. Dans la zone d’accueil du bus, des tiroirs transparents regorgent de kits de réduction des risques(3). « Le matériel est volontairement visible pour que les gens n’hésitent pas à en demander, et notamment les non-francophones », explique Anne-Lise. Le dispositif n’oppose pas réduction des risques et soins. « On peut avoir un suivi de substitution et encore un usage de défonce. Ne pas nier les pratiques permet d’aborder le sujet de la consommation sans tabou, d’expliquer les dangers. De nombreux patients ont d’ailleurs arrêté de s’injecter depuis qu’ils fréquentent le bus », poursuit-elle.

Couper le cordon

Des entretiens confidentiels peuvent être organisés à l’avant du camion. « Quand nous sommes deux infirmières sur le bus, il m’arrive d’en faire », confirme Karine, qui apprécie le caractère diversifié de sa mission. « L’infirmière a un rôle central. On est coordinateur, logisticien, on fait de la prévention, de l’éducation à l’hygiène, du soin… On assure aussi des entretiens infirmiers, on peut assister à ceux du psychiatre, on accompagne des patients à l’hôpital… », commente-t-elle. La durée médiane de fréquentation du bus est de trois mois, mais nombre de patients restent plus longtemps. « Les usagers sont très attachés au bus. Certains, stabilisés, devraient être orientés vers d’autres centres, voire vers la médecine de ville. Mais évoquer cela est parfois vécu comme un rejet », pointe l’infirmière. Par ailleurs, lorsqu’un traitement contre l’hépatite C a été mis en place, les personnes peuvent se voir délivrer de la méthadone pour plusieurs jours. « Plus les gens s’autonomisent et plus on élargit », résume Karine Élias. 17 h 30 : Anne-Lise reprend le volant, direction Nation. La distribution s’y achèvera à 19 h 30. Un horaire tardif qui permet aux patients ayant un emploi d’accéder aisément, eux aussi, à un traitement.

1- Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues.

2- Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.

3- Ce kit comprend, notamment, une Stéribox (seringue, compresse alcoolisée, coupelle, eau…), mais aussi divers types de seringues, de filtres, d’embouts de pipe à crack, de préservatifs, de lingettes alcoolisées…

CONTACT

Association Gaïa 62 bis, avenue Parmentier, 75011 Paris 01 77 72 22 00

www.gaia-paris.fr

TÉMOIGNAGE

« Plus rien d’autre »

ANGIE

PATIENTE DU BUS GAÏA

« Je viens au bus depuis quelques mois. Je vis à la rue avec mon chien et des amis. Avant, je prenais du Subutex®, mais ça aggravait mes migraines. Le médecin de Gaïa m’a conseillé de passer à la méthadone. J’ai commencé à la dose de 40, mais ça ne suffisait pas. J’ai expliqué que je n’étais pas bien, l’équipe l’a compris. Maintenant, je suis à 80, ça va. Je suis contente, je ne prends plus rien d’autre. Le bus, c’est pratique. Et puis, comme je dors dehors, je ne peux pas garder sur moi un traitement pour plusieurs jours, je n’ai pas envie de me faire attaquer pour ça. Certains jours, c’est vraiment dur, et le bus, ça permet de parler… »